L. Szondi


News
Szondi Institut
Articles
Szondi Vectors Descriptions
Literature
New Developments
Cahiers
Szondi's Applications
Szondi Groups
Links
Personality Developments
The Latin Section
Rorschach
Books
Phoenix-Hus









LE SZONDI DES TARAHUMARAS

Page 67 Cahier 7

Jean MELON, Brigitte HERMAN, Martine STASSART .

Notre travail concerne 68 sujets de la tribu des Tarahumaras.

Ces indiens habitent les hauts-plateaux désertiques du Mexique septentrional, dans une région d'accès très difficile, ce qui rend partiellement compte de leur isolement, de la préservation de leurs traditions, et, partant, du maintien d'une identité culturelle singulièrement forte.

Quatre-vingts pour cent de nos sujets sont de sexe masculin. Les âges s'échelonnent de 7 à 8O ans. Dix-huit sujets ont moins de dix-huit ans.

Le test de Szondi leur a été administré une seule fois.

Le matériel a été recueilli en 198O par Jean-Luc BRACKELAIRE, assistant à la Faculté de Psychologie de l'Université Catholique de Louvain.

Notre premier étonnement provient de l'extraordinaire uniformité des profils obtenus. Non seulement les plus jeunes ne se distinguent pas des adultes, ni les hommes des femmes, mais encore le deuxième profil (dit d'arrière-plan) reduplique exactement le premier (dit d'avant-plan), la somme des deux faisant apparaître un profil unique d'où certaines réactions pulsionnelles sont complètement absentes.

Ce profil est le suivant:
S P Sch C
h s e hy k p d m
+! +!/ -! -, ± -, ± +, o -! +, o -!

les positions unilatéralement surinvesties étant h+, p- et m-, celles qui manquent absolument: h-, p+, m+.

Notre interprétation, d'abord analytique, s'étaiera sur la comparaison avec les profils rencontrés dans des populations occidentales, chez les Hongrois (SZONDI, 1937) et les Espagnols de la province de Navarre (SOTO-YARRITU, 1955).

Nous envisagerons successivement les vecteurs C, S, P et Sch.

Le Vecteur C

Les réactions vectorielles les plus fréquentes chez les Tarahumaras sont d+m- et do m-.

Chez les Hongrois et les Navarrais surtout, ce sont les profils inverses d-m+ et do m+ qui dominent.

C'est incontestablement au niveau C que les indiens se différencient le plus des européens.

La position C+ - est indicatrice d'une indépendance farouche fondée sur un refus de rester dans ou de retourner vers les liens d'attachement anciens, de replonger dans l'ambiance maternelle ou familiale primaire, centrée sur le culte ou la nostalgie de l'amour originaire qui unit la mère et l'enfant.

A notre avis, la position C - +, considérée comme normative par Susan DERI (1949), est révélatrice de l'adhésion, quasi unanime en Occident, à l'idéal de l'Amour primaire personnifié par la Sainte Famille. Cet idéal, si l'on en croit les historiens de la famille (ARIES, BADINTER, SHORTER ), est d'origine récente, même si sa représentation paradigmatique, au travers du couple Jésus-Marie, est beaucoup plus ancienne. Son affermissement coïnciderait avec l'éclosion de la famille nucléaire moderne vers la fin du XVIIIe siècle.

On sait par ailleurs que, universel ou non, le complexe d'Oedipe a trouvé dans ce modèle minimaliste de la famille le lieu idéal de son plein épanouissement (LACAN, 1937).

Dans la population occidentale, la position C+- ne se rencontre significativement qu'entre 6-7 et 10-12 ans, soit à l'âge de la période de latence, moment où l'enfant se détourne du milieu familier-familial pour investir le monde extérieur-étranger.

A l'adolescence, on observe un retour en force de la tendance C - +, signe de la réactivation des émois oedipiens et du retour des pulsions incestueuses.

Cette résurgence massive et brusque de la tendance originaire ne s'observe pas chez les Indiens ni probablement chez les "primitifs" en général (SZONDI).

Doit-on en conclure que l'adolescence est une invention occidentale? Nous reviendrons sur cette question à la fin de notre étude.

Pour SZONDI, l'omniprésence de C+ - chez les primitifs est le signe de la pregnance pesante du tabou de l'inceste. Pour pertinente qu'elle soit, cette interprétation n'est pas contradictoire avec celle, plus culturaliste, que nous proposons: dans une culture où il n'y a pas de place pour sa majesté bébé, où une proposition telle que "l'enfant est le père de l'homme" est totalement irrecevable tout autant que celle qui dit que "le bébé est une personne", dans une telle culture, il n'y a que deux classes d'âge, l'enfance et l'âge adulte.

Or, plus on se rapproche des modèles primitifs de la culture, plus ce clivage est radical (PHILIBERT, 1968). Dans ces cultures, mais ce fut aussi vrai pour la nôtre avant la révolution rousseauiste, il n'y a aucune valorisation de l'enfance ni, a fortiori, aucune valeur dont l'enfant serait l'incarnation. Ceci ne signifie pas du tout que les primitifs n'aiment pas leurs enfants , bien au contraire, mais tant qu'il n'a pas atteint l'âge d'homme, c'est-à-dire tant qu'il n'a pas été initié, l'enfant ne représente rien aux yeux de la société et sa perte n'est jamais vécue comme dramatique.

De nombreux auteurs, à la suite de PARIN et MORGENTHALER, ont insisté sur la quasi inexistence du stade anal chez les primitifs, et, singulièrement chez les Africains. Or, le stade anal est par excellence celui de la relation duelle prégénitale entre la mère et son enfant. Pour la mère, il constitue l'occasion d'affermir son pouvoir, éventuellement despotique (tel qu'il imprègne le monde fantasmatique de l'obsessionnel ) tandis que l'enfant y trouve pareillement le bon moyen de séduire efficacement sa mère et de se l'attacher en répondant à sa demande. Davantage que la fixation orale, où l'objet du désir demeure indéfini, la fixation anale, parce qu'elle définit beaucoup plus précisément les enjeux de la relation d'objet, fait-elle le lit d'une fixation oedipienne à venir, en raison de l'équivalence imaginaire du baton fécal, du pénis et de l'enfant-cadeau.

Tous ces éléments convergents nous inclinent à interpréter C + - comme l'indice d'un hyperinvestissement du "monde" adulte, corrélatif d'un rejet du "monde" infantile et, plus généralement, de la tendance incestueuse.

Le Vecteur S

On n'observe pas ici de différence aussi probante entre les indiens et les européens. Les positions S++ et S+ o sont majoritaires dans les trois groupes. Cependant, la tendance h+, quasi omniprésente chez les indiens, est particulièrement forte (h+!, !!) et, surtout, la tendance opposée h - est totalement absente.

SZONDI, qui avait observé la même hypertension h+ chez les Africains, l'interprétait dans le sens de la frustration amoureuse consécutive aux règles d'alliance rigides excluant le mariage d'amour. Cette explication nous paraît un peu courte. La surcharge sexuelle, qui concerne également le facteur s (s+! aussi bien que s-!), signifie, d'une part, que le désir spécifiquement sexuel est hautement investi en même temps qu'inassouvi, d'autre part, que ce désir s'oriente dans des voies narcissiques- et ce, d'autant mieux que l'issue anaclitique m+ est exclue - alimentant un culte exacerbé du corps propre (h+!) et de la puissance phallique (s+!) qui, chez l'homme, peut prendre un tour franchement inverti ou homosexuel, surtout si h + est associé à s -.

Mais, comme le soulignent les ORTIGUES (1973), cette homosexualité qui se traduit notamment par un goût, à nos yeux excessif, de la parure et de la parade, est normative dans la plupart des cultures primitives.

Quoi qu'il en soit, le désir -narcissique- de séduire et d'être désiré comme bel objet domine complètement la vie sexuelle, ne laissant aucune place pour la conception occidentale et sublimée de l'amour telle que les troubadours l'ont inaugurée et que le romantisme l'a restaurée et décisivement intronisée.

En témoigne l'absence de h -.

Le vecteur P

Le fait le plus important réside dans l'absence de la position P+ - qui correspond à la "Gewissensangst" et signe la présence d'un sentiment fort de culpabilité lié à l'intériorisation du Surmoi, elle-même constitutive d'une dissociation intérieure au moi, dont le signe le plus probant est l'auto-observation prolongée en auto-critique soliloquante. Cette dissociation est inhabituelle chez les primitifs. L'absence de culpabilité intériorisée pourrait suffire à rendre compte de la rareté de la tendance mélancolique chez les primitifs. Le sentiment de faute est facilement projeté sur une instance extérieure, comme l'ont noté depuis longtemps la plupart des ethnologues.

Mais la tendance inverse à l'exhibition des affects destructeurs (rage, colère, envie, jalousie, vengeance) n'en est pas augmentée pour autant ( rareté de P - +). L'indien exerce au contraire un contrôle strict sur ses affects hostiles, ce dont témoigne l'importance de P - -. L'abondance des ambivalences ( P± - , - ± ) indique même une conscience aiguisée et vigilante de l'allodestructivité. Il est remarquable que les réactions tritendantes se rencontrent principalement dans le vecteur P. On pourrait en déduire que c'est dans ce domaine, au niveau du dilemme éthicomoral que le sujet produit le plus important de son travail d'élaboration psychique.

Le vecteur Sch

C'est dans la configuration de son moi que l'indien, comme sans doute les autres primitifs, se différencie le plus spécifiquement de l'homme occidental.

L'image du moi dominante est celle de la participation projective (Sch +-, o-):le sujet se tient à l'écart de toute prétention à l'individuation subjectivante, projette son idéal du moi sur un grand Autre -l'ancêtre totémique- et ne développe rien d'autre qu'un moi collectif.

La plupart participent de la pensée magique (k+) bien qu'une proportion non négligeable optent plutôt pour un mode de pensée plus réaliste (k-) de contôle du et par le réel.

Selon une communication personnelle que SZONDI nous a faite, la progression de k- dans une population primitive est directement proportionnelle au degré d'alphabétisation.

L'absence quasi totale de p+ est le signe de la probable impossibilité ou interdiction de développer un moi individuel, mû par un idéal du moi personnel. L'inflation p+ est par ailleurs corrélative de la rivalité oedipienne: elle exprime le désir de se hisser au lieu de l'Autre, de prendre sa place, voire de l'en expulser.

Dans la population occidentale, p+ apparaît à l'adolescence chez les sujets épris d'auto-affirmation, et se maintient aussi longtemps qu'un projet de développement personnel constitue un idéal valorisé.

Dans une société primitive, il n'y a pas à tuer le père. Le père mort l'est depuis toujours, incarné par l'ancêtre totémique duquel tous les membres du clan participent.

A notre avis, l'aile marchante personnaliste-individualiste (p+) qui donne le ton dans la civilisation occidentale en train de devenir planétaire, ne constitue qu'une minorité de la population (de 15 à 3O %) mais, du point de vue idéologique, son triomphe est assuré et probablement irréversible.

FREUD a noté dans sa "Psychologie des foules" (1920) que le moi individuel était secondaire au moi collectif. Emile DURKHEIM et Marcel MAUSS y avaient déjà fortement insisté. Nous avons abondamment commenté l'opposition entre moi collectif et moi individuel dans de précédents ouvrages (1982, 1983). Nous nous permettons d'y renvoyer le lecteur intéressé.

ESSAI DE SYNTHESE

Le rassemblement de toutes ces données nous conduit à nous représenter le Tarahumara comme un sujet doté d'un moi essentiellement collectif, sans idéal du moi individuel ni surmoi intériorisé, fixé au stade du narcissisme scopique avec une sexualité fortement investie dans le même sens (phallique) mais en même temps très défendue contre toute tendance à la régression anaclitique (orale/anale).

L'homogénéité extraordinaire des profils szondiens, absolument soustraite aux déterminations de l'âge et du sexe, ne peut guère s'expliquer que par la pregnance puissante d'un modèle identificatoire univoque, introjecté par tous.

Le profil des TARAHUMARAS est globalement comparable à celui des noirs de la savane gabonaise étudiés par SZONDI (op. cit., pp. 415-18), si bien qu'il est tentant de considérer ce profil comme typique de la personnalité primitive.

Quelques notations brèves empruntées à l'ouvrage en tous points remarquable des ORTIGUES suffisent à cerner l'essentiel :

"Un ami sénégalais nous décrivait le malaise qui l'assaillait devant l'attitude des adultes français à l'égard des enfants. Compliments, admiration, mise en valeur de l'enfant dans ses traits les plus personnels, pronostic d'avenir favorable, lui paraissaient non seulement déplacés mais inquiétants, angoissants, sans qu'il puisse expliquer son malaise " (p. 55).

Nous traduisons C+-: horreur de l'inceste, désidéalisation de l'enfance, refus de toute espèce de regression qui aurait le sens de "retomber en enfance"

"La culpabilité est peu intériorisée ou constituée comme telle. Tout se passe comme si l'individu ne pouvait pas supporter de se percevoir divisé intérieurement, mobilisé par des désirs contradictoires " (p. 113).

"Par ailleurs, dans la mesure où les pulsions agressives ne sont pas projetées, on peut constater qu'elles sont conscientes mais réprimées, contrôlées, non exprimées" (p. 114).

Nous traduisons: absence ou rareté de P+- et P- +, ambivalence fréquente en P.

"Ici, la castration est vécue sur le registre collectif de l'obéissance à la loi des morts, la loi des ancêtres. Elle équivaut à être exclu, abandonné par le groupe...On ne peut se penser égal ou supérieur à l'ancêtre (p. 88). Dans le modèle européen du complexe d'Oedipe, le fils s'imagine tuant le père. Ici, la pente typique serait plutôt:le fils se référant par l'intermédiare du père à l'ancêtre déjà mort et donc inattaquable constitue ses "frères" en rivaux (p. 93). "

Traduisons: fixation au stade S (sexuel-spéculaire) ou régression de Sch à S, ou encore de p+ à k+:"La recherche d'une reconnaissance de mon statut par les "frères" est un mode dominant de l'affirmation virile. Le voeu de l'affirmation virile exprimé, exprimable, n'a ni la même forme ni le même contenu que ceux que nous lui connaissons en Europe. En Europe, le voeu du jeune Oedipe est de rivaliser dans des tâches, des actions, des réalisations. La rivalité se cherche une sanction objective, elle se pense médiatisée. Ici l'accent est davantage mis sur l'affirmation d'un statut, d'un prestige. Il s'agit plutôt de montrer aux autres, aux "frères", une certaine image de soi-même, de faire qu'ils y croient pour pouvoir coïncider soi-même avec cette image. On se cherche dans l'image que les autres ont de vous-même..... il est peu question d'inventer quoi que ce soit, ou de dépasser qui que ce soit, sinon en se donnant à regarder (p. 122-23)".

On ne saurait mieux exprimer l'importance de la pulsion scopique (S) associée à l'absence d'ambition personnelle et d'originalité au sens où les Européens l'entendent. "La vue apparaît comme un lieu privilégié de la castration (p. 127)".

Si le profil szondien du primitif existe bien, comme nous le pensons, il est grosso modo superposable à celui qui, dans la population occidentale, se rencontre communément et uniformément à l'âge de la période de latence.

A cet âge, l'enfant se tourne vers le monde adulte (C+-), sa sexualité est purement narcissique (h+!) et le couple surmoi-idéal du moi se constitue par la projection de la toute-puissance sur une image idéale d'essence paternelle beaucoup plus admirée que jalousée (p-), cependant que les censures morale (hy-) et réaliste (k-) vont s'affirmant progressivement.

L'adolescence remet en train le conflit oedipien en ramenant la libido dans les voies anaclitiques (C-+) et en appelant la confrontation avec les exigences de l'Idéal, avec le "Surhumain", "dasUebermenschliche"(p+).

L'idéal occidental, d'essence grecque et judéo-chrétienne, longtemps jugulé avant d'être définitivement promu au rang d'idéologie dominante vers la fin du XVIIIe siècle, fait au sujet le devoir de s'individualiser et d'accomplir une destinée personnelle en lui laissant la possibilité de jouer sur un clavier identificatoire très vaste et même ouvert sur l'infini. C'est l'entrée dans l'adolescence, par le biais de la surdramatisation oedipienne, qui précipite le sujet dans cette aventure.

Le primitif ne connaît pas ces avatars. Il passe directement de l'enfance à l'âge adulte par la vertu d'un décret symbolique qui ne lui laisse pas d'autre alternative que d'endosser le moi clanique.

Aussi peut-on douter que l'adolescence, au moins considérée sous l'angle de la réactivation de l'Oedipe, soit un phénomène universel.

Le polymorphisme identificatoire qui émerge du creuset oedipien serait de même un produit de la culture occidentale.

BIBLIOGRAPHIE.

ARIES P. L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime. Paris, Le Seuil, 1973.

BADINTER Elisabeth. L'amour en plus. Histoire de l'amour maternel du XVIIe au XXe siècle. Paris, Flammarion, 198O.

DERI Susan. Introduction to the Szondi-Test. New-York, Grune and Stratton, 1949.

FREUD S. Psychologie des masses et analyse du moi (192O). In Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1967.

LACAN J. La Famille, Encyclopédie Française, 8/4O, 3-17, 1937.

MELON J. Le point de vue szondien sur la période de latence. Feuillets Psychiatriques de Liège, 13, 14O-59, 198O.

MELON J. Le moi en procès. Cabay, Louvain-la-Neuve, 1983.

MELON J. et LEKEUCHE Ph. Dialectique des pulsions(1982), 3e éd. , De Boeck-Wesmael, Bruxelles, 199O.

PARIN et MORGENTHALER. Les Blancs pensent trop. Paris, Le Seuil, 1964.

PERCY E. Cité par Szondi (1972), p. 415.

ORTIGUES Marie-Cécile et Ed. Oedipe Africain. Paris, Union Générale d'Edition, 1O-18, 1973.

PHILIBERT M. L'échelle des âges. Paris, Le Seuil, 1968.

SHORTER E. Naissance de la famille moderne. Paris, Le Seuil, 1977.

SOTO-YARRITU F. Validierung des Szondi-Testes durch eine Gruppenuntersuchung von 2352 Fällen. Szondiana II, p. 65, 1955.

SZONDI L. Lehrbuch der experimentellen Triebdiagnostik, 3e éd. . Bern, Hans Huber Verlag, 1972.

Postface

L'article sur les Tarahumaras a été rédigé en vue du XVIIe Congrès International du Rorschach et des Méthodes Prjectives qui s'est tenu à Paris du 22 au 27 juillet 1990. La présente note a été rédigée en vue du XIIème Congrès de la Société Internationale du Szondi qui s'est à Liège du 1 au 3 novembre 1991. Entretemps, Brigitte HERMAN a effectué une recherche au BURUNDI où elle a testé 106 sujets. Globalement, ses résultats coincident avec ceux de PERCY et BRACKELAIRE. Les Africains se distinguent cependant très nettement des Indiens par l'orientation fortement passive (s-) de leur sexualité. L'intérêt du travail de Brigitte HERMAN réside dans le fait qu'elle a particulièrement étudié l'influence de l'acculturation sur l'évolution des profils szondiens. Si l'acculturation entraîne, comme on pouvait s'y attendre, une augmentation du réalisme rationaliste (k-), elle s'accompagne aussi et surtout d'une accentuation très importante des tendances projectives (p-!), de la frustration sexuelle (h+!!) et de la tendance caïnesque (e -!).

Le dernier livre de SZONDI, paru en 198O chez Hans HUBER, s'intitule:"DIE TRIEBENTMISCHTEN", qu'on traduit: "Les désintriqués pulsionnels". SZONDI y arrive à la conclusion que les formes les plus sévères de désintrication ou de déséquilibre pulsionnel, et donc aussi les formes de pathologie les plus accentuées, sont liées, dans quelque champ (vecteur) que ce soit à ce qu'il appelle les clivages diagonaux, soit - + et +-.

L'ouvrage se termine par une prise de position sur la question qui a préoccupé SZONDI toute sa vie: qu'est-ce qui revient à l'hérédité et qu'est-ce qui dépend des influences de l'environnement, soit l'éternel dilemme entre l'inné et l'acquis?

"On s'est souvent demandé, écrit-il page 296, si la désintrication était un phénomène hérité, appris ou traumatique. Cette question peut rarement être tranchée à l'avantage de l'un ou l'autre point de vue. Nous avons essayé d'approcher de plus près cette question en comparant les tests de 100 noirs africains originaires de la savane (PERCY) aux tests de 600 européens (hongrois) du même âge(entre 20 et 40 ans).

Voici nos résultats:
Vecteurs S P Sch C
Clivage - + 0,1 17 1,3 3,8 Africains
  5 4 9 10 Européens
Clivage + - 35,1 3,8 19 35,1 Africains
  13 23 3 13 Européens

Nous concluons brièvement:

-En ce qui concerne le "sadisme civilisateur" (S-+), l'inhibition névrotique (Sch -+) et la dépendance à l'objet primaire (C-+), les Européens l'emportent; par contre, les Africains ont des tendances caïnesques-meurtrières plus fortes.

-Le clivage féminoïde (S+-), la tendance autistique (Sch +-) et le besoin d'indépendance(C +-) sont plus marqués chez les Africains; par contre les Européens se distinguent par un fort besoin de culpabilité et d'autopunition, c'est-à-dire par une forte conscience morale, autrement dit encore la force du surmoi.

Ces résultats plaident pour l'hypothèse que la contrainte de la civilisation (Kulturzwang) rend les Européens plus à même de maîtriser le plus dangereux des clivages, celui qui correspond à la tendance caïnesque. "

Ces lignes sont les ultimes propos écrits de SZONDI. On ne peut s'empêcher de les rapprocher des dernières lignes de l'"Abrégé de Psychanalyse" de FREUD, où il est question de l'héritage de la civilisation à travers l'instauration progressive du Surmoi. Pour FREUD comme pour SZONDI, c'est bien l'intériorisation (Verinnerlichung) des interdits qui constitue le processus majeur du progrès de la culture, du moins dans le sens où nous entendons ce progrès dans notre propre culture d'homme occidental. Même si nous laissons à SZONDI l'entière responsabilité de cette position doctrinale, qui correspond chez lui à une préoccupation de toujours: comment surmonter la tendance originaire à tuer son prochain? force est de constater que les résultats de l'enquête burundaise (voir les annexes ci-après), bien que moins probants en ce qui concerne P-+, vont presque tous dans le même sens que ceux obtenus par PERCY et interprétés par SZONDI: orientation passive de la sexualité (S +-), faible intériorisation de l'interdit (pas de P +-), maintien du moi dans la position mythomagique (Sch +-), indépendance farouche(C +-).

Puisque les Tarahumaras, qui sont du point de vue de la morphologie raciale et de la physionomie beaucoup plus proches des blancs que des noirs, donnent à quelques détails près le même profil général que les Africains, nous concluons aussi à l'écrasante prédominance du facteur culturel sur le facteur constitutionnel ou racial.

Dans son idéologie dominante, la culture européenne-occidentale tend à façonner un type d'individu qui sur presque tous les points est diamétralement opposé à celui que produisent les sociétés qu'on a d'abord dites sauvages, puis primitives et qu'on appelle aujourd'hui archaïques en attendant un nouvel euphémisme, si bien que l'homme occidental retrouve dans cet autre un tout autre, une sorte de double inversé, étant entendu que cette affirmation doit être prise "cum grano salis", tous les intermédiaires existant entre le plus "sauvage" et le plus "civilisé".

Quant à l'"acculturation", elle apparaît, du moins à travers le prisme szondien, comme un processus extrêmement lent et pénible, marqué par une difficile progression de la fonction réaliste-rationalisante (k-) aux dépens de la pensée magique et de la toute-puissance primaire, mais il semble bien que dans un premier temps et pour longtemps encore, cette "névrotisation" s'accompagne d'une accentuation des tendances régressives et primitives, à tous les niveaux, mais surtout en h+ (frustration sexuelle extrême), en p- (renforcement de la tendance participative, mythoreligieuse), en e- (rage meurtrière) avec une légère poussée m+ (besoin de dépendance).

Bibliographie

HERMAN Brigitte. Le Szondi des Burundais. Mémoire de licence en Psychologie. Université de Liège. 1991.

SZONDI L. Die Triebentmischten. Hans Huber, Bern, 1980.

DOCUMENTS STATISTIQUES

I.TABLEAU COMPARATIF DES FREQUENCES DES REACTIONS VECTORIELLES EXPRIMEES EN POURCENTAGES CHEZ SZONDI (1), SOTO-YARRITU (2), MELON (3), ROMUS (4), HERMAN (5) et BRACKELAIRE (6).

SZONDI L. 1OOO Hongrois normaux de Budapest (1935-39).

SOTO-YARRITU F. 75O Navarrais normaux (1953).

MELON J. 111 sujets en psychothérapie analytique, Liège (1978-1987).

ROMUS M. 76 femmes opérées pour tumeur du sein et considérées comme guéries, Liège (1987-91).

HERMAN B. 1O6 sujets normaux du Burundi (1991).

BRACKELAIRE J. L. 68 Tarahumaras normaux (1982).

II. REPARTITION DES CHARGES (!) EXPRIMEES EN POURCENTAGES DANS LES POPULATIONS DE PERCY (1), HERMAN (2), BRACKELAIRE (3), ROMUS (4) ET MELON (5).

(1)PERCY, cité par SZONDI (1960), 100 Gabonais vivant dans leur milieu traditionnel.

(2)HERMAN Brigitte, 106 noirs présumés normaux du Burundi (1991).

(3)BRACKELAIRE Jean Luc, 68 Tarahumaras normaux (1982).

(4)ROMUS Marianne, 76 femmes opérées d'un cancer du sein et présumées guéries (Liège 1987-91).

(5)MELON Jean, 111 sujets en psychothérapie analytique (Liège 1978-87).

RESUME

L'ethnopsychologie et l'anthropologie culturelle sont nées à la fin du XIXe siècle du choc de la rencontre de la culture occidentale avec des civilisations sans écriture et sans histoire qu'on a qualifiées successivement de sauvages, primitives puis archaïques. On peut se demander si le clivage repéré par les premiers anthropologues persiste aujourd'hui encore. Le test de Szondi se révèle être un instrument privilégié pour l'exploration de cette question. SZONDI s'était déjà intéressé à ce problème et les conclusions qu'il avait tirées de l'examen de cent tests de sujets gabonais recueillis vers 1950 sont toujours pertinentes. Un matériel plus récent obtenu auprès des indiens Tarahumaras (1980) et de sujets burundais (1990) fait apparaître des résultats analogues. Il existe en effet des différences considérables entre les profils szondiens du "primitif" et ceux de l'homme occidental. L'interprétation des données du test montre que l'européen se caractérise essentiellement par la plus grande intériorisation des interdits surmoïques, un idéal du moi plus individuel que collectif, le primat du rationnel, mais en contre-partie, une fixation-régression à des positions prégénitales, surtout anales et orales, qui tendraient à laisser penser que l'inconscient, au sens restrictif de "réserve naturelle des désirs infantiles", est un legs de la civilisation occidentale, ce que FREUD avait d'ailleurs pressenti dès le départ de son oeuvre.

© 1996-2001 Leo Berlips, JP Berlips & Jens Berlips, Slavick Shibayev