L. Szondi


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PROPOS SUR LE TRANSSEXUALISME fn 1

Jean KINABLE

En abordant ce thème, mon propos est limité et cela à divers titres. Mon expérience en la matière est réduite. Le phénomène même ne se donne souvent à connaître, au praticien des disciplines à radical "psy-", que dans un cadre étroitement circonscrit : celui d'une démarche déjà engagée par l'intéressé auprès d'instances médicales aux fins d'obtenir la réalisation d'un changement de sexe. Pour ma part, dans ma pratique, il ne m'est arrivé d'être saisi — et c'est effectivement saisissant — par la question transsexuelle que dans ce contexte restrictif de l'expertise préliminaire à la décision d'exécuter l'intervention chirurgicale castratrice, parfois même préalable à la mise en route d'un traitement hormonal. Habituellement, en effet, le chirurgien ne passe à l'acte qu'en fonction des résultats d'une investigation psychiatrique, laquelle peut inclure une observation psychologique. C'est ainsi qu'il m'a été demandé tantôt un avis sur le protocole d'un test de Rorschach administré à tel patient par autre que moi, tantôt de procéder moi-même à l'examen du candidat au changement de sexe. Ces circonstances font que le matériel testologique dont je dispose à ce jour est constitué de protocoles de Rorschach, mais non pas de Szondi. A ma connaissance, dans la bibliographie, sous réserve d'une exploration plus systématique, il n'y aurait pas d'études du transsexualisme portant sur le Szondi des patients, alors que les études de cas de transsexuels recourent volontiers au Rorschach, voire au T.A.T. fn 2

Or, il me paraît intéressant d'envisager la transsexualité au jour des conceptions développées dans la mouvance de l'héritage szondien. Intérêt encore présomptif mais qui s'indique d'un double point de vue. D'une part, le phénomène lui-même et tout le train de problèmes qu'il soulève (aussi bien d'ordre diagnostique que thérapeutique) auraient intérêt à s'analyser à partir de l'éclairage dont est porteuse la théorie szondienne. D'autre part, pour cette théorie, sa mise à l'épreuve de tels faits cliniques si surprenants, si peu ordinaires, pourrait lui faire connaître de nouvelles avancées, des développements internes inédits. L'idée est ici que ce champ de phénomènes permettrait de réinterroger, en les reprenant autrement parce qu'au travers de ce champ de présentification-là, des questions qui sont toujours en instance d'élaboration théorico-clinique, telles qu'elles nous sont léguées par la pensée de Szondi. A commencer bien sûr par ces problèmes qui, selon le système d'ensemble, se voient assignés à résidence dans le vecteur S .

Problématique

Outre ses figurations dans la mythologie, sans doute le phénomène transsexuel a-t-il toujours existé, faisant partie des destins possibles de la sexualité humaine. Dès les débuts de la fameuse appropriation médicale, par une psychiatrie naissant à sa modernité, de toutes les variétés de pathologie mentale, le phénomène est connu et décrit, sous d'autres appellations. Ainsi, par exemple, en trouve-t-on l'observation chez Esquirol dans son Traité des maladies mentales de 1838, du côté de ces monomanies où le délire est partiel au point de ne siéger qu'en une idée. Les spécialistes es perversions, les recenseurs de la diversité des formes de la vie sexuelle ne manquent pas d'en rapporter cetains cas, notamment Krafft-Ebing. La dénomination actuelle vient d'un article de D.O. Cauldwell, datant de 1949 et portant le titre dont vous reconnaîtrez l'inspiration : "Psychopathia transsexualis". Mais il semble que ce soit à l'américain H. Benjamin que l'on doive la constitution du transsexualisme en entité à part, autonomisée en tant que n'étant assimilable ni à la perversion, ni à la psychose. Par ailleurs, les premières interventions chirurgicales connues, pratiquées tant aux Etats-Unis qu'en Allemagne, datent du début des années 30. Les premières études portant sur un grand nombre de cas de gens ayant été opérés (d'une trentaine à une centaine) paraissent en 1964-65. Parallèlement se publient des livres témoignages écrits par certains intéressés, allant du récit autobiographique à la défense et illustration de la cause en vue de sa reconnaissance légale. En effet, une fois opérée la rectification chirurgicale du corps, la demande peut se porter vers une correction de l'état civil, du nom de baptême, voire vers la reconnaisssance du droit au mariage et à l'adoption.

Il est évident que les développements les plus récents dans les moyens de traitement hormonal et de changement chirurgical, par "-ectomie" et "-plastie", appellent un tel destin à une actualisation historiquement inouïe, inédite, en même temps qu'à une révélation de soi au grand jour pour s'ouvrir à des expériences novatrices quelque peu aventureuses. Mais tout ceci, non sans que ce destin ne se dérobe ou ne résiste à une véritable saisie sous les lumières de la raison nosologique.

En effet, s'il devient de plus en plus connu, s'il tend à se dévoiler en vue de cette solution chirurgicale demandée, le phénomène garde, quant à sa spécificité et à son originarité, une part de mystère ou disons d'énigme pour reprendre un terme qui est utilisé par l'un de ces transsexuels, James devenu Jan Morris, comme titre de son récit autobiographique fn 3. Par ailleurs ce phénomène est considéré comme résistant à toute entreprise psychothérapeutique, sous quelque forme que ce soit, au point même que ce trait prenne valeur de caractéristique déterminante, et partant de critère diagnostique; au point aussi que l'échec de tentatives de cet ordre devienne une indication pour le recours à la chirurgie. Tout comme d'ailleurs d'aucuns prétendent que l'authentification de l'adéquation de la catégorie diagnostique au phénomène ne s'accomplirait que grâce au constat des effets bénéfiques ayant résulté de la conversion anatomique, une fois celle-ci réalisée. Ainsi peut-on lire dans le témoignage de Jeanne Nolais à qui Catherine Rihoit prêta sa plume : « En fait, ce qui est terrible, c'est que le seul critère de la transsexualité se mesure en ces termes : est-on plus heureux après l'opération qu'avant ? C'est-à-dire qu'on ne peut savoir avec certitude que lorsqu'il est trop tard pour revenir en arrièrefn 4

Dès lors ce domaine de la psychopathologie partage avec d'autres registres de perturbations mentales (comme les psychopathies) certains points communs qui nous sont peut-être plus familiers à propos de ces autres registres. Ainsi cette condition d'être relativement bien connu nosographiquement tout en demeurant, d'une point de vue nosologique, insuffisamment conçu et mal conceptualisé, tandis que, d'un point de vue nosotaxique, reste en suspens la question de sa juste place au sein du système des maladies mentales et de la légitimité de son autonomisation comme entité morbide. La connaissance descriptive que l'on a du phénomène s'est vue sanctionnée par l'introduction dans le D.S.M. III d'une sous-classe consacrée au transsexualisme parmi les dits "troubles psychosexuels". Les descriptions cliniques ont mis en évidence la pertinence de certaines distinctions phénoménologiques à opérer. Cependant, elles conduisent aussi à des rapprochements avec d'autres entités nosographiques déjà mieux conçues pour ce qui regarde leur structure interne. Mais alors, très vite, ces rapprochements tendent à des assimilations identificatrices vraisemblablement abusives. Tantôt la transsexualité sera comprise sur le modèle de la perversion, tantôt sur celui de la psychose, parfois même à partir des concepts requis par et pour la névrose, spécialement l'hystérie.

Pathiquement ce destin consiste à se vouloir être, et cela du fait de ne pouvoir qu'être, de l'autre sexe que celui que l'anatomie vous impose de devenir comme devoir être. Mais celui qui est sujet à un tel destin ne consulte le plus souvent que déjà porté par cette croyance assurée que s'il lui reste quelque chose à attendre de l'existence, et en l'occurrence à demander des professionnels, c'est d'une part le moyen pour aboutir au but préfixé et d'autre part l'artisan qui acceptera de s'en charger. Mais c'est l'intéressé lui-même qui est le meilleur spécialiste quant au diagnostic de son propre cas; ce qu'il cherche c'est un exécutant suffisamment compétent pour réaliser le traitement précis de sa destinée qu'il appelle de ses voeux. A un psychothérapeute il n'aurait rien à demander, du moins rien d'autre qu'une confirmation, ou une contribution, afin que s'accomplisse la modification anatomique voulue. Dans le contexte de l'expertise, la part du psychiatre risque de se réduire au diagnostic différentiel, à savoir exclure tout autre diagnostic de maladie mentale, toute symptomatologie qui n'aurait pas partie liée avec son conflit intime. Donc son rôle ne consisterait qu'à éloigner de la table d'opération les psychotiques, les pervers ou les personnalités trop fragiles pour endurer la pénibilité des interventions successives et des conséquences ultérieures dans la vie sociale. Soit encore prévenir les complications névrotico-thymiques pouvant accompagner le processsus de transformation.

Cette croyance ne demande qu'à se faire sanctionner par qui de droit pour que s'administre la seule solution possible, aujoud'hui de mieux en mieux effectuable : le changement du corps donc. Cette croyance pétrifie toute demande, comme dit M. De Wolf : « sa demande est figée dans une exigence irrévocable : faire accepter sa conviction d'appartenir au sexe opposé. Le transsexuel n'attend aucune modification autre que celle de sa conformation anatomique sexuelle afin de pouvoir vivre en accord avec cette conviction.» fn 5 Cette croyance est ce qui rendrait ce demandeur si peu candidat à la psychanalyse ou à d'autres changements psychothérapeutiques. Mais aussi la teneur de cette croyance paraît bien avoir partie liée avec cette double thématique dont Freud nous dit que, selon le sexe de l'analysant, elle constitue ou représente «les plus fortes résistances de transfert» et qu'elle consisterait en la manifestation de quelque roc d'origine, butée sur laquelle viendrait échouer le travail analytique. Recitons un extrait de «L'analyse avec fin et l'analyse sans fin » : « Les deux thèmes sont liés à la différence des sexes; l'un est tout aussi caractéristique de l'homme que l'autre de la femme. Malgré la différence du contenu il y a là des correspondances évidentes. Quelque chose qui est commun aux deux sexes a été forcé, par la différence des sexes, à se mouler dans l'une et l'autre formes d'expression.

Les deux thèmes en correspondance mutuelle sont pour la femme l'envie du pénis — l'aspiration positive à la possession d'un organe génital masculin —, pour l'homme la rébellion contre sa position passive ou féminine envers un autre hommefn 6 Chez l'homme, Freud formule également ce thème en empruntant à A. Adler l'appellation "protestation virile" à travers laquelle c'est un refus de la féminité qu'il entend. Chez la femme, il parle d'aspiration à la virilité, d'espoir d'acquérir l'organe masculin. Ainsi donc, ce qui se refuse chez l'homme, ce qui s'envie chez la femme, de part et d'autre avec une insistance opiniâtre ayant la résistance du roc, voilà ce dont le transsexuel poursuivrait la réalisation corporelle : rendre anatomiquement effective cette féminisation ou cette masculinisation au nom d'une féminité ou d'une masculinité de fait, c'est-à-dire qui serait déjà un fait certain dans et pour ce réel qu'est la réalité psychique.

Cette croyance du transsexuel est aussi ce qui risque d'induire l'assimilation tantôt avec la conviction délirante, tantôt avec les roueries de cette solution perverse destinée à maintenir par déni la croyance que détrompe l'épreuve de réalité. Et en effet le transsexuel sait très bien et ne nie nullement qu'il est biologiquement et anatomiquement de tel sexe d'assignation, mais nonobstant il se sent de l'autre genre. Ce qu'il désavoue donc, pour ce qui le concerne, c'est l'adéquation de cette attribution; ce qu'il renie ou dénie c'est l'appropriation entre son genre et son sexe, celui assigné par le corps. Comme dit Jeanne Nolais : «Le transsexualisme est un problème de sexe, non un problème sexuel» fn 7. Il n'est un problème que parce que la nature se serait trompée sur le sexe. Et comme la vérité est celle du genre d'appartenance psychique contre la nature, le transsexuel est tenu d'infliger un démenti à cette réalité corporelle. Croyance donc d'appartenir au genre opposé au sexe d'attribution. Mais par ailleurs, à propos de croyance, Freud n'écrit-il pas que « la psychanalyse nous conseille de croire le croyant » fn 8? Bien sûr, ceci en vue d'en mener la pathoanalyse. Si Freud nous dit aussi que l'anatomie c'est le destin, le transsexualisme nous présenterait une version singulière de cette formule puisqu'il s'y avérerait combien la destinée sexuelle peut être contraire au sort que lui réserve l'anatomie, ou du moins peut s'éprouver comme radicalement contrariée par un tel sort. Pour ma part, l'analyse d'un tel destin à laquelle j'aimerais m'attacher se propose de conjoindre les perspectives szondiennes et l'apport de l'analyse de protocoles de Rorschach.

Jalons

Pour resituer le problème d'un point de vue szondien, je reprendrai comme points de repère l'un ou l'autre développements qui ont fait l'objet de mon exposé, consacré au tandem perversion-inversion fn 9. Ceci tout en posant la question : que le transsexualime soit à comprendre, szondiennement parlant, comme destin du vecteur sexuel, qu'est-ce à dire, quelles en sont les implications pour la théorisation du phénomène ?

Un premier jalon nous permettra un repérage par rapport à une systématique de l'ensemble des maladies mentales. Ce jalon nous est fourni du fait que, à suivre Szondi, on est conduit à consacrer le dualisme perversion-inversion, donc à soutenir tant cette distinction que, dès lors, l'ouverture d'une dialectique entre les deux, et cela bien plus rigoureusement que ne le fait habituellement la littérature où le pôle "perversion" tend à s'émanciper de cette opposition pour la régir, en devenant alors le terme général désignant l'ensemble des versions pathologiques de la sexualité. Quelle que soit la diversité de leurs formes, toutes sont dites des perversions.

Dans le système de Szondi, cette dualité essentielle correspond à celle des deux facteurs constitutifs du vecteur concerné. Selon la répartition qui en résulte, le transsexualisme est à référer au facteur h , celui de l'inversion. En reprenant alors l'articulation nosographique d'ensemble que Szondi propose, dans sa "Triebpathologie", pour les diverses figures de destinées sexuelles, à l'intérieur du groupe des inversions, le transsexualisme côtoierait ce qui est appelé homosexualité, bisexualité, sexualité contraire et travestisme ou transvestisme. Faut-il le préciser, ce rapprochement imposera secondairement de spécifier ce qui distingue le transsexuel de l'homosexuel et du travesti. Ceci d'autant plus impérieusement que le transsexuel peut se manifester sous des dehors comparables à un comportement homosexuel et au transvestisme. Et du temps où la transformation médicale du sexe du corps n'avait pas cours, quelle autre incarnation substitutive pouvait connaître cette pathologie que dans les apparences et habitudes notamment vestimentaires et dans ses choix amoureux d'allure homoérotique... sauf à être, si je puis dire, un transsexuel homosexuel ? Jeanne Nolais ne dit-elle pas s'être mariée parce qu'elle était un "homme lesbien" !

Une indication ici tout à fait décisive nous est alors fournie du fait de l'affinité élective ou de la parenté structurale que tisse Szondi entre la dimension de l'inversion et le facteur p du moi en tant que justement ces pathologies ici concernées auraient pour commun dénominateur d'être autant de problématiques axées autour d'idéaux d'être et de la question de l'identité. Ainsi donc le transsexualisme sera-t-il à penser comme formation structurée essentiellement par une certaine articulation des dimensions h et p . Ainsi peut-on rapporter les formes de clivage qui, dans le transsexualisme, paraissent intervenir, de façon essentielle, au sein des différences entre les sexes en même temps que dans celles entre psyché et soma, à une certaine rupture dans la dialectique moiïque entre être et avoir. «Ce que le transsexuel soulève au coeur de son drame, écrit M. De Wolf, c'est la question de son être, de son identité même. Je suis une femme, malgré mon corps d'homme. Être et avoir se répartissent, chez un même individu, selon la division des sexes elle-même répartie sur l'opposition corps esprit. Le corps choit en quelque sorte de l'être; il est en souffrance hors de lui jusqu'au moment où, après le simulacre opératoire, il retrouve ce qui finalement n'est qu'un paraître, un semblant d'êtrefn 10 Dans cette ligne la théorie szondienne est peut-être bien en mesure de nous mettre sur la voie d'un progrès dans l'élucidation de cette crise radicalisée de l'identité sexuelle en quoi consiste le transsexualisme, quant à ce que cette identité doit à la corporéité et aux attributs dont celle-ci dote le sujet.

Un deuxième jalon ressort d'une réflexion sur les termes mêmes utilisés pour désigner le phénomène, termes qui nous font l'appeler trans-sexualité en tant que l'une des manières d'invertir la vie sexuelle. Freud nous a appris à concevoir le sexuel, en tant qu'il est, par nature, de l'ordre de la pulsion et non de l'instinct, comme se constituant en propre sur fond de processus biologiques et de supports corporels, c'est-à-dire par appui contre et par contra-position vis-à-vis de ceux-ci. Aussi, et cela par essence, la sexualité est-elle de l'ordre du polymorphisme, c'est-à-dire appelée à n'exister qu'à travers diverses versions prédisposées aux modifications. Et le mot version peut s'entendre ici dans son acception en littérature : lorsqu'on parle des différentes versions d'un texte écrit. On vise alors chacun des états dans lesquels le texte se présente. Ces états sont le produit de modifications ou traductions intervenant de l'un à l'autre. Ces modifications ne sont saisissables que par renvoi à un original ou bien, à défaut, à une version qui est élue, établie, reconstituée comme celle qui doit être tenue pour celle de référence, soit le modèle permettant de mesurer les variations. Pour ce qui concerne la sexualité, en guise, en lieu et place de modèle de référence, on pourra se rapporter aux données perceptibles d'une certaine réalité, aux dites lois de la nature, ou à des normes légales ou socio-culturelles. Or, le rapport d'une version à celle de référence peut consister en une contradiction. Classiquement depuis Krafft-Ebing, quand il est question de sexualité contraire, c'est à propos de l'homosexualité. L'expression convient également au sujet du transsexuel. Mais où y-a-t-il ici contrariété ? Eh bien entre la sexuation anatomique et la sexuation psychique où, pour reprendre un titre de F. Castagnet, les contraires en cause sont le sexe de l'âme et le sexe du corps fn 11. C'est ainsi que R.J. Stoller définit ce syndrome par ce trait pathognomonique de la conviction d'être d'un genre contraire au sexe conféré par la réalité corporelle. Et la quête d'un changement sur ce dernier plan, pour y passer d'un sexe à l'autre, vise à réduire la contradiction en question pour rétablir ce qui aurait dû être normalement et naturellement, c'est-à-dire pour instaurer une conformité ou une analogie de l'un à l'autre. L'idée est de corriger une erreur de la nature, de mettre en accord ce qui se contrariait.

Mais ici le préfixe "trans-" peut prendre un double sens. Signifiant l'objet de la conviction et l'objet de la demande, la préposition veut dire "de l'un à l'autre", passage d'un pôle à l'autre au sein d'une opposition binaire tenue pour irréductible : il s'agit de transformer les attributs sexuels du corps d'un genre en l'autre par conformité avec le sentiment d'identité. Mais l'analyse plus poussée du phénomène peut amener à se rendre compte que, dans l'une de ses variantes, la préposition fonctionne nettement dans son sens de "au delà", "outre". C'est alors d'un passage "hors sexe" dont il s'agit, ainsi qu'en traite C. Millot dans un essai sur le transsexualisme fn 12. La sexualité contraire s'y fait contre-sexualité ou version contre le sexuel. Et il est tout indiqué de rappeler ici que le facteur h est tenu pour fondamental ou directeur, c'est-à-dire tout à la fois comme inaugural et transcendantal dans le vecteur et pour son articulation : il indique la voie d'ouverture, d'intrusion mais aussi de dépassement de toute la dramatique sexuelle. Ainsi le transsexuel peut-il en rester à son refus de l'attribution d'un sexe en son corps, à la suppression de ses attributs sexuels et viser un entre-deux ou un en-dehors, un au-delà des deux, plutôt que la conversion de l'un dans l'autre. Et C. Millot rapporte comme exemplaire le cas de telle femme déféminisée mais non encore masculinisée dont elle écrit, en en parlant déjà au masculin : «Il ne peut néanmoins pas être une femme et, dit-il, comme il n'y pas de troisième sexe, il doit se ranger côté homme, "c'est un moindre mal, ajoute-t-il, et il faut bien trancher".

Cette aspiration à un troisième sexe est beaucoup plus présente que les stéréotypes concernant le transsexualisme ne le laissent soupçonner. Si certaines femmes transsexuelles ne démordent pas de leur prétention à la virilité, il s'avère souvent que cette revendication cache l'espoir d'échapper à la dualité des sexes. C'est au sexe des anges que les transsexuels entendent appartenirfn 13

Ainsi donc peut-on se demander si la visée de l'opération est de réaliser le même dans l'autre : l'identité de genre dans l'altérité d'un corps sexué en sens contraire. Ici tout se joue dans la ligne d'une monosexuation, discordante, où il s'agit de ramener l'autre au même : d'uni-formiser ou homogénéiser l'étrangeté du corps avec le sentiment d'identité, convaincu de son genre d'appartenance unique (en tant que telle serait bien son essence ou sa nature profonde). Point question ici de conciliation ni de "coincidentia oppositorum", pas davantage de jouer les "pontifex oppositorum". Ou bien l'on peut se demander si cette visée de l'opération n'est pas plutôt de donner lieu, au mépris du corps, à un troisième sexe qui soit la négation des deux autres, qui transcende leur opposition. Ainsi dans son livre J. Morris parle-t-il de s'élever lui-même «au-dessus des races, des générations et, maintenant, même des sexes» ou encore «Tout au long de mon voyage sur cette terre, il y a toujours eu en moi cette trace de mysticisme, de folie, (...) et l'unité que je recherchais, je le sais maintenant, était plus qu'une unité de sexe et de genre et tendait vers (...) "un idéal plus élevé, qui serait de n'être ni homme ni femme ".» fn 14 Ne se vouloir d'aucun sexe, ni l'un ni l'autre, se vouloir au-delà des deux, d'un genre neutre, tout en échappant à la condition corporelle où s'inscrivent les signes différenciateurs. C'est une a-sexuation corporelle qui serait en cause. Et avec la négation de la sexuation, c'est le rejet de la corporéité qui serait visé. Notons ici, en passant et en laissant cette indication provisoirement en suspens, que grammaticalement parlant la distinction des genres entre d'une part l'opposition masculin-féminin et d'autre part le neutre correspond à celle entre animé et inanimé, de là elle a partie liée avec le dualisme vie-mort ou éros-thanatos — et peut-être bien aussi avec celle des différences que J. Schotte rapportait au vecteur C comme lui étant typique : la différence des vies.

Bref, chez le transsexuel, la différence des sexes se joue non dans le registre de la bisexualité psychique mais au travers d'une sorte d'exterritorialisation de la bipartition, de l'irréductible opposition binaire : les deux genres sont distribués suivant la séparation tranchée entre deux ordres de réalité, à savoir la réalité psychique et la réalité de la corporéité. Et un enjeu capital est sans doute un certain rejet (ou une certaine transcendance vis-à-vis) de la condition corporelle. Ici pointe l'originalité de cette dramatique comme vicissitude de l'androgynie. Aussi faut-il également se rappeler ici que le facteur pulsionnel pivot doit son sigle à l'initiale d'hermaphrodite. Ce rappel nous sera l'occasion d'une précision supplémentaire et d'un troisième jalon.

Je ne reprendrai pas ici tous les enseignements qu'on peut retirer de la mythologie fn 15 . Je m'y étais déjà essayé dans mon exposé antérieur et on trouve d'intéressants développements à ce propos dans le numéro 7 de la Nouvelle Revue de Psychanalyse portant le titre «Bisexualité et différence des sexes» qui date de 1973, ou dans les Cahiers de l'Hermétisme consacrés en 1986 à «L'Androgyne».

Androgyne passe pour synonyme d'hermaphrodite. Un écart cependant peut se marquer qui concerne justement la différence entre, d'une part, modèle idéal-idéel, fantasme et, d'autre part, son incarnation; distinction dont il est question dans cette citation de M. Delcourt : «Pur concept, pure vision de l'esprit, il apparaît chargé des plus hautes valeurs. Actualisé en un être de chair et de sang, il est une monstruosité, et rien de plus.» fn 16 Et J.-B. Pontalis de préciser : «... la réalité de l'hermaphrodisme n'est pas tenue pour son actualisation, elle en est, tout au contraire, la négation : l'androgyne positif ne peut exister que dans le mythe. Incarné, vu, il évoque une double castration : il est effectivement et simultanément homme et femme châtrés.» fn 17

Le terme hermaphrodite fonctionne à la fois comme substantif et comme adjectif. Adjectif, ses antonymes sont à la fois asexué et unisexué. Étymologiquement il est issu de la mythologie où il est le nom d'un personnage, nom composite qui résulte de l'union combinant ceux de ses parents (Hermès et Aphrodite). Son nom se donne toujours actuellement, à titre de diagnostic, aux individus humains dont la conformation anatomique est telle qu'ils apparaissent de sexe ambigu ou double. Soulignons ici qu'il n'est question de transsexualisme qu'en dehors de toute équivoque de cette nature.

Il reste que l'identité de genre se confère par et à partir de l'Autre : elle fait l'objet d'une attribution identificatrice par nomination et par déclaration publique (avec inscription à l'état civil) lesquelles sanctionnent le constat visuel de propriétés corporelles caractéristiques. J.-B. Pontalis écrit : «Lorsque l'enfant paraît, deux questions, inéluctables : fille ou garçon ? Comment s'appelle-t-il (ou elle) ? Question double dans sa forme, mais unique dans sa visée car de la réponse donnée dépend notre identité. Qui verrait une grâce des dieux dans l'incapacité de réponse ? Aussi bien y répond-on généralement mais ce n'est pas trop pour nous d'une vie pour répondre en personne aux réponses déjà données .» fn 18 Et ici le choix d'un prénom ambivalent aurait été une aubaine pour le futur transsexuel opéré.

On peut reprendre ici une indication majeure de J. Schotte permettant de spécifier le vecteur S quant à la fantasmatique qui lui est référable en propre. Le fantasme originaire correspondant est celui dit de séduction : allégorie figurant l'origine d'un vie sexuelle personnelle dont la survenue intrusive et dont la fixation du scénario prototypique où se déterminent les choix possibles (choix de ces objets, de ces rôles, de ces positions dits sexuels, mais aussi choix du sexe du sujet) sont donc ainsi représentés comme induits à partir d'ailleurs, par l'initiative d'une agence autre exerçant une fonction d'initiation. Et cette structure de la séduction se retrouve au principe de nombreux rites d'initiation, lesquels ont pour finalité sociale l'incorporation de l'individu à son propre genre d'appartenance et aux rôles spécifiques qui lui reviennent selon ce genre consacré sien. Et ces rites sont explicites pour articuler cette attribution comme passage d'un bisexualisme à une monosexuation. Ainsi J.-P. Vernant écrit-il que, pour le garçon comme pour la fille, ces attributs définitoires de leur statut «marquent l'accomplissement de leur nature véritable, au sortir d'un état où chacun participe de l'autre» fn 19. Et L. Brisson de renchérir : «les initiations, qui permettent à chacun des sexes d'entrer définitivement dans sa véritable nature d'homme ou de femme, comportent, à travers le travestissement, la participation momentanée à la nature de l'autre sexe.» fn 20 L'énigme dont la fantasmatique typique de ce vecteur témoigne de par les mises en scène de réponses en quoi elle consiste, notamment dans les théories sexuelles infantiles, l'énigme en question porte sur l'origine de la différence des genres, ainsi sans doute que des espèces. Les fantasmes typiques sont manières de s'en expliquer l'engendrement. Semblablement, le mythe de l'Androgyne tel que conté par Aristophane chez Platon présente la bipartition comme engendrée tragiquement à partir d'une indivision duelle primitive et la sexuation des corps comme blessure perpétrée par sectionnement. Comme l'écrit J. Libis: «A la fois lieu de la décision primordiale et principe de l'origine des sexes, l'androgyne semble hanter, en filigrane, la condition incarnée de l'Homme, dont il souligne à contrario l'incomplétude, la cicatrice et l'indigence. Au Commencement n'était pas le Sexe, tel est le leitmotiv de la mythologie universelle. Il interfère d'ailleurs parfois curieusement avec des intuitions para-positivistes telle celle de Freud supposant que "...la sexualité et les différences sexuelles n'existent certainement pas à l'origine de la vie...".» fn 21

Selon le récit mythique, Hermaphrodite, lui, n'accède que secondairement à l'androgynat, pour s'être détourné du commerce sexuel faute d'y avoir été initié, mais il y perd son individualité masculine vu son incorporation à l'être double qui se forme lorsque la nymphe obtient de faire corps avec lui. Comme dit Ovide, ainsi unis «ils ne sont plus deux corps distincts sous une double forme, ils ne sont ni homme ni femme : ils semblent n'avoir aucun sexe et les avoir tous les deux ».

Si l'androgyne et l'hermaphrodite sont des figures destinales des vicissitudes de la bisexualité, on peut cependant marquer certaines distinctions entre eux. Et ici le préfixe "bi-" pourrait s'entendre comme équivalent du préfixe "poly-" dans l'usage que Freud en fait pour caractériser le sexuel justement par son polymorphisme. C'est ce que souligne Pontalis en remarquant : «Le rêve du bisexuel ne serait-il pas en définitive d'être un polysexuel ? Déni de toute assignation du sexe : le sexe est partout... et nulle part.» fn 22 Chez le transsexuel, en tout cas, il n'est pas là où corps lui est donné ni tel que le corps lui assigne d'être. Dès lors est-il plus proche de l'androgyne que de l'hermaphrodite tandis que, de celui-ci, se rapprochent par exemple le travesti mêlant des attributs des deux sexes tout comme la figure de la mère phallique ou le fantasme des parents combinés.

J. Libis différencie l'hermaphrodite et l'androgyne en disant que leur dualité peut être imaginée «ou bien sur le mode de la cumulation, de la conjonction, de la pro-thèse; ou bien sur le mode de la fusion, de l'immixtion, de la syn-thèse. Dans le premier cas, le masculin et le féminin survivent peu ou prou à leur union; leurs pouvoirs se complètent ou, d'une certaine manière s'additionnent. Dans le second cas, le masculin et le féminin sont résolument arrachés à leur identité respective, et de cette dissolution ontologique radicale naît une nouvel être qualitativement irréductible aux protagonistes initiaux.» fn 23 Ainsi l'hermaphrodite est-il représentable en un corps offrant ostensiblement les caractères des deux sexes. Les sexes y coexistent seulement juxtaposés ou s'interpénétrant de manière ambiguë. Autrement dit : «l'hermaphroditisme ne surmonte pas le masculin et le féminin, mais il en exaspère le dualisme» fn 24, sans donc le transcender.

Par contre, l'androgyne est «figure irréelle», «mythe pur», ne pouvant donner lieu à une «image représentée», incarnée. En lui se produirait une «fusion adéquate du Masculin et du Féminin, solution inimaginable du clivage sexuel.» Il tend à «dissoudre (...) les caractères sexuels» , tendance donc au «dépassement», à la «négation de la polarité des sexes telle qu'elle est donnée dans l'empirie. Asexuel est le destin fondamental de l'androgyne, et toute querelle sur le sexe des anges est inopportune car l'angélisme et l'androgynie tendent à se superposerfn 25 Ainsi est-il porteur d'une tentative-tentation de dé-réalisation de la réalité humaine, à commencer par sa condition nécessairement corporelle. Comme l'écrit notre auteur : «l'être qui aspire à retrouver son androgynie perdue ne peut le faire sans risquer son être même, sans affronter la négation suprême qui est la mort. Pour que renaisse l'androgyne, il faut que le masculin et le féminin meurent à eux-mêmes, en eux-mêmes, et peut-être surtout l'un par l'autre. Ainsi l'androgyne semble susciter une nouvelle dimension du "négatif" : pour corriger ce qui fut la césure originelle (...) il faut maintenant que se joue la nécessité de la dissolution "physique", l'accomplissement de la mort terrestre.» fn 26 Et cet accomplissement pourrait se produire sous forme d'un processus qui «dissout la corporéité, transcende le principe d'individuation, et consacre la mort de la condition temporelle, somatique et sexuée.» fn 27 Aussi Pontalis a-t-il raison de mettre en évidence «la double polarité du mythe : sous sa forme positive, il vise à transcender l'opposition binaire des sexes (il est transsexuel au sens plein du terme); sous sa forme négative, il ne laisse sa place qu'à ce qui s'oppose au couple masculin/féminin : le neutre.» fn 28 Sans doute dans le transsexualisme pourra-t-on voir s'accentuer tantôt l'un de ces pôles tantôt l'autre.

Perspectives

Ces trois jalons posés, ils permettent de repérer, me semble-t-il, deux directions de travail pour la recherche à poursuivre. Elles portent toutes deux sur cette notion d'identité sexuelle qui s'inscrit au foyer de la problématique transsexuelle. Stoller a largement contribué à centrer les choses sur cette question. Avec Szondi, la notion est à articuler sur fond de dialectique intervectorielle entre S et Sch : la sexuation est nécessairement oeuvre de moiïfication, certaines formes de clivage Sch y président. Avec Lacan, les jeux de l'identification seraient à reprendre en référence à sa théorisation de la fonction phallique et du complexe de castration. Par ailleurs, l'expérience de passation du Rorschach offre l'espace potentiel pour que vienne s'y porter et se mettre en scène toute une dramatisation de ce qu'il en est, pour le sujet, du destin de ses identifications, avec cet intérêt en l'occurrence d'en susciter tout particulièrement la dimension d'imagerie corporelle. A partir de tout ceci se tracent deux pistes à poursuivre de concert : 1° l'élaboration de concepts susceptibles de rendre compte de l'identité transsexuelle; 2° la lecture, selon une méthodologie inspirée de ces concepts, des données fournies par les Rorschach. Je me contenterai d'esquisser le premier de ces deux points, en formulant l'une ou l'autre des idées directrices pour la poursuite du travail.

Freud nous dit que le patient a toujours raison tout comme il faut croire le croyant. Mais lorsqu'on lit les travaux psychanalytiques de R.J. Stoller sur le transsexualisme, à commencer par l'ouvrage de 1968 où il promeut la distinction sexe-genre dans la psychogenèse de la masculinité et de la féminité (livre traduit en français 10 ans plus tard mais sous un autre titre : «Recherches sur l'identité sexuelle»fn 29) on peut se demander si sa théorisation dépasse suffisamment le fait de donner raison à ses patients et de traduire, en notions savantes, les dires et convictions de ceux-ci — peut-être au sens où Freud lui-même s'en inquiète en s'interrogeant sur la portée théorique de ses propres analyses du délire de Schreber. La question est sans doute d'autant plus cruciale qu'aujourd'hui les dits transsexuels ne deviennent des patients, ou des prétendants à la correction chirurgicale, qu'au terme de toute une quête d'informations, afin de déchiffrer l'énigme de ce qui leur arrive, dans le champ de cette vie sexuelle si contraire et si dissemblable de celle des autres. Une source d'information majeure pour l'intéressé, ce sont de tels travaux, la littérature témoignage ou la rencontre de transsexuels opérés. Le sujet y trouve des formules de mise en forme dans lesquelles exprimer l'insaisissable malaise dont il pâtit : une telle découverte a effet de révélation éclairant rétrospectivement ce qu'est ce curieux destin sien. Il nous dit de lui ce que la littérature dit du transsexualisme, surtout s'il plaide pour la solution chirurgicale qu'autoriserait le diagnostic. Au point même que ce mode d'identification peut se substituer à tout appel à une identité de genre précis selon la loi du l'un ou l'autre. C. Millot le remarque très bien dans ses rencontres de femmes transsexuelles : «A l'offre que je fis de ces entretiens, répondit, de leur part, une demande de reconnaissance de l'existence du transsexualisme, dont elles étaient les témoins et aussi bien les martyrs. C'est seulement en second lieu que se faisait valoir la demande d'être reconnues comme hommes, enfin délivrées de leur corps de femme.(...) Il s'agirait, avant tout, de donner consistance à cette entité du transsexualisme, qui justifiait leur démarche, et de fournir les preuves, à la fois de son existence, et de l'appartenance de celle qui me parlait, à cette catégorie clinique.

Les biographies rapportées furent, sans doute, retouchées à cette fin apologétique, et restent de ce fait assez stéréotypées, afin de se conformer aux grands traits du tableau transsexuel. (...) Elles ont longtemps souffert sans savoir que c'était parce qu'elles étaient transsexuelles, et lorsqu'on le leur apprit (il y a toujours ce moment de rencontre avec un médecin qui prononce le diagnostic), elles ont commencé à espérer.

Ici, le nom donné à la souffrance psychique apporte en même temps l'idée de la résolution possible. Cet épinglage leur confère une identité à laquelle elles restent dès lors rivées, et qu'elles n'acceptent plus de remettre en question. Certaines vont jusqu'à avouer que les opérations n'ont pas fait d'elles les hommes qu'elles espéraient devenir, mais cette identité transsexuelle ne sera pas ébranlée par les déceptions.» fn 30

Ainsi le transsexuel fait-il part de ce sentiment de s'être toujours, depuis toujours, éprouvé comme autre, d'un autre sexe, donc de l'autre sexe que celui imparti, imputé, conféré à partir d'ailleurs : à partir du corps, dès le moment de son entrée en scène comme tel, dès le moment de sa reconnaissance et de la connaissance de la différence anatomique des sexes; à partir aussi de la réalité sociale en ce que ses systèmes de distribution et de classification se fondent sur cette dualité des sexes. Dans la ligne donc de cet éprouvé, Stoller considère que l'identité de genre se fixe primitivement, en des temps archaïques, préalablement à ces moments d'appropriation personnelle des attributions au nom du sexe corporel. Donc, le "noyau", comme dit Stoller, de ce sentiment de soi résulterait d'une identification préliminaire à l'émergence de la reconnaissance de la distinction anatomique entre sexes telle qu'elle se produit à la phase phallique. Ainsi M. De Wolf écrit-il à propos de J. Morris : «... la conviction d'être une fille est présente logiquement "hors de" et chronologiquement "avant" la reconnaissance de la différence anatomique sexuelle entre les sexes, avec laquelle seulement débutent le refus de sa singularité anatomique sexuelle et le souhait de porter les attributs physiques de l'autre sexe.» fn 31 Stoller parle d'une identification primordiale, d'abord et avant tout d'ordre fantasmatique, ayant partie liée avec l'univers de l'appartenance symbiotique au maternel et de l'individuation qui s'y joue. La question se pose de définir de quelle forme d'identification il s'agit — pour le dire en termes szondiens : selon quels procédures ou mécanismes pulsionnels se produit-elle ? C'est là une question qui a été largement débattue par les psychanalystes lecteurs de Stoller et déchiffreurs du phénomène transsexuel. Il me semble ici qu'une avancée prometteuse pourrait résulter, d'une part, d'une reprise, dans les théories freudiennes des identifications fn 32, de la notion d'une identification au père de la préhistoire personnelle (où "père" est peut-être équivalent de "parent") en tant qu'elle est à la racine de l'idéal du moi, et d'autre part, d'une articulation de l'analyse dans les termes des radicaux du moi, essentiellement ceux des facteurs de l'être dans un certain clivage d'avec ceux de l'avoir.

Une autre idée directrice résulte de l'insistance stollérienne sur cette notion de primordialité et sur l'importance de la symbiose et du mode de séparation d'avec la mère. Ceci ne peut manquer d'attirer l'attention d'un szondien sur la nécessité d'analyser de plus près ce qui, dans le destin transsexuel, se joue au niveau de la sphère du contact. Sa dramatique spécifique est peut-être bien à la base du sort réservé aux enjeux propres au vecteur S , sort qui semble se distendre entre une sorte de fin de non recevoir et une sorte de passage au-delà ou par delà.

Ainsi donc l'idée, voire l'idéal de tel genre d'appartenance s'imposent comme fondés dans la réalité psychique, en se confortant sur le mode de l'assurance, de la conviction, au mépris des certitudes fournies par le réel de l'anatomie. Mais si cette idée-idéal d'un genre d'appartenance contraire s'impose c'est par la négative : c'est que toute expérience d'avènement à sa sexuation attributive selon le corps (dans le miroir aussi bien que dans le choix d'objet) devient l'épreuve que je ne suis pas de ce genre-là... sans pour autant être nécessairement de l'autre. Si conviction il y a, elle est peut-être surtout assurée de ce que son identité n'est pas. Je pourrais reprendre ici ce propos d'une transsexuelle que cite C. Millot en la baptisant de l'archangélique "Gabriel" : «il me déclare :"la vérité sur le transsexualisme, c'est que contrairement à ce qu'ils prétendent en général — avoir une âme d'homme prisonnière d'un corps de femme (ou l'inverse) — les transsexuels ne sont ni hommes ni femmes, ils sont différents". C'est cette différence que Gabriel veut faire reconnaître. "Les transsexuels sont des mutants : différents d'une femme, quand elle est complètement femme, différents d'un homme, quand il est complètement homme. Je sens et je sais, dit-il, que je ne suis pas une femme, j'ai l'impression que je ne suis pas non plus un homme. Les autres transsexuels jouent un jeu, ils font l'homme." Gabriel, lui, ne s'est jamais senti homme, mais c'est parce qu'il était sûr de ne pas se sentir femme, qu'il s'est dit homme. Le malheur des transsexuels, selon lui, c'est qu'il n'y ait pas de troisième terme, de troisième sexe. La société serait la grande responsable de cette bipolarité, dont les transsexuels subissent la contrainte.» fn 33 Gabriel déclare aussi «vouloir un sexe, cela n'a rien à voir avec l'identité». Ce même thème fait l'objet d'un article d'A. Oppenheimer intitulé "La sexualité masculine ou comment s'en débarrasser. Réflexions sur la sexualité masculine à partir du transsexualisme" fn 34. Sa thèse est «que le refus de la mâlité et de la masculinité est plus fort que le désir de féminité, et que le rejet de la sexualité masculine est le véritable moteur de la demande» (celle de transformation en femme) fn 35. Elle précise également : «L'idée qu'un sentiment personnel puisse s'établir indépendamment de toute considération anatomique, des sensations sexuelles et de l'image du corps, est une croyance transsexualiste.» fn 36 Ce qui est visé, c'est «L'évacuation de la pulsion sexuelle au profit de la seule identité désincarnée» fn 37.

Un tel refus-rejet naîtrait de la contradiction entre de nouvelles assignations attributives à s'approprier (à incarner et auxquelles s'incorporer) et une appartenance déjà adjugée, dite d'un autre ordre logique et d'une antériorité historico-structurale. Sous-jacente à ces instances contraires en conflit, on peut retrouver la distinction entre vecteur S et vecteur C . Dans le contexte d'avoir ainsi à penser un tel problème, j'ai été très vivement intéressé, lors d'un séminaire de cette année, par un exposé que J.M. Poellaer nous a fait. Entre autres, il proposait d'articuler la différence des logiques spécifiques entre ces deux vecteurs en mettant en correspondance le jugement d'appartenance avec le contact et le jugement d'attribution avec la sexualité. Voilà qui m'est apparu telle une idée directrice supplémentaire, d'autant plus parlante qu'elle s'accompagnait de tout un développement sur les propriétés de la masse selon Elias Canetti, présentées comme concepts pertinents pour penser le contact fn 38. Or ce développement faisait écho, pour moi, à une interprétation tout à fait singulière que m'avait donnée, au Rorschach, une jeune fille transsexuelle de 18 ans.

Avant de vous citer cette interprétation, il me faut tout d'abord vous préciser qu'elle intervient dans un protocole qui présente les deux particularités suivantes : non seulement toute kinesthésie humaine y fait défaut, mais aussi se trouve systématiquement évitée toute appréhension sur le mode de l'entre-deux — ainsi qu'y incitent le plus volontiers ces planches qui sont à configuration bilatérale : où les taches vont s'espaçant et se doublant, symétriquement semblable l'une en regard de l'autre. Même à de telles planches est évitée toute conception de deux êtres (individualisés chacun dans sa forme totalisée, incarnée, identificatrice) et rapportés l'un à l'autre en quelque lien que ce soit. Aucune mise en scène de relations entre deux n'est proposée, de même que jamais ces données perceptives ne sont reçues dans leur configuration en opposition binaire. C'est justement à l'une de ces planches que survient l'interprétation en question. A savoir la planche VII : la plus ouverte de toutes,

l'une de celles où est la plus forte l'incitation à produire des rapports interindividuels, planche dont les spécialistes s'entendent pour reconnaître sa puissance d'évocation de figures de la féminité et du maternel. En lieu et place, c'est la mouvance d'une masse informe, cernée de vide qui finira par y apparaître. En effet, face à cette planche, la première réaction de Pascal(e) est de la retourner, ce qui modifie la dynamique spatiale d'ouverture tout en clôturant le vide : le blanc (ou le trou) se retrouve enclos. Elle parle alors de "nuages"; puis

reconnaît une forme à symbolique phallique sous les espèces d'une "trompe d'éléphant"; ensuite elle dit "un grand trou" avant que d'ajouter, en association avec la trompe : "on dirait qu'il y a des yeux qui regardent vers l'extérieur". Le plus significatif s'explicite alors dans ses commentaires lors de l'enquête. Déjà à propos des nuages, elle rend compte de cette vision en disant : "C'est toujours des petits tas de nuages. Toute cette liaison, comme ça, qui se fait. On dirait que ça va bouger" fn 39. Mais surtout, quand je lui rappelle son interprétation "grand trou", elle enchaîne : "oui, il y a un grand trou ici, mais je ne sais pas très bien ce que ça pourrait représenter. Une sorte de vide comme ça, au milieu, puis des gens autour. Une société, des vies autour et puis de l'autre côté c'est vide... Une sorte de masse humaine... une société, quoi, qui se bouscule tout le temps. Je ne sais pas. Les endroits où ça se serre, c'est plus calme".

Toute sommaire que soit pareille indication, cette référence au Rorschach m'a au moins permis de faire le pont avec la seconde piste de travail que je vous disais s'ouvrir, au-devant de moi, pour une étude systématique qui confronterait les perspectives conceptuelles d'inspiration szondienne et les données testologiques recueillies et à recueillir à l'aide de diverses méthodes projectives.


Footnotes

1. Communication proposée lors du colloque des Archives Szondi de septembre 1987.

2. A titre d'exemple, cfr. BRETON, J. (1985) Le transsexualisme. Étude nosographique et médico-légale, Paris, Masson.

3. MORRIS, J. (1974) L'énigme, traduit de l'anglais, Paris, Gallimard.

4. RIHOIT, C. et NOLAIS, J. (1980) Histoire de Jeanne transsexuelle, Paris, Mazarine, p. 210.

5. DE WOLF, M. (1976) L'énigme transsexuelle (à propos de l'ouvrage de Jan Morris "L'énigme"), in Acta psychiatrica belgica, 76, p. 860.

6. FREUD, S. (1937) traduction française dans Résultats, idées, problèmes II, Paris, P.U.F., 1985, p. 266.

7. op. cit. p. 236.

8. FREUD, S. (1912) Totem et tabou, traduction française, Paris, Payot, 1965, p. 169.

9. Ces développements sont repris dans mon autre texte publié en ce même volume.

10. op. cit. p. 866.

11. CASTAGNET, F. (1981) Sexe de l'âme sexe du corps, Paris, Le Centurion.

12. MILLOT, C. (1983) Horsexe, Paris, Point Hors Ligne.

13. op. cit. p. 124.

14. op. cit. p. 183 et p. 212.

15. KINABLE, J. (1991) Sentir et érogenèse : du contact à l'éveil sexuel, in FEDIDA, P. et SCHOTTE, J., Psychiatrie et existence (décade de Cerisy - septembre 1989), Grenoble, J. Millon, pp. 291-319.

16. DELCOURT, M. (1958), Hermaphrodite, Paris, P.U.F. p. 68.

17. PONTALIS, J.-B. (1973), L'insaisissable entre-deux, in Nouvelle revue de psychanalyse, 7, Paris, Gallimard, p. 16.

18. op. cit. p. 23.

19. VERNANT, J.-P. (1974) Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Maspéro, p. 38.

20. BRISSON, L. (1973), Neutrum utrumque. La bisexualité dans l'antiquité gréco-romaine, in Cahiers de l'Hermétisme : l'Androgyne, Paris, Albin Michel, p. 37.

21. LIBIS, J. (1986) L'Androgyne et le Nocturne, in Cahiers de l'Hermétisme déjà cité, p. 19.

22. op. cit. p. 22.

23. op. cit. p. 12.

24. FAIVRE, A. et TRISTAN, F. (1986) Avant-propos, in Cahiers de l'Hermétisme déjà cité, pp. 9-10.

25. LIBRIS, J., op. cit. p. 13.

26. op. cit. p. 20.

27. op. cit. p. 22.

28. op. cit. p. 17.

29. Paris, Gallimard, NRF.

30. op. cit. pp. 116-117.

31. op. cit. p. 869.

32. Sur la pertinence du pluriel, cfr. FLORENCE, J. (1987) Les identifications, in collectif, Les identifications. Confrontations de la clinique et de la théorie de Freud à Lacan, Paris, Denoël, L'espace analytique, pp. 149-187.

33. op. cit. pp. 127-128.

34. In DELAISI de PARSEVAL, G. (sous la direction de —) (1985) Les sexes de l'homme, Paris, Seuil, pp. 125-138.

35. op. cit. p. 126.

36. op. cit. p. 131.

37. op. cit. p. 133.

38. Ces indications dues à J.-M. Poellaer ont été reprises également par J. Mélon dans ses travaux ultérieurs.

39. Une autre jeune femme transsexuelle de 27 ans proposait également, à cette planche, comme première interprétation, cette vision de "nuages" qu'elle évoquait, elle, dans les termes suivants : " Ceci, ça me fait penser à quelque chose de très ouvert qui donne de l'air comme ça, de l'espérance, de... Disons des nuages presque... la liberté". Et son commentaire, lors de l'enquête : "La liberté, les formes comme ça : les nuages forment aussi parfois... comment dit-on ça ?... ça s'éparpille un peu comme ça...". Selon le contexte de l'ensemble du protocole, cette liberté ou libre mouvance que figureraient les nuages est celle du polymorphisme et de la métamorphose perpétuelle, de la possibilité même de changer de forme sans la moindre contrainte par quelque forme obligée ou destinale que ce soit. La valorisation d'une telle liberté va de pair, tout au long du protocole, avec une nette réticence pour tout processus d'identification à/par la forme, aversion qui peut ainsi s'entendre comme une façon de souhaiter échapper aux formes constituées et instituantes, imposées et prédéterminées, rivant l'être à une condition identificatoire, à une identité préformée et formellement exigible de l'intéressé. Un tel vécu n'est-il pas représentatif de la question transsexuelle ?

© 1996-2001 Leo Berlips, JP Berlips & Jens Berlips, Slavick Shibayev