CAHIER 7 Anthropologie de l'adolescence.
Martine Stassart
1. L'âge du siècle
Depuis que Philippe ARIESfn 1 a écrit que si la jeunesse avait été l'âge de prédilection du 18e siècle et l'enfance celui du 19e, l'adolescence est l'âge du vingtième siècle, personne ne doute plus que l'adolescence soit un phénomène socialement et culturellement déterminé.
Chaque époque, chaque société, chaque classe la conçoit différemment, ce qui a pour effet d'en infléchir le cours d'une manière beaucoup plus conséquente qu'on n'avait cru jusqu'il y a peu de temps.
Si les exigences de travail psychique de transformation apparaissent inhérentes au processus même de l'adolescence, les formes prises par ces changements, comme leurs échecs, sont particulièrement tributaires des modalités de fonctionnement de la sociétéfn 2.
L'adolescence comme moment de transformations psychiques souvent radicales ou spectaculaires ne se confond que très approximativement avec les modifications physiologiques de la puberté.
Il n'est pas inutile de se demander dans quelles circonstances historico-sociales est apparu ce personnage aujourd'hui omniprésent dont la naissance est cependant récente: l'adolescent.
Le monde antique, à l'apogée de la civilisation gréco-romaine, a certes connu des figures de l'adolescence qui sont proches des nôtres.
Ce n'est pas un hasard si le culte de l'éphèbe a coïncidé avec le siècle d'or de la Grèce.
C'est qu'alors également une société en pleine mutation, en ce sens qu'elle inventait la démocratie et l'individualisme, fondait sur sa jeunesse les plus grands espoirs de progrès.
L' adolescens, celui qui grandit et croît, était alors, pourrait-on dire en paraphrasant FREUD, le père de l'adultus, celui qui a cessé de grandir.
Mais cet adolescent a disparu de l'échelle des âges pendant des siècles.
Nous verrons plus loin que les cultures archaïques ou traditionnelles, comme d'ailleurs jadis les classes pauvres de notre société, ont toujours fait en sorte que cet âge soit réduit à sa plus simple expression.
Plus une société évolue vers le modèle occidental, libéral-individualiste, fondé sur une division de plus en plus grande du travail d'une part , sur la disparition de la famille étendue et le libre-échangisme sexuel d'autre part, plus l'échelle des âges se diversifie, l'adolescence tendant à y occuper la plus grande place.
Dans les civilisations traditionnelles, c'est le grand âge qui jouit des plus grands privilèges.
Au XIXe siècle, l'enfant devient roi.
Si ce privilège accordé à l'enfance n'avait pas existé, FREUD n'aurait peut-être jamais pu écrire que "l'enfant est le père de l'homme"fn 3 et les problèmes que la psychanalyse étudie n'auraient peut-être jamais non plus vu le jour, en tout cas pas sous les formes que nous connaissons et que la doctrine désigne sous l'appellation de "complexe d'Oedipe".
Quand Montaigne écrit, parlant de ses enfants morts, :"J'en ai perdu mais en nourrice, deux ou trois, sinon sans regret, au moins sans fascherie", il n'y a pas lieu de s'offusquer. L'enfant n'était pas alors l'objet d'un investissement dont la perte pouvait entraîner deuil et douleur extrêmes comme c'est aujourd'hui le cas.
Pascal écrivait de même:"Un enfant n'est pas un homme".
Le culte de l'enfant, produit de la culture bourgeoise, a trouvé son chantre dans l'Emile de Jean-Jacques Rousseau.
Quant à l'adolescent moderne, Philippe ARIES le voit s'ébaucher dans le Chérubin des Noces de Figaro. Il a les traits d'un garçon pré-pubère, androgyne, plutôt féminin. L'éveil de l'amour et de la sensualité est ce qui émeut le public de l'époque, nonobstant le fait que Chérubin évolue sans gêne dans le monde des adultes. Le XVIIIe siècle ignorait encore la ségrégation des âges .
La ségrégation est le fait nouveau majeur, constitutif de clivages entre les classes d'âge, tels qu'il n'y en a jamais eu auparavant.
"La ségrégation de fait à laquelle nous soumettons nos jeunes gens, nos vieillards, contribue à constituer la jeunesse, la vieillesse, en masses distinctes et en étapes originales de la vie, sans que ce phénomène s'accompagne de la reconnaissance sociale d'une fonction positive qui serait attribuée à ces collections d'individus, et leur donnerait comme classe une structure, un statut, une identité.
C'est bien pour la première fois que de manière aussi massive la jeunesse d'une part, la vieillesse de l'autre, tendent à se définir par un ensemble d'interdits sociaux et d'expériences de frustrations qui n'est ni assorti d'un système de compensations, ni intégré dans une échelle des âges propre à nourrir l'espoir et à procurer les moyens d'un épanouissement ultérieur.
Ainsi du même coup se précise le caractère nocif de la ségrégation: elle est nocive parce que non signifiante, parce qu'elle est vécue par ceux qui la subissent comme rejet, déréliction, solitude spirituelle et non plus comme condition ou envers d'un processus d'agrégation comme ce fut toujours le cas dans les sociétés primitives ou traditionnelles. "fn 4
Dès le début du XIXe siècle, très rapidement, la figure prototypique de l'adolescent se modifie. Avec le romantisme naissant, se produit un raz-de-marée narcissique. Conscient de sa valeur sinon de son identité, surgit l'égotiste, profondément insatisfait du monde qui l'environne - "Je suis né trop jeune dans un monde trop vieux", se lamente Musset - , désireux ou de fuir le monde ou de le changer de fond en comble.
Les totalitarismes sauront exploiter cette soif de changement , exaltant la jeunesse afin de l'embrigader. On sait ce que Hitler, Staline et quelques autres en ont fait. Ce qui a fait dire à Milan KUNDERA que la jeunesse n'avait jamais tant mérité son qualificatif d' "âge bête".
Rousseau avait pressenti qu'un âge dangereux pour l'individu et la société se profilait à l'orée du XIXe siècle naissant. Aussi proposait-il d'étaler largement dans le temps cette période en prolongeant tous les apprentissages, par la scolarisation, la socialisation et l'amour de la nature, afin de domestiquer au mieux des turbulences qu'il prévoyait inéluctables. Pour ce qui est de la scolarisation, il n'y a nul doute que les recommandations de Rousseau ont reçu une application au-delà de toute espérance. Quant à l'étalement temporel de l'adolescence , c'est un phénomène tellement flagrant qu'il est à peine besoin de le mentionner.
Sur les barricades de 1830, 1848, 1870 et jusqu'en 1968 et 1994, les "ados" constituent le gros des troupes. Beaucoup d'aînés approuvent tacitement, tandis que le pouvoir laisse s'installer une fronde qui pour être symptomatique d'un malaise certain, ne menace pas vraiment les bases d'un ordre social qui, glissant toujours davantage vers l'anomie (DURKHEIM) n'arrive plus à définir son identité, sauf à se qualifier de post-moderne, ce qui ne veut quasiment rien dire.
"En tant que groupe social, les jeunes, comme on dit, pourraient-ils renouveler la vie sociale, c'est-à-dire prendre en charge la mission historique du prolétariat que celui-ci n'a pu jusqu'ici mener à bien dans les pays industrialisés? Il faut dire nettement et franchement : non. La jeunesse ne constitue pas une classe capable d'agir comme telle, quoique constituant aujourd'hui plus nettement encore qu'il y a un siècle un groupe social distinct, avec ses préoccupations et ses problèmes, c'est-à-dire qui pose des problèmes à la société"fn 5
Un autre phénomène beaucoup plus récent encore mais tout à fait indubitable est l'égalisation destinale des garçons et des filles dans la mesure où celles-ci jouissent pratiquement d'une même liberté matérielle et sexuelle.
Que l'adolescent soit devenu pour l'adulte ou prétendu tel, un objet fascinant, voilà qui est difficilement contestable.
"L'adolescence est tellement importante de nos jours qu'elle refoule en amont et en aval, les âges qui l'encadrent: les enfants tendent à vouloir y entrer de plus en plus tôt et les adultes tendent à vouloir en sortir de plus en plus tard. Le mariage ne représente plus une étape qui termine l'adolescence; si vous êtes amateur des films de Truffaut, vous pourrez voir que le personnage incarné par Jean-Pierre Léaud est bien la représentation de cet adulte marié encore adolescent"fn 6.
La fascination qu'exerce l'adolescent n'est pas sans provoquer, non rarement, une pathologie nouvelle chez les parents dont beaucoup retombent en adolescence quand leurs enfants abordent cet âge, cédant alors au démon de midi, ce qui ne contribue pas peu à majorer les problèmes identificatoires de leurs enfants, tandis que d'autres tombent, selon l'expression de Philippe GUTTON, en "obsolescence", renonçant définitivement à toute vie sexuelle, ce qui ne manque pas non plus d'avoir des effets perturbateurs. fn 7
Il ne fait pas de doute que le déclin de l'imago paternelle, avec l'éparpillement des points de repères identificatoires qu'il entraîne, est pour beaucoup dans la promotion et la survalorisation de l'adolescence.
"Quel qu'en soit l'avenir, ce déclin constitue une crise psychologique. Peut-être est-ce à cette crise qu'il faut rapporter l'apparition de la psychanalyse elle-même. Le sublime hasard du génie n'explique peut-être pas seul que ce soit à Vienne, alors centre d'un État qui était le melting-pot des formes familiales les plus diverses, qu'un fils du patriarcat juif ait imaginé le complexe d'Oedipe. Quoi qu'il en soit, ce sont les formes dominantes à la fin du siècle dernier qui ont révélé qu'elles étaient intimement dépendantes des conditions de la famille.... Notre expérience nous pousse à en désigner la détermination principale dans l'imago paternelle, toujours carente en quelque façon, absente, humiliée, divisée ou postiche. C'est cette carence qui, conformément à notre conception de l'Oedipe, vient à tarir l'élan vital et à tarer la dialectique des sublimations... "fn 8
Quoi qu'il en soit de ces dérives et de ces faillites identificatoires qui tendent à devenir le mal du siècle, on peut quand même penser que:
".... chaque génération a imaginé que l'adolescent des générations précédentes était différent. Il l'est certainement de par la différence des ordres sociaux. On peut toutefois retrouver de grandes constantes d'une génération à l'autre. Très souvent, les adolescents d'aujourd'hui rejoignent l'un des groupes qui ont rallié les adolescents au temps du romantisme. D'un côté, ceux, comme Werther ou René, qui sont révoltés cotre le réel, ne se résignent pas à la Loi, qu'elle soit privée ou publique, qui cherchent toujours vers l'inconnu, et solitaires et démunis, sont souvent attirés par le risque et même la mort. De l'autre côté ceux qui se soumettent aux règles du jeu social, dont l'idéologie est de gagner, comme Rastignac, Rubempré ou Julien Sorel. "fn 9
Il n'existe évidemment pas d'opposition tranchée entre ces deux types d'adolescents, le romantique révolté, pensant comme Arthur Rimbaud que "nous ne sommes pas au monde, la vraie vie est ailleurs", et le jeune loup dynamique qui s'écrie comme Lucien de Rubempré: "Paris, à nous deux!"
Mais cette typologie, pour sommaire et caricaturale qu'elle soit, recouvre quand même une certaine réalité psychologique, celle des sujets qui privilégient la pensée et le rêve par contraste avec ceux qui sont davantage orientés vers l'action et la fuite en avant, couple binaire qu'on désigne commodément comme celui de l'introversion opposée à l'extraversion.
2. Passage et rites initiatiques.
Toutes les sociétés se sont préoccupées d'organiser le passage de l'enfance à l'âge adulte en proposant aux adolescents un modèle initiatique aussi apte que possible à réaliser de la façon la plus économique les transformations inhérentes à cet âge.
Si on se réfère aux sociétés dites primitives, on est frappé, depuis que VAN GENNEPfn 10 a attiré l'attention sur ce fait, de l'universalité de ce qu'il est convenu d'appeler les "rites de passage".
Comme le rappelle Claude LEVI-STRAUSSfn 11: "Les sociétés archaïques les plus différentes à travers le monde conceptualisent de façon identique les rites d'initiation".
S'il y a un intérêt certain à se pencher attentivement sur cette question, c'est parce que, comme le soulignent de plus en plus un grand nombre de spécialistes de l'adolescence, une grande part des troubles psychopathologiques propres à cet âge peuvent s'interpréter comme autant de conduites visant à pallier la carence évidente, dans notre culture occidentale, de toute institution analogue à celles qui, dans les civilisations archaïques ou antiques, encadrent et organisent, de manière quasi immuable, le passage de l'enfance à l'âge adulte. Comme le note Philippe JEAMMETfn 12:
"Que peut-il exister de commun entre les rites archaïques et l'adolescence d'aujourd'hui? Apparemment rien tant paraissent aux antipodes ces enfants qu'une cérémonie précipite brutalement dans le monde de la société adulte et ces adolescents qui n'en finissent pas d'accéder à un statut d'adulte dans une société où la durée de l'apprentissage ne cesse de s'allonger suivant en cela le temps de l'espérance de vie et celui de la cohabitation des générations....
On peut se demander si les troubles psychopathologiques des adolescents n'occupent pas une fonction de mythe personnel et n'acquièrent pas une dimension de rite? C'est tout particulièrement le cas dans notre culture où toute perturbation des conduites est devenue maladie.... Le trouble devient une commémoration indéfinie de l'alliance ratée entre l'adulte et l'adolescent, au travers de la répétition monotone des mêmes troubles, des mêmes conduites pathologiques dans une sorte de ritualisation interminable qui caractérise la pathologie de l'adulte. Le trouble ne représente plus qu'un rite personnel qui n'est plus lié au consensus social, un acte "insensé" qui ne peut plus être reconnu que comme "maladie", pure énigme biologique ayant même cessé de poser la question de son sens et de sa valeur de communication. La réponse pathologique est toujours un échec du processus développemental.
Les troubles du comportement et tout ce qui se regroupe sous l'appellation de pathologie de l'agir en sont un bon exemple. L'évolution semble en favoriser l'éclosion en facilitant par l'affaiblissement des interdits contrebalancé par l'accroissement des exigences de performance, le passage d'une problématique des conflits, comme dans la névrose, à une problématique du lien, comme dans les états de dépendance".
La psychopathologie de l'adolescence s'éclaire d'un jour nouveau quand on la met en rapport avec les grands axes qui traversent les rites initiatiques.
Certains faits cliniques de plus en plus nombreux et inquiétants forcent l'attentionfn 13:
°le recours par une jeunesse plus ou moins marginale à des comportements qui rappellent vivement les rituels d'initiation des sociétés traditionnelles et qui visent tous confusément à provoquer une modification abrupte de l'identité; c'est le cas de nombre de toxicomanies, de l'adhésion à des sectes, de la fascination pour les mouvements extrémistes et les intégrismes, voire aussi de la prostitution juvénile, phénomène nouveau qui ne paraît pas seulement conditionné par la misère socio-économique mais qui semble également sous-tendu par un besoin d'initiation sexuelle sur un mode violent et traumatophilique;
°la prise en considération de patients contraints de modifier radicalement leur structure psychique pour s'adapter à un environnement qui leur est étranger ou hostile, ce qui est le cas des émigrés de première et seconde génération et surtout de leurs enfants;
°la similitude évidente de certains discours délirants et des thèmes organisateurs des rites de passage. Cette similitude s'explique aisément si on prend en compte le fait que ces thèmes sont tous en prise directe sur la
· question du changement d'identité,
· de l'assomption sexuelle et de la différence des sexes et des générations, et donc aussi sur
· les fantasmes originaires - séduction, scène primitive, castration, retour dans la matrice - dont FREUD disait qu'ils forment le "noyau de l'inconscient", produit du refoulement originairefn 14.
Si les effondrements psychotiques correspondent à l'échec du refoulement originaire et au retour du refoulé de même nom, il n'y a pas lieu de s'étonner de l'étroite correspondance entre les thèmes mis en forme par les rituels d'initiation et ceux que mettent eux-mêmes en forme ces "organisateurs" de la dynamique pulsionnelle fondamentale que sont précisément les fantasmes originaires.
Nous sommes ainsi mis sur la voie qui nous permet de comprendre en quoi consistent et à quoi servent les rites de passage.
On a cherché à rapprocher des rituels archaïques un certain nombre d'épreuves qui, dans la culture occidentale contemporaine, pourraient revêtir une signification analogue.
Toutefois, il n'est que trop évident qu'on ne peut y voir que de pâles copies des rites primitifs.
"Dans notre société, certaines expériences ( rites religieux, service militaire, système des examens et des concours, consultation en vue de la contraception, interventions chirurgicales) peuvent prendre valeur de rituel initiatique par leur portée symbolique. Mais la diversité, l'hétérogénéité, le caractère individuel de ces expériences contraignent l'adolescent à forger son propre mythe personnel, ses propres croyances idéologiques ou religieuses et donnent d'autant plus d'importance à sa famille, aux attitudes de ses parents, aux interactions familiales conscientes et inconscientes"fn 15
Si les rites ont, entre autres, comme finalité d'arracher l'enfant à sa famille biologique pour l'introduire au monde des adultes qui est celui du groupe, du clan ou de la tribu, en participant des croyances mythologiques communes, il est par contre évident, comme l'enseigne l'expérience psychanalytique, que le sujet occidental a les plus grandes peines à émerger du cocon familial, réduit qu'il en est, pour en sortir tant bien que mal, à se forger un mythe personnel dont le caractère aléatoire et précaire ne souffre pas la comparaison avec la force cohésive et la richesse polysémique des mythes collectifs, garants de l'identité groupale.
Les mythologies primitives sont d'une richesse extraordinaire mais , à de rares exceptions prèsfn 16, nous n'en possédons que des versions de seconde main. Néanmoins on peut se faire aujourd'hui une idée assez exacte de ce que représentent les rites de passage. fn 17
La finalité des rites est claire: il s'agit pour les adultes d'intégrer aussi efficacement que possible les adolescents au groupe social en leur imposant des épreuves violentes qui exigent une soumission totale, où le corps est directement concerné, recevant les marques tangibles qui doivent le situer dans la lignée des sexes et des générations, en même temps que le sujet reçoit un enseignement destiné à l'introduire aux secrets de la tradition.
Le schéma initiatique comprend les trois phases que VAN GENNEP a rendu classiques: séparation, réclusion en marge ou limen, agrégation et retour.
La séparation est toujours brutale. Vers la douzième année en moyenne, l'enfant est littéralement arraché à sa famille. Tout le monde feint de croire qu'il ne reviendra pas, qu'il est promis à une mort presque certaine.
La phase de réclusion est assimilée sans équivoque au retour dans le ventre maternel. Les néophytes, le plus souvent complètement nus, sont enfermés dans un lieu clos où ils sont tenus de rester cois et immobiles.
Ils sont convoqués à recevoir un enseignement polyvalent aussi bien social, moral, religieux que "technique" qui les introduit au monde des croyances, des pouvoirs occultes, de la magie et des mystères de la filiation, de la sexualité et de la génération.
Ce qui est le plus impressionnant à nos yeux, c'est l'extrême violence des épreuves tant physiques que psychiques imposées au jeune adolescent.
Le postulant est généralement menacé de mort et des pires sévices sur un mode qui n'a rien de ludique; on le roue de coups, on le mutile, on lui pose des devinettes impossibles, on se moque de son ignorance, on s'acharne à le mener aux abords de la folie en le soumettant à des injonctions plus paradoxales les unes que les autres.
Ces épreuves, on s'en rend compte, s'encadrent dans un système de logique paradoxale qui veut, par exemple, qu'un jeune homme ne devient véritablement un homme que s'il a été sodomisé voire même que s'il a violé et tué les plus vieilles femmes de la tribu.
Les marques corporelles ne manquent jamais.
Circoncisionfn 18, excision, infibulationfn 19 et autres mutilations visent, selon l'opinion majoritaire des anthropologues, à conférer un statut d'adulte en supprimant les signes d'ambiguïté sexuelle propres à l'enfance, le prépuce et le clitoris étant considérés comme les vestiges ridicules et honteux du sexe opposé.
La deuxième phase de l'initiation se termine par des rites qui miment l'accouchement et qui font par là clairement entendre à l'initié qu'il est définitivement mort à sa condition d'enfant, radicalement séparé du monde maternel et affranchi de la bisexualité.
Le retour consacre la réinsertion sociale. Nonobstant le fait qu'ils sont désormais reconnus comme adultes à part entière, les initiés sont généralement accueillis comme des bébés qui doivent être portés et qui doivent tout réapprendre à partir de zéro, jusqu'au nom de leurs proches qu'ils sont censés avoir oublié.
On se rend bien compte que toutes les épreuves qui sont administrées à travers les rituels de passage, sevrage brutal d'avec le monde de la mère, perte de l'enfance, rivalité dangereuse avec les aînés et les pairs, acquisition d'une identité sexuelle stable et différenciée, purgée de l'ambiguïté bisexuelle, confrontation avec l'autre sexe (souvent le mariage succède au passage) sont fondamentalement des opérations psychiques internes.
Le rite permet que ces opérations soient tout entières extériorisées et que, prises en charge par les adultes, elles réalisent en un temps record le dépassement de la problématique cruciale de l'adolescence qu'on peut résumer en trois points: passer du statut d'enfant asexué à celui d'homme ou de femme, spécifiquement sexué, acquérir une identité ferme fondée sur une délimitation nette du moi considéré comme l'instance capable de faire la distinction nette entre l'espace (psychique) du dedans et celui (mondain) du dehors, assimiler les règles qui président aux échanges objectaux, sexuels et sociaux, dans la conscience aiguisée de leur fondamentale violence.
La violence, comme on voit, est partout.
Loin de la nier ou de l'occulter, comme nous croyons sain et sensé de le faire en matière d'éducation, le "primitif", au moins dans le rituel, l'affirme et la pousse aux extrêmes avec comme finalité évidente, non de l'expulser mais de l'intégrer.
Les apports de l'anthropologie n'infirment pas la thèse freudiennefn 20 qui voit dans les rites d'initiation un double renforcement de la prohibition de l'inceste et du lien homosexuel au père, et donc aussi, par conséquent, du fait de l'actualisation symbolisante de la castration - circoncision, excision - , un véritable redoublement du refoulement originaire.
On arrive à cette conclusion saisissante:au lieu que dans les sociétés traditionnelles, l'adolescence se réduit à un passage scandé par des opérations ritualisées visant à consolider le refoulement primaire, dans notre culture, elle correspond exactement au phénomène inverse, c'est-à-dire au retour du refoulé, ce qui suffirait à expliquer que, même normale, l'adolescence se présente chez nous comme un véritable "miroir de la psychopathologie". fn 21
Les travaux que nous avons menés à l'aide du test de Szondi fn 22sur des populations africaines et indiennes sud-américaines vont dans le sens de la confirmation de cette thèse de l'affermissement du refoulement primaire. Nous avons émis l'idée , à laquelle invitent les données szondiennes, que le résultat obtenu de la sorte équivaut à maintenir et consolider les acquis de la période de latence. Autrement dit, tout se passe comme si les sociétés traditionnelles voulaient à tout prix empêcher le retour de l'Oedipe et fixer l'individu au stade qu'il a atteint juste avant l'éveil pubertaire.
Que là où ils sont encore pratiqués, les rites initiatiques se révèlent extraordinairement - pour nous - opérants et efficaces, ne fait aucun doute.
Une question toutefois se pose avec insistance, celle du comment.
Comment se fait-il que le mythe seul ne suffise pas à l'initiation, pourquoi faut-il impérativement que s'y ajoutent les rites?
3. Traumatisme et identification
A notre connaissance, personne n'a jamais donné une explication satisfaisante, du point de vue métapsychologique, au processus qui est à l'oeuvre dans les rites d'initiation et qui pourrait rendre compte de leur indiscutable efficacité et de la réalité effective des transformations identitaires profondes qu'ils accomplissent.
Nous avons trouvé chez Tobie NATHANfn 23 un essai d'explication qui est probablement le plus convaincant qu'on ait invoqué jusqu'ici.
L'auteur fait d'abord remarquer l'opposition apparemment irréductible entre le point de vue psychanalytique et celui de l'ethnologie anthropologique.
Pour FREUD et toute la tradition psychanalytique, le noyau du psychisme, constitué dans la prime enfance avant le déclin du complexe d'Oedipe, reste aussi vivace que presqu'immuable, conditionnant rigoureusement les variations ultérieures de l'identité qui ne sauraient être que superficielles ou mineures.
Pour l'anthropologie au contraire, il y a la constatation irréfutable du fait que sous l'effet de contraintes particulières, celles qu'imposent les rites de passage, la personnalité psychique du sujet se trouve profondément modifiée, et qui plus est, en un laps de temps singulièrement bref.
Il reste que l'anthropologie est incapable d'expliquer le mécanisme de cette transformation sauf à invoquer la fameuse "efficacité symbolique", ce qui n'est pas très satisfaisant, du moins pour qui se soucie de comprendre les ressorts psychodynamiques du processus.
Ce qui confère à un sujet son identité, en tant qu'elle est tissée de continuité temporelle et estampillée d'unicité spatiale, c'est en définitive une espèce de mémoire.
La théorie psychanalytique distingue trois types de mémoire, la mémoire au sens commun du terme dont elle ne se soucie pas et qu'elle abandonne à la psychologie cognitive, la mémoire qui s'exprime dans les formations symptomatiques et qui correspond au retour du refoulé - au sens où "l'hystérique souffre de réminiscences" - et la mémoire la plus inconsciente, la plus importante aussi aux yeux de l'analyste, celle qui s'actualise dans la relation transférentielle et qui s'exprime au travers de l'automatisme de répétition, le Wiederholungszwang que l'analyste espère toujours transformer en remémoration sans pouvoir, le plus souvent, dépasser le stade de la (re)construction qui, heureusement, suffit à limiter les dégâts de la répétition que FREUD assimilait à la pulsion de mortfn 24.
Or la répétition est initialement liée au traumatisme.
L'exemple bien connu de "l'enfant à la bobine"fn 25 que FREUD invoque en exergue de "Au delà du principe de plaisir", est des plus significatifs à cet égard.
Le traumatisme consiste ici dans le départ et l'absence de la mère assimilés à sa perte.
A travers le jeu du "Fort-Da", l'enfant répète évidemment ce traumatisme mais il est tout aussi évident qu'il est absolument inconscient du contenu aussi bien que du sens du traumatisme et de la répétition.
Autrement dit, la répétition s'oppose au souvenir, elle l'abolit même.
Au lieu d'une éventuelle dépression nourrie par la douleur de la perte de l'objet maternel, on obtient un individu au sens fort du terme - in-divis - qui, par le biais d'un jeu répétitif qui consiste essentiellement à congédier l'objet, réalise une sorte d'identification hypomaniaque salutaire, laquelle, du fait même de la répétition, devient pour ainsi dire une seconde nature.
Les expériences les plus traumatisantes sont celles qui, survenant par surprise, sont de l'ordre de l'impensable, de l'inimaginable. |