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BELA BARTOK, SEUL AVEC SA MUSIQUE.

Marc LEDOUX

Où se trouve la musique ?

Dans un pays qui, à travers des siècles d'invasions et d'occupations, a

maintenu son élan nationaliste. Élan d'agressivité, de générosité têtue, rempli d'espoir et de désespoir. C'est ce lieu que Béla Bartok choisit pour vivre, au terme de ses errances.

Son arrière grand-père paternel ,Yanos Bartok , avait été banni du pays pour

banditisme et meurtre. Son grand père s'était battu pour construire une coopérative agricole et son père, directeur d'une école d'agriculture, ne survécut pas aux conflits qui l'opposaient aux nobles et aux aristocrates. Il mourut lorsque Béla avait huit ans. Sa mère, institutrice, resta seule avec ses enfants, Béla et Elsa. Rejetée par la noblesse, pour survivre, elle fut obligée de changer de travail et confia ses enfants à sa soeur

Irma.

Dans cet univers, Béla Bartok se greffa une enveloppe immobile et silencieuse.

Son corps vécu fut touché: eczéma, asthme, pneumonie, accès de fièvre

dont il mourra en 1945. Comment Béla Bartok a-t-il vécu aussi longtemps (de 1881 à 1945) la tension entre son silence et ce bruit du corps vécu ? Questionnement qui nous guide vers les zones d'où vient la musique.

Il la trouva d'abord chez les paysans: "C'est chez les paysans que j'ai passé les heures et les jours les plus heureux de ma vie; là, j'étais chez moi". Bartok a transformé l'errance en itinéraire scientifique et en recherche des sources de la musique.

Avec Zoltan Kodaly, il traverse de nombreux pays pour collecter chez les

paysans des mélodies populaires. Et à l'académie musicale de Budapest il travaille pendant dix ans à la composition de recueils de musique folklorique. Exclu par les officiels de la musique, refusé par les jurys de concours, critiqué par ses professeurs de piano, parce qu'il renonce au pittoresque ornement du romantisme, Bartok se retrouve quand il pénètre dans l'intimité et le secret du folklore pour lui emprunter ses pouvoirs. Il veut reconquérir le folklore et l'accomplir. Il ne le connaît que pour le recréer ,et sa mission de créateur est autant une mission à l'égard du folklore que de

lui-même. Ce double mouvement se fait entendre "dans les danses populaires roumaines" pour piano.

Réinventé, ce folklore déploie toutes ses richesses et nous ouvre une

deuxième voie de la musique: le rythme . La musique de Bartok doit sa violence et sa sauvagerie aux rythmes folkloriques (surtout le rythme bulgare). Mais cette violence n'est pas destructrice, elle est fondatrice. Bartok s'élève du rythme aux sources du rythme, à ses énergies qui donneront indissociablement vie et forme à la

musique. On entend la pulsation du rythme avant les sons où ce rythme prend corps.

Dans l"'allegro barbare" de 1911, mais seulement joué en 1921 sous prétexte qu'il était "hongrois barbare", la violence fonde, affirme et nous impose la polytonalité do-fa-dièse, toujours menacée, c'est-à-dire l'intervalle le plus agressivement dissonant pour des oreilles romantiques. Au milieu d'une rumeur de foule se forme un thème carré, martelé sur deux notes d'abord, pour s'élargir ensuite.

Cette violence est fondatrice et non destructrice, car Bartok, par son travail, la médiatise et la canalise.

C'est à travers son travail d'ethnomusicologue qu'il noue des liens amicaux (Kodaly, Ady, etc..), que ses "transcriptions musicales" lui permettent de contacter, transporter et interpréter les partitions.

C'est son travail de pianiste qui lui permet les rencontres amoureuses (avec Ditta, sa femme, qui était son élève et avec qui il joua par exemple sa sonate pour deux pianos et percussion), les rencontres professionnelles (Y. Menuhin, Szigeti etc...) et pédagogiques. Grâce à son piano il accueille et accompagne une centaine d'élèves dans les richesses intimes du répertoire musical. Par sa technique pianistique extraordinaire

qu'il travaille dès son enfance et jusqu'à la fin de sa vie, il Ouvre et produit des greffes d'Ouvert dans son immobilité perpétuelle.

Explorons une troisième voie à propos de la forme musicale: cette greffe

d'Ouvert, oppose et conflictualise dans sa Sonate pour piano solo de 1926, une partie percussive (le martellato du piano: son qui imite le bruit et l'attaque des instruments à percussion) et une partie mélodique, tout en sauvegardant la netteté tensionnelle des lignes.

Cet antagonisme permet à Bartok de supprimer (Auf zu heben) l'autonomie et la propre suffisance des mélodies populaires, de les reconstruire selon les exigences du développement, c'est-à-dire selon le déploiement du devenir de l'oeuvre musicale. Il en fait des thèmes véritables qui conservent au chant populaire ses intonations et son rythme intime.

Les" Improvisations sur des chansons populaires" sont des variations sur des thèmes populaires; il ne les juxtapose pas, il les relie, les intègre dans une continuité. La délicatesse de ces articulations logiques témoigne du devenir

de la musique, d'une reconquête au terme d'un achèvement structurel. Ce terme , c'est la forme.

Ce dynamisme de la forme s'affirme de manière grandiose dans sa sonate.

Bartok n'utilise que des fragments de mélodies populaires comme thèmes, brefs, réduits au minimum et développés rhapsodiquement par le rythme, dans un dessin dynamique qui assemble les quatre parties en une courbe, tour à tour descendante et

ascendante. L'oeuvre de Bartok se nourrit de l'opposition, de l'union de la forme et de l'élan du devenir: sans leur tension et leur rencontre, elle perd son sens. Si dépouillée soit-elle, la forme est expressive et persuasive. Elle émane du geste et du chant, reste

proche des énergies formatrices (sonate pour piano de 1926).

Chez Bartok, cet "Ouvert" nous entraîne vers les énergies d'où jaillit la

musique et s'incarne le thème. Ce déplacement vers le pur déploiement du thème nous guide sur une voie où nous participons à l'acte même de la création musicale...

Dans le deuxième mouvement (un scherzo rythmique en rondo qui va

d'un molto capricioso jusqu'au prestissimo) du deuxième quatuor, Bartok expose à deux reprises, au début et pour le prestissimo final, le thème sourd de deux notes

répétées inlassablement, dans le premier cas à la tierce mineure, dans l'autre à la seconde mineur, et ainsi jaillit tout le développement.

Au début du deuxième quatuor :"le rien". Tout est à créer. La première note a valeur d'un premier coup de baguette d'un acte initial. Elle se répète, se rythme et acquiert une dynamique. Elle n'est pas encore musique, mais seulement affirmation.

C'est la seconde note qui crée la différence c'est-à-dire le déploiement. Elle est proche de la première, comme si elle en découlait. Puis après un ostimato, sur deux notes, l'univers sonore va s'élargir demi-ton par demi-ton. Bartok enfonce un coin dans

l'inconnu qui lui résiste et, d'un martèlement continu, il se fraie une trouée et conquiert progressivement la totalité de la matière sonore. Chaque mouvement forme un tout, créé à partir de rien, dans un corps à corps agressif. Dès le mouvement fini, tout est à recommencer. Le silence a fait table rase et Sisyphe ne peut que lutter à

nouveau contre le poids de la matière qui donne un sens à son combat, à sa vie.

C'est l'énergie d'un guerrier qui prend forme musicale. La guerre menace.

Pour la deuxième fois Dans "le mandarin merveilleux", Bartok a déjà hurlé sa haine de la guerre, représentée par un artiste, radicalement étranger au monde dans lequel il vit, incompréhensible et incompris dans sa grandeur. Mais cette scène ne suffit pas pour montrer et cacher son angoisse. La pièce finit par une danse macabre.

Maintenant, pèse une autre menace: Hitler, la barbarie qui gronde sur l'Europe, qui menace l'Autriche, la Tchécoslovaquie, au seuil de la Hongrie.

"Où me cacher ? " se demande Bartok. Dans le burlesque, le sarcasme, les grimaces, ou dans l'ironie, voiles de l'angoisse de mort, comme on l'entend dans le quatrième mouvement du Concerto pour orchestre, sur l'air d'une chanson de la

"Veuve joyeuse" ? Non, ces scenario ne tiennent plus. Le "réel" frappe trop fort.

Le régent Horty prend des mesures anti-juives; les livres sont brûlés; son

élève et ami, Jenö Deutsch, est mort: il a été déporté en Ukraine et tué par des fascistes hongrois.

La femme de Bartok tombe malade et sa mère meurt. Traumatisé, il répond

par le refus, celui d'aller sur la tombe de sa mère. Il refuse à la radio allemande la diffusion de ses oeuvres. Ce refus cache un questionnement inquiet: Comment survivre dans un pays fasciste ? Comment partir ? Où aller ? Faire quoi ? Il part aux Etats-Unis. Il refuse de participer à la vie mondaine des Américains.

Il vit de la fin de l'année 40 jusqu'à sa mort dans des conditions pénibles,

précaires, seul, mais libre.

Cet acte suprême de liberté dans la continuité, lui ouvre un espace de vie

musicale.

"Mon idée maîtresse véritable ,dit-il, celle qui me possède entièrement

depuis que je suis compositeur, c'est celle de la fraternité des peuples, de

leur fraternité envers et contre toute guerre, tout conflit. Voilà l'idée que,

dans la mesure où mes forces me le permettent, j'essaie de servir par mes

oeuvres" .

Au moment où tout le menace, s'ouvre la nature. Bartok est dans la nature. Là, il vit sa sympathie avec les éléments (comme le souligne Thomas Mann).

Il ne vit pas seulement les éléments de la nature d'une manière perceptive

et objective, en collectionnant les insectes, les papillons, les coquillages et en étudiant la vie des fourmis et des vers à soie. Il la vit aussi pathiquement c'est-à-dire dans un "ressentir" qui lui rend les éléments présents d'une manière directe et immédiate.

Bartok nous apprend comment on peut communiquer ce "ressentir" de la nature. La nature se révèle par la "nuit".. C'est dans la nuit que la nature sonne. Au seuil de la nuit, la nuit et le jour sont menacés, où l'on entend le bruit s'éloigner et où l'étrangeté se voile...

On est au seuil de la musique. Bartok frôle dans sa musique nocturne le point où la musique menace de se dissoudre. Dans l'Adagio de la "Musique pour cordes, percussion et célesta", les sonorités sont plus nuancées que jamais... L'essentiel

est dans les combinaisons de la percussion (timbales avec glissando, xylophone au début) avec les cordes en trilles et en gammes chromatiques. Après un enflement jusqu'à un fortissimo martelé à cinq battements ,c'est la brutale descente vers les

murmures à peine articulés du début. Ecoutez cet Adagio, Bartok l'habite. Etranger au seuil de son propre pays au bord de la guerre, Bartok se retrouve dans cette nuit. Il y

retrouve une autre source musicale: J.S Bach, le musicien qui a fait sortir le peuple du royaume de Dieu pour le faire entrer dans le royaume de l'Homme. Bartok sort le choral de la lumière de l'église et le fait entrer dans la nuit du peuple et des enfants.

Dans l'Adagio Ve Quatuor, le "Guernica" de la musique, comme dit Pierre BOULEZ, les trilles murmurés du début alternent avec un choral chanté à mi-voix.

Ecoutons, pour finir, intégralement, sa seule partition vocale avec choeurs, très rarement exécutée, "la cantate profane", "sa profession de foi la plus personnelle". Avec la "cantate",Bela Bartok sort de la nuit, non pour rentrer dans l'église, mais pour "profaner " un cri religieux de liberté, pour tous les hommes et pour lui-même. Pour réaliser ce projet dont il a rêvé depuis longemps, il ne se fie à personne. Il rédige le texte lui-même, d'après une ballade de Noël roumaine, recueillie au printemps 1894.

Je vous écris la structure complexe de l'oeuvre au tableau; vous avez le texte en français mais c'est chanté en hongrois.

Ière partie IIe partie IIIe partie

Choeur vital Fugue de chasse Métamorphose Recherche Conflit Récapitulation

Mvt lent Mvt rapide Mvt lent Mvt rapide Mvt lent

Après un prélude orchestral grave, puis progressivement animé, le choeur va raconter la légende. Un père n'a enseigné à ses neuf fils ni le labour, ni l'élevage, mais la chasse dans les monts.

Une extraordinaire fugue vocale et orchestrale, de plus en plus véhémente, décrit la chasse.

Une fois de plus elle débute sur deux notes, si bémol et mi-bémol aux cordes basses et aux timbales. Ensuite, élargissement au fa, c'est de ces trois notes que jaillit la partie de ténor qui ouvre la fugue.

Puis vient la seconde partie: un jour en suivant une horde prodigieuse, les

fils se perdent et sont changés en cerfs.

Le vieillard prend son arc et part à leur recherche; près d'une source, il

aperçoit neuf cerfs, s'apprête à tirer, mais le plus grand s'écrie: "Ne tire pas, père, sinon nous te ferons rouler de pré en pré"...

A ce récitatif parlando du ténor solo, violent, abrupt, répond le baryton du

père, qui supplie: "Rentrez, auprès de votre mère... Les flambeaux sont allumés, la table est mise..."

Mais le fils renvoie son père solitaire à la maison: "Mes bois ne passeront

pas les portes"...

Enfin, dans la troisième partie, le choeur avec l'orchestre raconte une

nouvelle fois l'histoire, plus calmement.....

© 1996-2001 Leo Berlips, JP Berlips & Jens Berlips, Slavick Shibayev