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INTERDIT DE SE PROJETER?! Le test de Szondi vu par les Tarahumaras.

Jean Luc BRACKELAIRE

Que devient le test de Szondi dans les mains d’une autre société? Comment se situer face aux résultats qui nous sont ainsi délivrés? Quel statut et quel rôle leur donner? Qu’est-ce que le test nous révèle au sujet des membres de cette société? Et que peut-on en tirer comme enseignement à notre propos? Ces questions, le plus souvent éludées, détournées ou aplaties, exigent que l’on se donne un modèle dialectique de la société et du droit. Nous les aborderons dans le cas précis des Tarahumaras, en trois points. Il s’agira d’abord, épistémologiquement, de préciser ce que sont et à quoi nous engagent les résultats des Tarahumaras au test de Szondi (I). Nous présenterons ensuite un modèle axiologique de la norme, entendue comme cette dialectique éthico-morale par laquelle nous légitimons notre désir et que le test de Szondi mobiliserait de façon privilégiée (II). Enfin, nous avançerons notre hypothèse sur la figure que les Tarahumaras donnent à la norme et proposerons d’appréhender sur cette base deux positions factorielles qui montrent, à nos yeux, la divergence des Tarahumaras, et dont l’interprétation peut se trouver relancée (III).

I. DU TEST DE SZONDI DES TARAHUMARAS …

On sait que les indiens Tarahumaras vivent dispersés sur les hauts plateaux du sud-ouest de l’État de Chihuahua, au nord-ouest du Mexique. Nous nous sommes intéressé en 1982 à leur façon tout à la fois de changer et de se maintenir dans le contexte actuel. Formé en psychologie clinique avec Jacques Schottefn 1 à l'Université catholique de Louvain, nous étions forts, dans ce domaine, d'un système aussi riche que créateur d'idées, et Philippe Lekeuche n'avait pas eu de mal à nous convaincre d'emporter dans notre baluchon la petite boîte bleue contenant le test de Szondi. Au terme de notre séjour parmi eux, nous avons demandé à 18 enfants et adolescents, garçons et filles, de passer le test, ainsi qu’à cinquante adultes, des hommes uniquement, aucune femme n'acceptant de se soumettre à l'épreuve avec l'homme étranger que nous étions. Nous disposons pour chacun d'eux d'un seul profil.

Même si ces données testologiques nous ont parfois inspiré dans nos recherches, nous n'y avons jamais recouru de façon systématique. Une interprétation en a pourtant été proposée par Jean Mélon et son équipefn 2. Ils les rapprochent des résultats très semblables obtenus dans d'autres sociétés traditionnelles et développent l'idée szondienne d'un profil ou d'une personnalité du “primitif”, par comparaison avec l'homme occidental”fn 3.

Mais nous ne pouvons souscrire d'aucune façon à une démarche qui se donne d'avance les Tarahumaras. Car nous croyons que partir de leurs résultats au test pour interpréter ce qu'ils sont, c'est les passer au crible des concepts élaborés théorico-cliniquement à notre propos et effacer ainsi leur altérité. Et conforter cette interprétation par des résultats testologiques semblables recueillis ailleurs, par des explications ethnologiques et psychanalytiques sensées la rendre évidente ou par le processus historique qui nous séparerait d'eux et dont nous serions l'aboutissement, accentue encore la négation de leur singularité. Les Tarahumaras, dans la différence qui les définit, se voient ramenés à ce que nous sommes, comme s'ils n'étaient pas eux-mêmes au principe de cette différence et comme si ce n'était pas nous-mêmes que nous interrogions à travers eux. C'est procéder par comparaison sans poser épistémologiquement la question de la comparaison.

Or il n'est humainement de comparaison que parce qu'il y a d'abord totale disparité. C'est sur la base de notre hétérogénéité absolue que nous tentons toujours à nouveau de nous rapporter à nous-mêmes comme aux autres. Et ceci vaut bien entendu pour les Tarahumaras comme pour nous. Telle est la spécificité humaine que psychologue et sociologue doivent reconnaître à leur objet : qu'il met lui-même en œuvre cette dialectique de la divergence et de la convergence que Jean Gagnepain nomme la personne et place au cœur de la sociétéfn 4.

Si l'on ne se donne pas un modèle dialectique de la personne et de la société, autrement dit si l'on ne pose pas dans sa radicalité le principe spécifiquement humain de la divergence, l'autre se voit réduit à n'être qu'une figure de ce que nous sommes, par défaut ou par excès. Les Tarahumaras deviennent alors une positivation de l'écart qui en vérité nous constitue comme hommes. Il ne fait pour nous aucun doute qu'une telle oblitération de leur propre faculté de divergence se fait au nom de celle par laquelle l’homme occidental” fonde son identité et sa dignité et asseoit ainsi ses privilèges et sa supériorité en se distinguant d'un “primitif” qui n'est pour lui que la figure d'une nature dont il se serait déjà détaché en l'acculturant. On peut parler de projection pour désigner cette positivation dans l'autre d'une altérité que nous portons conflictuellement en nous et qu'il y aurait donc plutôt lieu de reconnaître à la fois en l'autre et en soi.

Notons en passant que cette méconnaissance a soutenu et risque toujours de soutenir, en ethnologie, tous les travers, que ce soient ceux de l'évolutionnisme, du diffusionnisme, du fonctionnalisme ou du structuralisme qui, en positivant la forme, précipite le singulier dans l'universel. Or, pour nous, l'alternative n'est pas entre une ethnologie théorique organisant en des lois générales les données diverses et multiples recueillies par d'autres et une ethnologie empirique qui ne théorise que dans le souci de rendre compte de la particularité d'un groupe ethnique. On ne trouvera pas, en effet, d'explication du social dans le social, qu'il soit pris du côté de l'humanité ou de l'une de ses configurations historiques. Il s'agit plutôt d'élaborer un modèle du processus dialectique qui permet à l'homme de vivre non plus naturellement mais socialement, processus par lequel il se singularise d'abord conflictuellement pour se donner alors contractuellement une réalité sociale. C’est dans ce processus qu’il faut situer à la fois ce qu’il est convenu d’appeler le postulat de l’unité de l’humanité et le fondement du principe comparatif de l’ethnologiefn 5. Et c'est de ce processus que les Tarahumaras constituent et reconstituent sans cesse, dans le changement, une figure nécessairement particulière.

On comprend alors sans difficulté que la ressemblance naïvement découverte entre leur profil et celui d'autres sociétés non-occidentales ne tient qu'à leur commune différence par rapport à nous. Et il faut oser se demander si le principe même de ce rapprochement n'est pas essentiellement une commune exclusion. Mais si l'on reconnaît aux Tarahumaras leur divergence en leur rendant l'identité et la responsabilité de leur histoire, c'est leur position propre, par rapport à nous, que l'on demande au test de révéler. Or cela est du plus extrême intérêt à notre propre propos. Et leurs résultats au test deviennent un document remarquable. Car en tant qu'ils portent la marque de leur divergence, radicale, ils nous renvoient de nous-mêmes une image insaisissable, incompréhensible, impossible en quelque sorte, et nous permettent de reconstruire ce que nous sommes à partir de ce que nous ne sommes pas. C'est ainsi notre propre divergence qu'ils nous invitent à reconnaître.

Pas question donc de nous projeter purement et simplement dans les Tarahumaras. Pas question, en d'autres mots, d'ignorer que nous les prenons comme ils nous prennent dans la dialectique paradoxale de la divergence et de la convergence. Reconnaître ainsi que nous vivons dans des mondes différents est la condition épistémologique préalable à la construction d'un quelconque savoir à leur propos. C'est ce paradoxe au second degré qui donne à ce savoir sa loi et sa portée. Car en sciences humaines la spécificité de l'objet n'est pas sans effets sur la position de celui qui l'étudie. Nous pensons retrouver ici la circularité où Jacques Laisis voit la définition des sciences humainesfn 6. Et le paradoxe du savoir que nous produisons redouble dans notre cas celui par où les Tarahumaras ne cessent de se produire.

C'est dire que notre démarche est toute autre. Nous nous proposons d'aborder la façon dont les Tarahumaras, en tant que Tarahumaras, passent le test de Szondi et dont cela nous interpelle, nous. Comment voient-ils le test? Et qu'est-ce que cela peut nous apprendre à notre propos? Nous n'interrogerons dès lors, au moins pour le moment, que ce qui nous paraît absolument étonnant dans leurs résultats au test, ce qui manifeste leur divergence à nos yeux, et donc la nôtre du même coup. C'est, en l'occurrence, le fait que la majeure partie des Tarahumaras qui ont passé le test choisissent comme antipathiques la majorité des photos de maniaques (m) et de paranoïdes (p). Comme on peut le voir, nous décidons ainsi de sélectionner une partie infime de la masse articulée des données fournies par le test. Les profils ne sont pas en effet appréhendés chacun dans l'ensemble qu'il constitue, dans les rapports entre son avant-plan et son arrière-plan, et dans sa singularité par rapport aux autres. Nous nous demandons simplement pourquoi les Tarahumaras donnent principalement du m- et du p- et presque pas de m+ et de p+. Le lecteur jugera en fin de parcours si le système d’interprétation peut s'en trouver enrichi.

Mais aborder la façon dont ils passent le test présuppose que l'on précise ce qu'est le test de Szondi, ce qu'il engage du côté de celui qui le passe. Or nous pensons, comme Gagnepain, que la Schiksalsanalyse porte fondamentalement sur le vouloir être et que le test mobilise la morale du corps et de la personnefn 7. Ceci exige quelques explications. Il faut d'abord accepter que l'être et le vouloir sont des plans distincts et qu'ils ne s'organisent pas simplement, comme chez l'animal, autour du corps et de la pulsion, mais impliquent chez l'homme la dialectique de la personne et celle de la norme, qui nous ouvrent à la société et au droit et nous contraignent sans cesse à l'histoire et à la liberté. Le test engagerait spécifiquement la dialectique de la norme, mais dans son interférence avec le plan de la personne, c'est-à-dire en tant qu'elle prend la personne pour contenu. Passer le test de Szondi, ce ne serait pas seulement se reconnaître ou non, ou plus, ou moins, dans les photos de visages qui nous apparaissent, se reconnaître, disons-nous, au double sens de s'identifier et de s'obliger envers soi à travers l'autre. Ce serait s'habiliter moralement — donc par interdit éthique interposé — à cet être, à cette reconnaissance. Ce serait, par exemple, en décidant de la sympathie ou de l'antipathie des visages photographiés, se refuser ou se permettre cette reconnaissance, s'y mesurer ou y parvenir.

La question est alors de savoir quelle figure les Tarahumaras donnent à la norme, c'est-à-dire à ce processus éthico-moral par lequel nous légitimons notre comportement et qui s'exerce, en l'occurrence, dans le choix des photos. Entendons bien que cette dialectique de l'éthique et de la morale est ce qu'elle est indépendamment de toute question de personne, de société, d'histoire. Ce sont là deux plans de rationalité certes mêlés dans la pratique mais qu'il convient de bien dissocier théoriquement. Pourtant les gens, les groupes et les époques — disons toutes les entités sociales — privilégient toujours chacun tel ou tel aspect de la norme, et comme il y a des sujets plus rigoureux et d'autres plus relâchés, on trouve des sociétés qui accentuent davantage la peine à payer et d'autres la satisfaction à obtenir, comme il est des temps où l'on se soucie plus de mesurer la variété du plaisir que sa pluralité, et d'autres où cela s'inverse. Mais c'est là de société qu'il s'agit, et non de norme, tout au plus de sa codification sociale. La norme, dans ses principes, reste à chaque fois identique à elle-même, si l'on peut dire. La figure que lui donnent les Tarahumaras relève donc de la société.

Notre hypothèse est que les Tarahumaras sont particulièrement rigoureux sur le bien. Ils privilégient socialement le titre que l'on se donne d'y parvenir, et plus précisément les cas auxquels ils conditionnent ce qu’ils accomplissent dans chaque situation. La construction de cette hypothèse repose sur le modèle de la norme proposé par Gagnepainfn 8 et sur la reprise qu’il permet de nos études sur les Tarahumaras.

II. … EN PASSANT PAR UN MODèLE AXIOLOGIQUE DE LA NORME …

Présentons donc d’abord de façon synthétique ce modèle de la norme, en déployant successivement la dialectique, la bifacialité et la biaxialité qui en sont constitutivesfn 9.

Qu'est-ce que la norme? Elle désigne la frustration inhérente à notre désir, la règlementation que nous imposons à notre vouloir, l'interdit par où nous nous donnons droit au plaisir. C'est que, chez l'homme, la volonté n'est pas seulement affaire de pulsion et de valeur mais d'éthique et de morale. La satisfaction, autrement dit, ne s'obtient pas immédiatement du prix payé pour le bien visé mais est médiatisée par l'analyse éthique que nous faisons de ce prix et de ce bien. C'est en effet parce que nous mesurons d'abord qualitativement et quantitativement la peine que suppose l'investissement et l'autorisation qu'implique la jouissance, que nous pouvons alors nous habiliter moralement à investir et à jouir en rapportant cette analyse à la situation. Gagnepain appelle gage et titre l'acculturation respective du prix et du bien; et nous parlerons ici de dépense et de jouissance à propos de leur réinvestissement moral dans la situation. Ce modèle peut être présenté comme suit.


Le modèle de la norme

Si la pulsion est ici définie comme cette mise en forme ou gestaltisation naturelle du comportement, qui organise le vouloir en projet, la norme en est l'auto-formalisation culturelle. Elle nous fait passer du monde de la valeur, ou mieux de la valorisation, qui met un projet sous la dépendance d'un autre, à celui de la légitimation, par laquelle nous nous autorisons à la jouissance et en assumons le coût. Elle est cette dialectique d'un pôle éthique, qui nous abstrait par analyse de l'enchaînement continu d'un prix et d'un bien devenant lui-même le prix d'un autre bien, et d'un pôle moral qui, par réinvestissement de cette abstraction dans le concret de la situation, nous fait retrouver autrement le monde de nos projets, dans un agencement proprement moral, où l'effort investi et le plaisir calculé se justifient mutuellement.

Construit par analogie avec le modèle du signefn 10, la norme possède en effet deux faces, baptisées réglementant et réglementé, qui ont pour prémisse la duplicité de la valeur et acculturent donc respectivement le prix et le bien. La première est ainsi face de rationnement et la seconde de ratification : en même temps que nous expions d'avance la faute à laquelle nous mesurons implicitement notre engagement, nous restreignons notre plaisir en le conditionnant au titre qui nous en donne le droit. Analyser éthiquement le prix en du gage, c'est en effet renoncer à être primé d'emblée de son acte et se créer des défenses, des interdits, des tabous qui sont autant d'exigences, de sacrifices, d'amendes que nous nous imposons pour nous tenir en main et mériter ce que nous nous voulons. Et analyser le bien en du titre, c'est suspendre toujours à nouveau le bénéfice du plaisir et redéfinir la satisfaction par le refus du gain, la privation et la modération qui font du désintéressement, de l'abstinence et du contrôle de soi la condition d'une jouissance autorisée, d'une consommation réglementée, d'une satiété tempérée.

Cette analyse opère en outre selon les deux axes constitutifs de la rationalité : l'axe taxinomique et l'axe génératif, qui se projettent l'un sur l'autre. L'analyse taxinomique est différenciatrice : elle définit des identités par opposition, c'est-à-dire négativement; c'est un principe de classement, producteur de diversité. L'analyse générative est contrastive : elle détermine des unités par segmentation; c'est un principe négatif de distribution, qui crée de la pluralité. Cette biaxialité fonctionne sur les deux faces et les deux pôles, la négativité se voyant niée à son tour par son réaménagement dans la situation, où l'identité différentielle se fait identité choisie et l'unité contrastive unité articulée. Sur la face du réglementant, analyser le prix en amende, c'est alors à la fois le classer et le segmenter par précaution. Gagnepain parle de garant et de caution pour désigner ces principes par lesquels nous nous assurons implicitement contre la diversité des créances et la pluralité des engagements que nous nous donnons ainsi le droit d'assumer explicitement. Sur l'autre face, analyser le bien en permission, c'est classer le permissible en congés et le distribuer en cas. Tels sont les principes par lesquels nous mesurons qualitativement et quantitativement l'enjeu d'un plaisir que nous nous autorisons alors à prendre et à obtenir autrement, par option et comme accomplissement. Et l'on comprend que, chez l'homme, se satisfaire c'est toujours implicitement prendre congé et en faire grand cas! Le schéma suivant situe ces concepts axiaux.


Concepts de l’axiologie

Nous parlerons donc ici, en première approximation, de créance et d'engagement, ainsi que d'option et d’accomplissement pour désigner sur chacune des faces l'identité et l'unité moralesfn 11.

Précisons enfin que ce pôle moral s'organise en trois visées : ascétique, casuistique et héroïque, selon que l'on adapte le désir à la règle, la règle au désir ou que la règle se prend elle-même pour projet. L’accomplissement, par exemple, n'adopte-t-il pas aussi bien le visage de l'économie que de l'excès voire de l'exploit?

III. … AU TEST DE SZONDI VU PAR LES TARAHUMARAS

Revenons maintenant aux Tarahumaras. Notre idée, disions-nous, est qu'ils sont particulièrement stricts sur le bien, autrement dit qu'ils mettent l'accent sur le titre que l'on se donne pour y accéder, et plus précisément sur les cas en lesquels ils segmentent formellement ce qu’ils accomplissent en situation.

Ceci ressort de notre étude de plusieurs aspects frappants de leur vie sociale, et en particulier de l’extrême dispersion et de la grande réserve qui gouvernent leur vie quotidienne, des relations de plaisanterie libératrices qui éclatent durant leurs nombreuses fêtes et de l’extraordinaire résistance qu’ils manifestent dans leur sport favori : la course. Ces trois volets de leur vie sociale mobilisent chacun de façon prévalente une des trois visées morales : le premier la visée ascétique, le second la visée casuistique et le troisième la visée héroïque. Et nous avons montré que c’est à chaque fois la mesure implicite du bien qui se trouve privilégiée, c’est-à-dire la façon dont ils le démarquent éthiquement en des cas qui le restreignent et donnent leur grandeur au plaisir. Que ce soit dans l’économie, dans l’excès ou dans l’exploit, les Tarahumaras conditionnent prioritairement leur satisfaction aux cas qui la délimitent. Ainsi la dispersion et la réserve de la vie quotidienne manifestent-elles plus que tout les bornes que les Tarahumaras imposent à leurs désirs. Ainsi également les parents de plaisanterie délimitent-ils les cas où il est permis de tourner allègrement les règles de la parentéfn 12. Ainsi enfin les coureurs que sont aussi les Tarahumaras ne gagnent-ils qu’en allant jusqu’au bout d’eux-mêmes, jusqu’au bout de leur résistance à eux-mêmes, suspendant la victoire au dépassement d’une limite qu’ils ne cessent de poser et qui dans ce cas se prend elle-même pour projet.

Contentons-nous ici de développer succinctement le premier aspect, que nous dénommerons “les distances”fn 13. Nous pensons à celles qui séparent la maison tarahumara de ses voisines, au sein d'une même rancheria, souvent à la limite du regard, et de celles de familiers ou d'amis situés dans d'autres vallées, à plusieurs heures de marche, voire dans le canyon, parfois à plus d'un jour. La rareté et l'éparpillement des terres arables n'expliquent bien entendu nullement une dispersion de l'habitat que d'autres sociétés, dans des conditions semblables, n'adoptent pas, mais à laquelle les Tarahumaras semblent tenir comme à la prunelle de leurs yeux. C'est qu'il s'agit d'eux-mêmes dans ces distances, qui ne sont rien d'autre que leurs bonnes distances. En témoignent ces églises, autour desquelles les jésuites ne sont jamais parvenus — ou jamais longtemps — à les regrouper, et qui règnent le plus souvent sur une vallée sans habitants. Mais nous pensons aussi au rituel d'approche de la maison, où l'on attend de dos, à une cinquantaine de mètres, le responsable des lieux, à la rencontre elle-même, où les hommes se tiennent à deux trois mètres, tout en contrôle, mesurant la parole et le regard, ou aux réunions communautaires et aux procès, où chacun s'installe à distance respectable des autres et des autorités, en large cercle clairsemé plutôt qu'en grappe.

Ces distances ont immanquablement frappé tous les observateurs. Mais le terme de distance est trop global : il renvoie à la fois à l'espace corporel et social, à sa construction matérielle et à la réserve morale. Or voilà ce que nous voudrions souligner : cette réserve, ce processus de retrait, que tous ceux qui ont abordé les Tarahumaras associent aux distances en question, et qui manifeste la mesure sévère que font les Tarahumaras de la mise et surtout de l'enjeu de leur comportement, la réglementation qu'ils s'imposent, en particulier dans des échanges où ils ne se risquent pas plus à profiter de l'autre qu'ils ne lui permettent de profiter de lui. De ce point de vue, les bonnes distances ne sont pas seulement les distances socialement acceptables mais celles par où ils mesurent le bien et dont ils font les bornes de leurs désirs. Ce que l'on saisira alors dans leur matérialisation et leur utilisation, c'est la façon dont les Tarahumaras s'en remettent à elles pour restreindre — et dans cette mesure même permettre — l'accès à leurs propres convoitises. Plus précisément, le fait qu'il s'agisse de distances, de bornes, indique que l'axe génératif, celui de la démarcation, de la délimitation, se trouve privilégié. C'est moins aux mobiles qu'aux motifs que les Tarahumaras mesureraient leur désir, autrement dit plus aux cas en lesquels il se distribue éthiquement qu'aux congés en lesquels il se classe. Pour le dire encore autrement, ils se préviennent davantage, dans la vie quotidienne, contre la perte ou le gain de plaisir que l'on peut tirer d'une situation que contre la qualité de ce plaisir.

C’est le moment de préciser que le modèle de la norme qui fonde cette analyse fait de la clinique le lieu d’attestation de ses hypothèses. On peut parler en ce sens d’un modèle pathoanalytique, selon le concept de pathoanalyse forgé par Schottefn 14 pour désigner l'analyse du normal que réalise le pathologique, qui par ses désarticulations en manifeste les articulations cachées, suivant le principe freudien du cristal qui en se brisant révèle ses lignes de structure invisibles. Les troubles de la norme sont alors à concevoir comme une dépolarisation de la dialectique qui se fixe soit sur le pôle d’analyse éthique, par défaut de réinvestissement, ce sont les névroses, soit sur le pôle de réinvestissement moral, par manque d’analyse, ce sont les psychopathies.

On peut ramasser les choses en disant que si l’obsessionnel ne cesse de se trouver des garants pour une créance qu’il n’assume pas et si le phobique se retrouve coincé dans la caution à laquelle il se contraint contre un engagement qu’il n’arrive pas à prendre, l’objecteur et le fugueur, au contraire, ne cessent de se heurter au prix de la créance et de l’engagement pour lesquels ils ne se donnent pas eux-mêmes de garant et de caution. Et sur l’autre face, si l’hystérique trouve sa jouissance dans le titre qui l’y habilite, que ce soit en se retirant face à toutes les options qui l’y invitent et qu’il ne prend pas ou en se focalisant sur le cas qui en règle l’accomplissement, le libertin et le toxicomane, à l’inverse, ne fondant pas éthiquement option et accomplissement, jouissent sans véritablement choisir, pour le premier, et sans s’arrêter et donc aboutir, pour le secondfn 15.

Le tableau suivant situe ces troubles selon la face et l’axe perturbés. Nous avons choisi de placer chacune de ces problématiques sur le pôle où elle se cristallise.


Troubles de la norme


Pour ne pas tomber dans des simplifications malheureusement fréquentes dans l’histoire de la psychologie comme de l’ethnologie, il est important qu’on saisisse bien le rôle et le statut de cette référence à la clinique : elle est là pour vérifier les hypothèses que l’on formule à propos de principes humains inaccessibles comme tels et que la psychopathologie révèle à l’état décomposé. Souligner le privilège que les Tarahumaras donnent à l’analyse générative du bien, les met en affinité avec ce qu’on appelle l’hystérie de conversion; mais cela n’implique pas, faut-il le dire, qu’on en fasse des hystériques de conversion, pas plus d’ailleurs que des toxicomanes. C’est souligner, au contraire, la place significative qu’ils réservent à un principe dialectique qui est précisément en question dans ces troubles .

Venons-en alors aux positions p- et m- que les Tarahumaras soumis au test ont produites massivement. En quoi notre hypothèse peut-elle éclairer ces résultats? Si le test mobilise fondamentalement le vouloir être, l’habilitation morale à être, ils devraient témoigner l’un et l’autre de la mesure très stricte que les Tarahumaras imposent à leur vouloir, des limites par lesquelles ils s’autorisent à la jouissance. En ce sens, nous pensons que p- et m- manifestent une restriction, un refus : le refus, respectivement, de chercher à bénéficier d’un pouvoir non fondé, d’un pouvoir qui ne serait pas réciproque, et d’essayer d’obtenir à tout prix et sans relâche un bien aussi immédiat qu’inaccessible.

Comment comprendre d’abord que les Tarahumaras donnent presque tous du p- au test de Szondi, si l'on accepte de ne pas y saisir seulement, sur un mode imaginaire, notre propre message sous une forme inversée, pour reprendre la formule de Lacan, et donc de ne pas l'entendre comme refus, absence ou impossibilité de l'auto-affirmation que p+ représente chez nous? Que la majeure partie des Tarahumaras qui ont passé le test trouvent antipathiques la majorité des photos de paranoïdes (p) est avant tout incompréhensible. Et cela interroge directement la figure que nous donnons, nous, au pouvoir, à la responsabilité, au devoir. Cela l'interroge dans l’arbitraire, l'impossible ou encore la dette qui est à son fondement et qui se voit précisément troublé dans la paranoïdie. Cela nous interroge jusque dans la position où nous, scientifiques, mettons les Tarahumaras. Or ceux-ci, si nos hypothèses sont correctes, nous renvoient un refus que l’on peut préciser comme suit. Ce que les Tarahumaras tendent à refuser, c’est de céder au désir et au danger d’un pouvoir qui se donne prise sur l’autre, sans médiation, d’un pouvoir «séparé de la société», comme disait Clastres, c’est-à-dire possédé par certains qui l’exerceraient sur les autresfn 16. Il n’est pas question, autrement dit, que l’on décide pour eux ou eux pour les autres, comme s’ils n’étaient que la projection les uns des autres. En bref, interdit de se projeter!

Interdit également de se reconnaître dans cette quête effrénée, propre au maniaque (m), d’un bien qui, en se désorganisant, devient insaisissable. Les travaux de l’Ecole de Louvain à propos du contact nous ont en effet conduit à penser que la manie pose électivement le problème du bien, tel qu’il est conçu dans le modèle de la norme, présenté plus haut. Alors que dans la dépression, on manque de cet élan qui, nous portant au plaisir, nous branche sur les choses et nous entraîne dans leur mouvement, dans la manie, le projet qui nous met en branle, ne parvenant plus à s’atteindre, s’entretient lui-même et n’aboutit plus à l’apaisementfn 17. Pour le dire simplement, tandis que pour le déprimé plus rien n’a de prix, ce qui ne peut déboucher sur aucun bien, pour le maniaque, il n’y a plus vraiment de bien auquel pourrait aboutir un prix qui ne cesse de se relancer lui-même. Or c’est précisément ce que rejettent les Tarahumaras : cette tentative sans mesure de se rapprocher d’un bien qu’eux, au contraire, n’ont de cesse de perdre, puisqu’en l’analysant éthiquement ils se donnent le titre d’y accéder autrement, comme à une jouissance autorisée. Cela ne met-il pas en perspective le court-circuit que notre propre société réalise dans les rapports contradictoires du bien et de l’éthique?


Footnotes

1. . On trouve un premier recueil de ses travaux dans SCHOTTE J., Szondi avec Freud. Sur la voie d'une psychiatrie pulsionnelle, Bruxelles, De Boeck, Bibliothèque de pathoanalyse, 1990.

2. . MELON J. et STASSART M., Le Szondi des Tarahumaras, inédit, 1989; et HERMAN B., Le Szondi des Burundi, comparé à celui des Tarahumaras et de quelques échantillons de population européenne, Université de Liège, Faculté de Psychologie et des Sciences de l'Education, mémoire inédit, 1991. Voir aussi MELON J., Le Moi en procès, Cabay, Louvain-la-Neuve, 1983, et Dialectique des pulsions, Bruxelles, De Boeck, Bibliothèque de pathoanalyse, 1990 (1° éd. 1982), pp. 159-162.

3. . SZONDI L., Lehrbuch der experimentellen Triebdiagnostik, 3° éd., Bern, Hans Huber Verlag, 1972, pp. 415-418.

4. . Cf. GAGNEPAIN J., Du Vouloir Dire. Traité d'Epistémologie des Sciences Humaines, T. II, De la Personne. De la Norme, Paris, Livre et Communication, 1991.

5. . C’est ainsi en effet que nous retrouvons, dans la lignée de Mauss, le postulat fondamental de l'unité de l'humanité, établi de façon décisive par Claude Lévi-Strauss (cf. p. ex. Race et Histoire, Paris, Unesco, 1952) et Georges Devereux (cf. p. ex. Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion, 1972, chap. III) et le principe comparatif, fondé sur la reconnaissance de la divergence, de cette ethnologie «en devenir», dont parle Louis Dumont, qui implique que «c'est à travers notre propre culture que nous pouvons en comprendre une autre, et réciproquement» (DUMONT, L., Essais sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983, p. 174).

6. . LAISIS J., Apport méthodologique de la linguistique structurale à la clinique (neurologique et psychiatrique), thèse de doctorat d'Etat, inédite, Université de Haute Bretagne (Rennes 2), 1991.

7. . GAGNEPAIN J., op. cit., p. 242.

8. . GAGNEPAIN J., op. cit., chap. IV.

9. . Cette partie est extraite de notre travail intitulé : La réserve des Tarahumaras [à paraître].

10. . Rappelons ici, pour le lecteur peu familier de la théorie de la médiation de Gagnepain, que celle-ci soutient que la rationalité, par définition dialectique, est en outre diffractée en quatre plans, cliniquement dissociables, ceux du signe, de l’outil, de la personne et de la norme, dont les modèles respectifs sont élaborés par analogie avec celui du premier. Cf. GAGNEPAIN J., Du Vouloir Dire. Traité d'Epistémologie des Sciences Humaines, T. I, Du Signe. De l’Outil. Paris, Pergamon Press, 1982 [réed.: Paris, Livre et Communication, 1991].

11. . De ces concepts, si celui d’accomplissement ne nous satisfait pas outre mesure (ce qui est le cas de le dire!), il désigne cependant mieux que celui de profit, auquel nous avions d’abord songé mais qui est trop connoté du côté de la valeur, l’”obtention” en laquelle nous pensons que consiste sur l’axe des unités l’habilitation morale que l’on se donne à la jouissance.

12. . BRACKELAIRE J.-L., Changer pour rire. Les relations de plaisanterie des Tarahumaras : figure et mesure du changement, Anthropo-logiques 4, 1992, Bibliothèque des Cahiers de l’Institut de Linguistique de Louvain, 67, pp. 45-60.

13. . Cf. La réserve des Tarahumaras [à paraître].

14. . SCHOTTE J., op. cit., p. ex. p. 174.

15. . Comme on le lira plus loin, nous avons avancé et sommes en train de peser l’hypothèse selon laquelle ces troubles de la pulsion que sont pour Gagnepain la dépression et la manie, pourraient engager d’une façon élective respectivement le prix et le bien. Par ailleurs, nous nous demandons si l’épilepsie, telle que la perspective szondienne en a renouvellé le concept, n’est pas à concevoir comme un trouble de la valeur, c’est-à-dire de cet évidement d’un prix dans un bien. De ce point de vue, alors que le déprimé ne se charge plus et que le maniaque ne se décharge plus, l’épileptique ne lierait plus la décharge à la charge. Ceci contraindrait et à la fois permettrait d’aborder à nouveaux frais les rapports de l’épilepsie non seulement avec l’hystérie mais avec les névroses obsessionnelle et phobique ainsi qu’avec les psychopathies.

16. . CLASTRES P., La société contre l’Etat, Paris, Minuit, 1974; et Recherches d’anthropologie politique, Paris, Seuil, 1980.

17. . Cf. Les analyses de Philippe Lekeuche dans Dialectique des pulsions [MELON J. et LEKEUCHE P.], Bruxelles, De Boeck, Bibliothèque de pathoanalyse [3e éd.], pp. 97-98.

© 1996-2001 Leo Berlips, JP Berlips & Jens Berlips, Slavick Shibayev