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Cahier 7 page 60

UN DECLIN QUI N'EN FINIT PAS....

Jean Mélon

Mourant ou non, à coup sûr menacée,
l'Europe, toute chargée des résurrections
qu'elle embrasse encore, semble se penser
moins en mots de liberté qu'en termes de
destin.

André MALRAUX. Les voix du silence..

Ce n'est pas un hasard si l'aire d'extension de la psychanalyse se confond avec celle de la culture européenne, étant entendu que celle-ci n'a aucune délimitation géographique précise, et n'en a jamais eue.

La psychanalyse en effet, ne peut survivre que dans un climat de liberté et de vérité. L'une et l'autre sont d'ailleurs corrélatives. L'esprit de liberté et l'esprit de vérité sont indissociables. Là où elles sont baillonnées, la psychanalyse disparaît. Là où elles n'existent pas, elle est inconcevable. Là où elles renaissent, la psychanalyse refleurit, comme on peut le voir à l'Est aujourd'hui.

Les temps sont propices à un regain d'optimisme. La petite phrase de Paul VALERY: "Nous autres civilisations savons maintenant que nous sommes mortelles", pourraît bien être démentie. Le déclin de l'Occident prophétisé par SPENGLER n'est pas évident; celui de la psychanalyse, dont la mort n'en finit pas d'être proclamée depuis les origines, ne l'est pas davantage.

Ce parallélisme facile entre deux morts annoncées, celle de l'Europe et celle de la psychanalyse, suffit au moins à justifier qu'un analyste ne considère pas comme insignifiante cette question de l'esprit européen, de l'esprit qui a donné naissance à la civilisation européenne et qui, par conséquent, lui confère son identité.

Quel esprit? Quelle liberté? Quelle vérité?

Ceux-là mêmes que FREUD, à sa manière, et parmi beaucoup d'autres, a mis en honneur en inventant la règle du tout dire. La psychanalyse n'aurait aucun sens si elle ne visait à un supplément de liberté pour l'homme, à travers la révélation de sa vérité dans l'expérience du transfert.

Pour cerner mon propos et lui donner une allure clinique, j'en reviendrai d'abord à la comparaison bien connue établie jadis par LEVI-STRAUSS entre les fonctions du chaman et du psychanalyste (1).

Leur rôle social est structuralement identique, nonobstant le fait qu'ils opèrent dans des contextes culturels radicalement différents voire antinomiques.

On devient chaman comme on devient psychanalyste, parce qu'on se sent malade de sa culture et qu'un autre chaman vous a pris en charge, vous ouvrant éventuellement la voie à une reconnaissance possible par la communauté des chamans. Le complexe chamanique comporte trois termes, le chaman, le malade et le groupe social. Les membres du groupe, a priori convaincus du pouvoir thérapeutique du chaman, attendent néanmoins de lui qu'il fasse et refasse la preuve de son efficacité, afin que chacun soit conforté dans la confiance vitale qu'il porte à un système de croyances qui est d'essence mythoreligieuse.

Car la communauté primitive n'a pas le choix: si le système mythomagique venait à s'écrouler, il n'y aurait plus de système du tout et le groupe serait gravement menacé d'éclater. C'est pourquoi, en cas d'échec du chaman, on le bannira en attendant la venue d'un nouveau chaman, ce qui, heureusement ne tarde jamais à se produire.

"Le problème fondamental est donc celui du rapport entre l'individu et le groupe, ou, plus exactement, entre un certain type d'individus et certaines exigences du groupe. En soignant son malade, le chaman offre à son auditoire un spectacle. Quel spectacle?. . ce spectacle est toujours celui d'une répétition, par le chaman, de "l'appel" c'est-à-dire la crise initiale qui lui a apporté la révélation de son état. Mais le mot de spectacle ne doit pas tromper:le chaman ne se contente pas de reproduire ou de mimer certains événements;il les revit effectivement dans toute leur vivacité, leur originalité et leur violence. Et puisque, au terme de la séance, il revient à l'état normal, nous pouvons di-re, empruntant à la psychanalyse un terme essentiel, qu'il abréagit"

Cet "appel" auquel le chaman ne saurait se soustraire est identique à celui qui sollicite l'analyste d'heure en heure, à chaque fois qu'il est mobilisé par le transfert de son analysant. Si l'analyste se défend de l'"appel" du transfert, en adoptant une position rationalisante ou objectiviste, il cesse d'être analyste, comme le chaman cesse d'être chaman s'il échoue à reproduire intensément la maladie sur un mode totalement introprojectif.

Mais la comparaison s'arrête là.

Dans le complexe chamanique, l'enjeu fondamental se situe entre le chaman et le groupe. Le malade pose problème au groupe tout entier dans la mesure où la maladie, pour mystérieuse qu'elle apparaisse - on ne consulte pas le chaman pour une entorse - risque toujours d'ébranler le système de croyances qui soude la communauté. Si le malade guérit, l'excellence du système en sortira confirmée et renforcée. Le chaman dissipe l'insensé de la maladie en conférant un sens aux symptômes. L'ordre du monde est restauré. L'univers imaginaire-symbolique duquel chacun participe retrouve sa cohérence et sa cohésion totalisante. Tout est à nouveau pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Dans la relation analytique, le groupe social ne paraît pas concerné. Il est bien là pourtant, mais réduit à une abstraction innommable. Qu'on l'appelle la Loi, le Symbolique, le Surmoi ou le Père Mort, c'est dans tous les cas une instance critique. Son omniprésence suffit à rendre compte du fait que le discours de l'analysant est invariablement critique-autocritique, balançant continûment de la plainte à l'(auto)accusation, qui sont une seule et même chose. "Klagen ist anklagen": se plaindre, c'est accuser (NIETZSCHE).

L'analyse est terminée quand s'éteint la jérémiade.

La kyrielle monotone de la plainte ne peut s'arrêter qu'au terme d'une réconciliation. Si la cure analytique n'est rien d'autre que la reviviscence dans le transfert de ce drame toujours inabouti qu'est le conflit oedipien, alors, la réconciliation dont il s'agit peut être définie comme une "refiliation", ce que rend bien le terme allemand de "Versöhnung". La réactualisation de l'Oedipe ne vise pas tant à faire la paix avec les parents, puisqu'il s'agit aussi bien d'oser leur déclarer la guerre, qu'à confronter le sujet, au travers et par la médiation de l'affrontement avec les parents réels-imaginaires, à quelque chose qui est au-delà:notre héritage culturel commun, l'esprit-même de notre culture. Dans la cure, cette confrontation ne sera jamais nommée par l'analyste qui se doit de rester totalement muet là-dessus , sans quoi il se poserait en père réel et ferait capoter l'entreprise;mais il est tout aussi évident que la question se pose en permanence et qu'elle réclame une solution.

Cette préoccupation n'était nullement étrangère à FREUD. Bien au contraire, elle prendra une place de plus en plus centrale dans l'ensemble de l'oeuvre, au fur et à mesure que sa réflexion s'oriente toujours davantage dans une direction plus anthropologique. Nous verrons plus loin que cet axe de la pensée de FREUD se développe autour du concept, tardivement introduit, d'intériorisation (Verinnerlichung). C'est tout le problème, qui reste énigmatique, de l'instauration du Surmoi en tant qu'héritier du complexe d'Oedipe. C'est en tout cas une affaire d'héritage.

N'est-il pas significatif que les dernières lignes de l'oeuvre freudienne soient celles-ci:

"Ce que tes aïeux t'ont laissé en héritage, si tu le veux posséder, gagne-le (GOETHE, Faust). "C'est ainsi que le surmoi s'assure une place intermédiaire entre le ça et le monde extérieur. Il réunit en lui les influences du présent et du passé. Dans l'instauration du surmoi, on peut voir, semble-t-il, un exemple de la façon dont le présent se mue en passé.... "(2)

"Le présent se mue en passé...." et non l'inverse comme on aurait pu l'attendre d'un point de vue logico-rationnel. Le retournement de la perspective temporelle, le rebroussement du présent en passé, c'est sans doute le résultat le plus surprenant d'une intériorisation aboutie.

Ce que celle- ci réalise, c'est l'actualisation au travers de chaque individu singulier, d'un idéal et d'un projet antiques, encore qu'ils soient jeunes au regard de l'histoire globale de l'humanité.

Appelons cela l'esprit européen et laissons la parole à celui qui l'a évoqué de la manière la plus juste, Edmund HUSSERL.

Le 7 mai 1935, HUSSERL a fait une conférence au Kulturbund de Vienne sous le titre: "La philosophie dans la crise de l'humanité européenne".

Réécrite en 36, elle fut seulement publiée en 1949 sous le titre:"La crise de l'humanité européenne et la philosophie" (3).

Européen qualifie ici une identité spirituelle qui déborde les frontières de l'Europe géographique , qui a pris naissance chez les premiers philosophes grecs et s'est incarnée exemplairement dans la personne de Socrate. Pour la première fois dans l'histoire, l'homme saisit le monde dans son ensemble, et se saisit lui-même comme un problème. Pour la première fois, les représentations mythopoiétiques du monde sont mises entre parenthèses - c''est la première "époché" - au bénéfice d'un questionnement gratuit, non pour satisfaire tel ou tel besoin pratique ou pour colmater telle ou telle angoisse, mais par pur désir de savoir. "L'homme est alors saisi par la passion d'une ambition de connaître (die Leidenschaft eines Erkenntnisstrebens) qui l'élève au-dessus de la praxis vitale ordinaire avec ses efforts et ses tracas quotidiens, pour faire du philosophe le contemplateur dés-interessé (unbeteiligt) du monde qu'il survole (p. 49)". HUSSERL n'ignore évidemment pas que de tels propos le feront passer pour réactionnaire aux yeux du plus grand nombre. Peut-être songe-t-il à la petite phrase de MARX dans l'"Idéologie allemande":"Les philosophes ont assez pensé le monde, il s'agit désormais de le transformer!". C'est pourquoi il affirme d'entrée de jeu:"Ma position est la seule authentiquement révolutionnaire". Elle est révolutionnaire par essence parce qu'elle maintient vivante la flamme grecque. "Prométhée apporte le Logos divin à quelques hommes isolés qui répandent le brandon de l'esprit (der geistige Feuerbrand) qui doit un jour illuminer et transformer tout l'univers humain. Invoquerons-nous le miracle? (p. 47)"

Oui sans doute! Mais HUSSERL n'épilogue pas davantage sur le miracle grec qui a vu naître en un même temps et un même lieu la philosophie, l'histoire, la science, la démocratie et la tragédie. Ce qui spécifie cette nouvelle attitude de la pensée, c'est qu'elle utilise systématiquement le moyen de la critique. L'esprit qui sans cesse nie s'est mis en marche. La négation n'est pas le but de l'esprit (Geist) mais le moyen qu'il se donne pour accomplir sa quête infinie de vérité. La négation est toujours dirigée contre une tentative de synthèse, elle conteste toute précipitation dans le but d'unir immédiatement un sujet et un prédicat, et s'il est vrai que" la synthèse est gouvernementale" (PROUDHON), l'esprit négateur est par principe libertaire. Qu'arrive-t-il si cet homme nouveau, cet homme de l'Esprit et du Logos, parvient à se faire entendre et à faire des disciples?

"La totalité de la culture est plongée dans un état de subversion (Umbruch). Les conservateurs, satisfaits dans la tradition, et le cercle des philosophes vont se combattre mutuellement, et leur combat va sûrement se répercuter sur le plan des forces politiques. Dès le début de la philosophie, on commence à persécuter, à mépriser les philosophes. Et pourtant les idées sont plus fortes que toutes les forces empiriques(p. 57)"......"mais on voit aussi que c'est le point de départ d'une communauté d'un nouveau genre, qui dépasse les nations. Je pense naturellement à cette figure spirituelle que nous nommons l'Europe....un nouvel esprit, issu de la philosophie et des sciences particulières qui en dépendent, un esprit de libre critique qui mesure toutes choses à des tâches infinies, règne sur l'humanité et crée de nouveaux idéaux infinis (p. 61)".

Mais cette idéalité est-elle encore viable? L'illumination première peut-elle produire autre chose aujourd'hui que des illuminés? HUSSERL lui-même, qu'est-il, le plus grand penseur depuis ARISTOTE ou un malheureux égaré, le dernier des idéalistes?

Une déviation s'est produite, celle-là même que HUSSERL situe au coeur de ce qu'il appelle "la crise européenne". Les origines de cette crise, il les situe au début des Temps Modernes, singulièrement chez DESCARTES, quand la science européenne, oublieuse de l'esprit qui l'a engendrée, se coupe de cet esprit, réduit le monde à un objet d'exploration technique et mathématique, excluant de son horizon le monde concret de la vie, "die Lebenswelt". L'essor des sciences modernes a propulsé l'homme dans les tunnels des disciplines spécialisées.

Faisant écho à la préoccupation centrale de son maître, HEIDEGGER proclame en exergue de "Sein und Zeit": "La question de l'être est aujourd'hui tombée dans l'oubli!"

Comble d'aberration, on cherche à comprendre le fonctionnement de l'esprit humain au travers de ses déterminations psycho-physiques. Et HUSSERL est presque gêné d'avoir a rappeler que l'esprit n'est pas un sous-produit de la nature. "Si donc on cherche la source de toutes nos détresses, la réponse s'impose:cette conception objectiviste ou psycho-physique du monde, bien qu'elle parût aller de soi, était naïvement unilatérale;sa propre partialité était demeurée incomprise. Il est absurde de conférer à l'esprit une réalité naturelle, comme s'il était une annexe réelle des corps, et de prétendre lui attribuer un être spatio-temporel à l'intérieur de la nature (p. 83)".

Quand donc, demande HUSSERL, se décidera-t-on à réintroduire la question de la réalité de l'esprit (die Realität des Geistes) dans le questionnement de l'homme sur l'homme en tant qu'homme? Sinon, faudra-t-il se résoudre à proclamer comme on n'a pas manqué de le faire depuis lors, qu'après Dieu, l'homme est mort.

Mais revenons en arrière, sur un paragraphe qui a fait couler beaucoup d'encre:

"Il faut encore évoquer un point important, touchant le comportement de la philosophie à l'égard des traditions. On peut observer deux attitudes possibles: ou bien les valeurs traditionnelles sont totalement rejetées, ou bien leur contenu est repris à un niveau philosophique, et ainsi reçoit une forme nouvelle dans l'esprit d'idéalité de la philosophie. Un cas remarquable est ici celui de la religion. Je voudrais laisser de côté les religions polythéistes. Les dieux au pluriel, les puissances mythiques de tous genres, sont des objets du monde environnant;ils ont la même réalité que l'animal ou l'homme. Dans la notion de Dieu, le singulier est essentiel. Vu du côté de l'homme, cette singularité implique que sa qualité d'être et de valeur soit éprouvée comme contrainte interne absolue (als absolute innere Bindung)"(p. 59).

Nous reviendrons plus loin sur ce terme de Bindung, que Paul Ricoeur traduit assez justement par "contrainte" mais qu'on aurait pu aussi bien traduire par "lien".

C'est un lien contraignant, et d'autant plus puissant qu'il est plus contraignant.

HUSSERL ne dit pas s'il a en vue le Dieu des Juifs ou celui des chrétiens. Probablement est-ce l'un et l'autre. Mais lorsque, quelques lignes plus loin, il évoque un Dieu porteur du Logos absolu (Träger des absoluten Logos), on ne peut s'empêcher de penser à l'annonce inaugurale de l'évangile de Jean:

Au commencement était le Logos, et le Logos était avec Dieu et le Logos était Dieu. Car la Loi fut donnée par l'intermédiaire de Moïse; la grâce et la vérité nous sont venues par Jésus.

Quant à l'opposition évoquée dans la suite du texte de HUSSERL entre le psycho-physique et l'esprit, on ne peut passer sous silence le fait que le premier à avoir introduit la trilogie corps-âme-esprit dans notre tradition de pensée, c'est Paul. Chez Paul (Co, 1, 2-3), le spirituel (pneumatikos) s'oppose nettement au psychique (psychikos), lequel semble d'ailleurs avoir partie liée davantage avec le corps qu'avec l'esprit. Paul ne s'embarrasse pas de subtilités dialectiques:l'esprit, d'une manière générale, entre en conflit avec la chair d'une part, avec la lettre d'autre part. Il ne dit pas que le psychique, c'est du corps marqué par la lettre ou de la lettre qui a pris corps, mais c'est tout comme. Paul était lacanien avant la lettre!

Quoi qu'il en soit, on est autorisé à penser que l'esprit grec aurait péri s'il n'avait été sauvé, certains diront "récupéré", par le christianisme, singulièrement par Paul et Jean. Après eux, le Logos, l'Esprit, la Vérité, la Vie, la Lumière. ... ne sont plus que métaphores divines et l'on perdrait son temps à les vouloir distinguer entre elles. Il faudra attendre HEGEL et la "Phénoménologie de l'Esprit" (18O6) pour que l'Esprit soit laïcisé.

Quant à savoir laquelle des trois sources, la grecque, la juive ou la chrétienne a le plus contribué à mettre au monde l'esprit européen,

c'est une question que nous abandonnons aux ennemis de cet esprit.

Ce qui pour nous fait problème, au niveau qui est le nôtre, celui de médecin des âmes, c'est le type particulier de souffrances et de désordres psychiques que cet esprit traîne avec lui, voire engendre.

Le mot "esprit" (Geist) ne vient jamais sous la plume de FREUD, sauf lorsqu'il évoque l'intervention du Saint-Esprit dans la constitution de la névrose infantile de l'Homme aux Loups.

On le comprend facilement puisque c'est un terme qui appartient d'abord à la théologie, à la philosophie ensuite, depuis que HEGEL l'a élevé à la dignité du concept.

Cependant, à partir du moment où avec "Totem et tabou" (1912), sa réflexion prend un tour plus anthropologique, FREUD a besoin d'une notion analogue. Il l'introduit dans son essai sur le narcissisme (1914) sous les espèces de l'"Ichideal":l'idéal du moi, héritier du narcissisme perdu de l'enfance, instance narcissique secondaire donc, dans laquelle le sujet trouve désormais l'étalon de sa "Selbstachtung" (estime de soi). Lorsque, un an plus tard, dans "Deuil et Mélancolie", FREUD évoque ce fameux "objet" dont "l'ombre s'est abattue sur le moi", ce n'est pas vraiment d'un "objet" qu'il s'agit, mais plutôt d'un "sujet", derrière lequel se dissimule "la première et la plus importante identification qui ait été effectuée par l'individu:celle avec le père de sa préhistoire personnelle. Cette identification ne semble pas être la suite ou l'aboutissement de la concentration sur un objet:elle est directe, immédiate, antérieure à toute concentration sur un objet quelconque"(Le moi et le ça, GW, XIII, 259). C'est dans "Le moi et le ça" (1923) et toujours à propos de la mélancolie, que l'"objet ombrageux" reçoit son appellation définitive:"Uberich", Surmoi, qui forme avec l'Idéal du moi, un couple serré. Entretemps, dans "Psychologie des foules et analyse du moi"(1921) qui jette un pont entre la psychologie individuelle et la psychologie collective, FREUD avait noté le fait capital qu'un sujet peut toujours se débarrasser de son idéal du moi au bénéfice d'un autre - le chef- auquel il fait allégeance. Le moi personnel s'évanouit en moi collectif. Si le moi personnel est premier dans l'ordre ontologique, il ne fait aucun doute qu'il arrive en dernier dans l'ordre ontique. Autrement dit, l'histoire humaine apparaît dans sa totalité comme une longue marche orientée dans le sens d'une individuation toujours plus grande; le moi collectif, premier dans l'ordre phylo- et ontogénétique, cède progressivement le pas devant le moi individuel.

Mais des régressions brutales sont possibles, dont l'Histoire abonde. Ces moments de régression (fièvres nationalistes, sociales etc. ) ponctuent l'aventure de toute civilisation d'autant de "crises" qui la régénèrent ou lui sont fatales.

Pour en revenir à la psychologie individuelle telle que FREUD l'a élaborée, il est clair qu'à partir de 1923, la question des identifications originaires (archaïques) et finales (téléologiques) est constamment envisagée en référence à l'instance du Surmoi-Idéal du Moi.

A la différence du procès d'identification primaire, où l'objet d'identification est objet d'amour, dans l'identification secondaire, celle que définit "le Surmoi héritier du complexe d'Oedipe", l'objet d'identification est un objet de haine.

Or, ce processus qui nous paraît naturel tant nous y sommes habitués, est celui-là même qui confère à notre culture son caractère le plus spécifique: il correspond, avec la promotion de l'individuation qu'il conditionne, à ce que FREUD désigne, dans ses derniers écrits, du terme d'intériorisation (Verinnerlichung) .

Chaque fois qu'il invoque ce processus - à notre connaissance, il l'a fait seulement quatre fois (5)-, FREUD pointe invariablement la relation agressive au père, neutralisée par l'intériorisation, devenue totalement inconsciente, source d'un progrès décisif, mais toujours susceptible d'alimenter une lourde pathologie dominée par le sentiment inconscient de culpabilité, et dont la mélancolie et la névrose obsessionnelle constituent les prototypes. Il est intéressant de noter que "l'objectivisme" dénoncé par HUSSERL est un "travers" typiquement obsessionnel en ce sens que le sujet, auquel l'impératif catégorique commande de contrôler absolument toute sa pulsionnalité à travers une sorte d'"examen de conscience" permanent, "isole" ses affects d'une part, et "déplace" par ailleurs le contrôle vers la maîtrise du monde extérieur ou de certains de ses éléments. Ainsi cherche-t-il a se donner "bonne conscience" au prix de l'"oubli" radical des sources de son "être-coupable".

L'intériorisation est intériorisation d'un "NON" qui venu du dehors, marquera désormais, sans qu'il en soit conscient le plus souvent, la totalité du discours intérieur du sujet. La négation, sans cesse dirigée contre le moi primitif issu du narcissisme primaire, est l'aiguillon majeur du Surmoi et de l'Idéal du Moi qui ne sont rien d'autre que les représentants, au niveau de la métapsychologie freudienne, de ce qui ailleurs est désigné, singulièrement par HEGEL et HUSSERL, comme l'Esprit. Il n'est pas douteux que la culture européenne a poussé plus loin qu'aucune autre cet idéal de liberté et de vérité dont le moteur est la négativité, c'est-à-dire la CRITIQUE au plan du savoir (Socrate) comme au plan de l'éthique (Jésus).

Ce long chemin n'est pas seulement exaltant. C'est HEGEL qui a parlé du "long, patient et douloureux travail du négatif" visant en définitive à la "conscience de soi qui est conscience du malheur de la conscience de soi".

Un siècle avant HUSSERL, HEGEL a parlé de l'Europe en des termes à peu près identiques (4):

Ce que nous nommons être-là (Dasein), existence, c'est donc une extériorisation de la notion du Moi. ....L'être-là dans la conscience, l'esprit (Geist), nous l'appelons savoir..... L'esprit consiste donc à parvenir à l'être-là, c'est-à-dire à la conscience. Comme conscience, j'ai un objet;je suis là et ce qui est en façe de moi est là; le moi étant l'objet de la pensée, l'esprit consiste à se produire, à s'extérioriser, à savoir ce qu'il est. La grande différence, c'est que l'homme sait ce qu'il est. C'est alors qu'il est vraiment; sans cela, raison, vérité, liberté ne sont rien. Seul l'adulte, l'homme civilisé (Kulturmensch) sait, par éducation, qu'il est raison. La seule différence c'est que chez les uns, elle n'existe que comme disposition en soi, chez les autres, elle est expliquée (expliziert, littéralement:sortie des plis), passée de la forme potentielle à l'existence. (Comment ne pas songer à ce qui suit immédiatement la fameuse formule:"Wo Es war, soll Ich werden, Es ist Kulturarbeit wie Trockenlegung der Zuydersee" (GW, XV, 86) . De cette distinction résulte toute la différenciation de l'histoire universelle. Les hommes sont tous raisonnables. Ce qui est formel dans cette rationalité, c'est que l'homme soit libre; c'est là sa nature, c'est là son essence. Néanmoins l'esclavage a existé chez nombre de peuples et existe encore en partie; et les peuples ne s'en plaignent pas. Les Orientaux, par exemple, sont des hommes et libres, comme tels, en soi. Ils ne le sont pourtant pas, parce qu'ils n'ont pas conscience de la liberté et acceptent tout despotisme religieux ou politique. Toute la différence entre les peuples d'Orient et ceux où l'esclavage n'existe pas, c'est que ceux-ci savent qu'ils sont libres, qu'il leur appartient de l'être. Les autres peuples sont aussi, en soi,libres, mais n'existent pas comme libres. C'est là l'origine de l'immense modification dans la condition du monde, à savoir si l'homme n'est libre qu'en soi ou bien s'il se rend compte que sa notion, sa détermination, sa nature est d'être un individu libre. L'Européen se sait, il est pour lui-même objet;la détermination qu'il sait, c'est la liberté. L'homme a pour substance la liberté. Quand les hommes disent du mal du savoir, ils ne savent ce qu'ils font. Il est vrai que peu de gens se savent, s'objectivent. L'homme n'est libre que s'il se sait. On peut donc, d'une manière générale dire du mal tant qu'on veut du savoir, c'est ce savoir seul qui libère l'homme? Se savoir, c'est l'être-là de l'esprit. (pp. 125-27)

Cette longue citation de l'"obscur" HEGEL, comme disait FREUD la seule fois où il le cite, n'est-elle pas lumineuse?

Elle montre bien que ce que notre culture promeut, sur le double plan du savoir et de l'éthique, c'est effectivement un idéal de liberté infinie, en tout cas ouvert et sans cesse réouvert par l'opération du NON. La médiation de la négation, l'"intériorisation", est ce qui nous caractérise et nous jette sur les chemins d'un progrès infini car notre idéal, tant collectif que personnel, est un idéal de développement et de progrès infinis, sur nous-même et pour nous même aussi bien que sur autrui et pour autrui. Réconciliation de l'individuel et du collectif.

Peut-on comprendre autrement l'injonction du surmoi:"Sois et ne sois pas comme moi!"? C'est-à-dire:"Va plus loin que moi".

"Porte plus loin le brandon de l'esprit!"

"Le surmoi est l'héritier du complexe d'Oedipe"....Par ailleurs, ce surmoi est très proche du ça, nous dit FREUD. Car le ça se métamorphose en surmoi quand les parents cajoleurs se transforment en parents grondeurs. ...et le moi commence à trembler. Et "c'est dans le tremblement qu'est le meilleur de l'homme"(GOETHE).

Mais l'Oedipe alors, qu'est-ce donc?

Envisagé "sub specie aeternitatis", tel que nous le vivons aujourd'hui dans l'inconscient, il concrétise ce moment de l'histoire de l'humanité magnifié à jamais par Sophocle, où la figure du père mythique originaire a commencé de se confondre avec celle du géniteur, le père réel. C'est le moment où insensiblement mais irréversiblement la famille biologique-nucléaire a commencé de prendre l'avantage sur la famille étendue-classificatoire.

Si cette vision est juste, peut-être alors faudrait-il interpréter autrement et de façon tout-à-fait sacrilège la parole de Jean :

"Et le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous.....et nous ne l'avons pas reconnu...."

Oedipe, c'est la tragédie de la re-connaissance.

Le père qui nous a re-connu dès l'origine, quand pouvons-nous le reconnaître? Pour beaucoup, jamais!Pour quelques-uns, du temps de son vivant. Pour un plus grand nombre, au-delà de sa mort, quand le deuil a permis qu'il devienne enfin le proche qui donne un sens au mot prochain. A l'endroit du père, nous avons toujours une dette de re-connaissance.

Comment s'en acquitter?

Je laisse le soin de conclure à ce grand européen, encore qu'il fut un père indigne:

"Un père, quand il engendre et nourrit des enfants, ne fait en cela que le tiers de sa tâche. Il doit des hommes à son espèce, il doit à la société des hommes sociables; il doit des citoyens à l'Etat. Tout homme qui peut payer cette triple dette et ne le fait pas est coupable, et plus coupable peut-être quand il la paye à demi".

Jean-Jacques ROUSSEAU. Emile ou de l'éducation. Livre I.

NOTES

(1) Claude LEVI-STRAUSS. Anthropologie Structurale I. Plon, Paris, 1958. Chapitre IX:Le sorcier et sa magie. Chapitre X: L'efficacité symbolique.

(2) Sigmund FREUD. Abrégé de Psychanalyse, Gesammelte Werke (GW), XVII, 138. S.Fischer Verlag, Frankfurt am Main, éd. 1972.

(3) HUSSERL Edmund. La crise de l'humanité européenne et la philosopie. Traduction de Paul Ricoeur. Aubier-Montaigne, Collection bilingue, Paris, 1987.

(4) HEGEL G. W. F. Leçons sur l'histoire de la philosophie. Tome 1. Traduction de J. Gibelin. Gallimard, Folio/Essais, Paris, 199O.

(5) Liste des passages de l'oeuvre de FREUD où il est fait allusion à la notion d'intériorisation (Verinnerlichung).

Lettre à Albert EINSTEIN, "Pourquoi la Guerre? ", sept 32

Von den psychologischen Charakteren der Kultur scheinen zwei die wichtigsten:die Erstarkung des Intellekts, der das Triebleben zu beherrschen beginnt, und die Verinnerlichung der Agressionsneigung mit all ihren vorteilhaften und gefährlichen Folgen.( GW, 16, 26 ).

En ce qui concerne les caractéristiques psychologiques de la civilisation, les deux plus importantes me paraissent être:le renforcement de l'intellect (*) en tant qu'il commence à dominer la vie pulsionnelle, et l'intériorisation de la tendance agressive avec toutes ses conséquences à la fois avantageuses et dangereuses.....

(*) Intellekt: l 'entendement, la raison, la connaissance, l'esprit..... opposés à la sensation et l'intuition.

Die unendliche und endliche Analyse, GW 16, 9O, 1937.

Wir nehmen doch an, dass auf dem Weg der Entwicklung vom Primitiven zum Kulturmenschen eine sehr erhebliche Verinnerlichung, Einwärtswendung der Agression stattfindett, und fûr die Aussenkämpfe die dann unterbleiben, wären die inneren Konflikte sicherlich das richtige Aquivalent.

Nous admettons toutefois qu'au cours de l'évolution de l'état primitif à l'état civilisé, se produit une formidable intériorisation, un retournement vers le dedans de l'agression, si bien que les conflits intérieurs seraient l'exact équivalent des combats extérieurs qui ne se reproduisent dès lors plus.

Hemmung, Symptom und Angst, GW 14, 177, 1926.

Bei der Zwangsneurose ist sie(die Strafangst) weit mehr verinnerlicht, der Teil der Angst vor dem Uberich, der soziale Angst ist, repräsentiert noch den innerlichen Ersatz einer aüsseren Gefahr, der andere Anteil, die Gewissensangst, ist durchaus endopsychisch.

Dans la névrose obsessionnelle, l'angoisse de culpabilité est bien plus intériorisée;la partie de l'angoisse devant le surmoi qui correspond à l'angoisse sociale est encore un substitut intérieur de la peur d'un danger extérieur, tandis que le reste, l'angoisse de conscience est totalement endopsychique.

(Autrement dit, l'intériorisation est complète, elle n'a plus rien à voir avec un danger extérieur quelconque d'être menacé de punition. )

Das Unbehagen in der Kultur, GW 14, 484, 193O.

Eine grosse Anderung tritt erst ein wenn die Autorität durch die Aufrichtung eines Uber-Ichs verinnerlicht ist.

Un grand changement intervient seulement lorsque l'autorité est intériorisée par la médiation de l'instauration d'un surmoi.

Conférence donnée à Mons le 17 octobre 1991 dans le cadre du Colloque "L'identité européenne", organisé par l'Association Mentalidées.

© 1996-2001 Leo Berlips, JP Berlips & Jens Berlips, Slavick Shibayev