DE L'HEMOPHILIE A L'HYPOCHONDRIE
Claude COLETTE
(Cahier 1, page 71 – 85)
Une anomalie génétique du chromosome X provoque un déficit congénital en facteur VIII C, responsable de l'hémophilie. Le chromosome X n'existe qu'en une seule "copie" chez le sujet masculin, où il est hérité de la mère, comme on sait.
L'hémophilie se manifeste chez environ un sujet mâle sur 10.000. Elle peut se traduire par une symptomatologie hémorragique plus ou moins sévère sensiblement proportionnelle au déficit en facteur VIII C. Les saignements sont principalement intra-articulaires (genou, cheville, rarement les hanches, épaules, coudes, poignets).
Les saignements entraînent des douleurs pénibles et obligent à l'immobilisation complète. Ils produisent souvent des déformations articulaires considérables qui limitent la locomotion. Parmi les autres accidents hémorragiques, on peut voir se produire des hématomes (intramusculaires), des hémorragies cutanées ou muqueuses, des hématomes sous-duraux ou encore des saignements digestifs ou urinaires. Dans certaines localisations, les hématomes peuvent provoquer des compressions des trajets nerveux ou vasculaires. Parfois, les saignements digestifs entraînent un état de choc.
Il en résulte que les hémophiles sont dépendants du traitement par transfusion de facteur VIII purifié. Cette transfusion doit être répétée, compte-tenu de la demi-vie relativement brève de ce facteur dans la circulation, soit environ douze heures. Divers antalgiques et sédatifs doivent souvent être utilisés. Les complications transfusionnelles restent à craindre, en particulier les infections virales (hépatite, sida).
De nombreux auteurs ont étudié les conséquences psychologiques d'un handicap dont il n'est pas nécessaire de souligner l'extrême gravité et le halo tragique inévitable qui l'entoure (1,4).
On a noté l'hyperprotection anxieuse des parents, génératrice d'une fixation incestueuse et/ou d'un oedipe inversé. La surprotection dont l'enfant est l'objet a pour effet d'activer une certaine veine séductrice directement liée au malheur, ce qui, on le comprend facilement, fait le lit d'une forme particulière de masochisme qui participe aussi bien des trois formes classiques érogène, "féminine" et morale.
Cette position masochiste à multiples facettes peut s'exprimer de manières très diverses mais elle s'alimente le plus souvent au fantasme : "Plus je souffre et plus mon malheur est grand, plus on m'aime", fantasme que la réalité conforte d'ailleurs le plus souvent.
On a aussi beaucoup insisté sur la difficulté ou l'impossibilité d'érogénéiser l'activité musculaire en raison du danger inhérent à toute activité motrice même peu importante. L'injonction, indéfiniment répétée, de ne bouger qu'au minimum, a pour conséquence habituelle, si l'interdit est intériorisé, de conduire à une maîtrise des affects particulièrement sévère.
Notre population est composée de 10 hémophiles, tous masculins, d'âge, de situations familiale et sociale très diverses. Nous avons pu les rencontrer grâce à la médiation du Professeur J.L. DAVID du C.H.U. de Liège, que nous remercions pour son attentive bienveillance.
Nous avons rencontré nos sujets à leur domicile, à quatre reprises. Outre l'entretien clinique, nous leur avons administré le Rorschach, le Szondi et le dessin de l'intérieur du corps.
Nous ne traiterons ici que des résultats du Szondi à l'avant-plan, mais on peut consulter nos données dans leur intégralité en examinant le tableau ci-contre. (tableau, pages 73 et 74, manque ici)
Tous les sujets nous ont reçu très aimablement. La conversation a tourné spontanément, de leur propre initiative, autour de l'hémophilie, tous les événements de leur histoire étant invariablement ramenés à elle. Il n'y a certes pas lieu de s'en étonner, nous nous y attendions, mais on aurait pu imaginer comme c'est le cas chez d'autres handicapés, qu'on "parle de tout sauf ça".
Une population de 10 sujets avec 40 profils n'est pas négligeable si on tient compte de la relative rareté de l'hémophilie mais cela ne permet pas une étude statistique en bonne et due forme. Aussi renonçons-nous à cette ambition pour nous contenter, et nous excuser, de mettre en lumière ce qui nous apparaît significatif.
Si on se borne, méthode qui relève du bricolage proche de la pensée sauvage, à simplement additionner toutes les réactions de même signe, on obtient l'histogramme du tableau ci-contre qu'on peut traduire ainsi :
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| S |
| P |
| Sch |
| C |
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| h | s | e | hy | k | p | d | m |
| VGP | + | - | + | - | - | +0 | 0 /- | +! |
Nous en ferons le profil type de l'hémophile adulte jeune, de 30 ans environ.
Commençons par le vecteur du Contact.
Les réactions vectorielles les plus fréquentes sont C - + et C o + avec, souvent, une ou deux accentuations en m +. Cette position, par ailleurs, fréquente dans la population générale (1) des régions d'Europe occidentale est celle d'un sujet qui n'éprouve aucun désir (d o) de "chercher ailleurs" de nouvelles sources de plaisir, d'excitation, de nouveaux objets ... ou qui s'accroche à ce qu'il a déjà (d -) avec la crainte de le perdre.
Passéiste, conservateur et casanier, il a le culte du passé, du "vert paradis des amours enfantines" qu'il cherche à maintenir à tout prix ou recrée indéfiniment (m + !). Si on fait référence à la quadrilogie des fantasmes originaires, c'est incontestablement le fantasme de régression au sein, dans le ventre maternel, qui prend le pas sur les autres avec le désir corrélatif de retrouver ou maintenir l'illusion de la fusion primitive.
Dans le vecteur Sexuel, c'est l'orientation s - qui retient l'attention, d'autant qu'elle est souvent accentuée (s - ! chez 4 sujets) et souvent aussi associée à h + pour former le clivage diagonal S + - qui, chez l'homme, évoque l'inversion sexuelle, la passivité, la dépendance de l'objet, éventuellement l'homosexualité, voire, en raison de la tension s - !, le masochisme.
(1) En ce qui concerne les populations "normales qui pourraient servir de référence, nous ne disposons malheureusement que des chiffres déjà anciens de Szondi (1937) pour la Hongrie, SOTO-YARRITU (1952) pour le pays Basque et, récemment, des résultats qui seront publiés dans les cahiers du CEP de l'étude d'Anne POCHET (1992) sur la population de Padoue et de la campagne environnante.
Le test de Szondi confirmerait ici l'opinion qui prévaut chez les auteurs qui ont étudié le profil psychologique de l'hémophile : orientation passive de la sexualité, oedipe inversé, désérotisation ou non érotisation de l'activité motrice, séduction du malheur, masochisme.
Notons cependant que, chez trois sujets au moins (II, VIII, X), cette tendance est absente ; elle est remplacée par le besoin contraire, très réactionnel, d'investir des activités "viriles", telles que la moto.
Dans le vecteur Paroxysmal, le clivage P + - domine. On le trouve chez 7 sujets. Or, c'est le profil indicatif d'un surmoi efficace, issu de l'intériorisation des interdits fondamentaux, meutrier (e +) et incestueux (hy -).
Sauf exception ( X ), on ne rencontre pas ici de surtension ( ! ). Dans le vecteur P, les hémophiles manifestent donc un contrôle assez strict des affects, notamment agressifs, ce qui, associé à l'inhibition, voire au renversement "masochiste" des tendances "sadiques", en fait des sujets éminemment peu agressifs, évoquant l'antithèse de Caïn, "der Lammfromme Abel",= l'Abel doux comme un agneau.
Si e + est la réaction dominante, elle apparaît cependant comme une formation réactionnelle contre la tendance primaire (e -) à la rage et à la révolte (I, V, VII, VIII, IX) mais celle-ci est censurée au niveau de son expression immédiatement perceptible (hy -) avant d'aboutir en son "Aufhebung" abélique (e +).
Dans l'un ou l'autre cas (X, VIII, VII ? ...), nous avons eu l'impression d'avoir affaire à des sujets qui, à l'inverse du tableau que nous venons de décrire, s'estimeraient "au-dessus des lois" en raison de l'injustice du sort qui les a frappés, attitude bien connue chez certains handicapés que FREUD a portraiturés à travers le personnage de Richard III.
Toutefois, c'est certainement la réaction inverse qui prévaut chez nos hémophiles. Victimes innocentes d'un sort cruel, ils le vivent néanmoins, de manière inconsciente, comme s'ils en étaient responsables, coupables de leur malheur congénital, comme le sont eux-mêmes leurs père et mère, d'une culpabilité irrationnelle, sans fondement autre qu'imaginaire. Peut-être ont-ils sucé cette culpabilité avec le lait de leur mère, peut-être l'ont-ils introjectée très précocement. Sur ce point les hypothèses vont bon train mais le résultat est là, dans ce sentiment de culpabilité inconscient qui les oriente dans les voies de la réparation, des préoccupations éthico-morales, du souci du bien et de la justice, de la tolérance ... C'est le cas pour la plupart.
Dans le vecteur du Moi, on trouve principalement le tableau du moi dit "inhibé" (Sch - +).Le terme d'inhibition ne renvoie pas à sa notion comportementale mais à l'attitude intrapsychique d'un sujet qui, animé d'un idéal du moi personnel et exigeant (p +, p + !) juge ses actes et ses réalisations à l'aune de cet idéal et se critique volontiers, considérant que ce qu'il fait, et par dérivation ce qu'il est devenu, est "bien peu de chose".
Si, à la suite de Freud, nous considérons l'idéal du moi, assimilé ici à p +, comme la formation narcissique secondaire que le sujet
"projette en avant de lui-même comme un substitut (Ersatzbildung) du narcissisme (primaire) perdu de son enfance", la moitié de nos hémophiles (surtout I, VI, IX) investissent fortement cette instance, d'où vient l'hypothèse qu'ils tentent par là de combler une faille narcissique originaire incontournable.
ESSAI DE SYNTHÈSE
Pour fixer les idées, nous avons construit un tableau où nous comparons nos données, en utilisant des critères semblables, à celles de J. VAN MASSENHOVE (1969) qui a étudié une vaste population de cardiaques, psychosomatiques divers et névrosés présumés graves parce que hospitalisés. Au test de Szondi, les coronariens ne se différencient pas, semble-t-il, des autres psychosomatiques. C'est pourquoi nous retenons un seul profil "psychosomatique" qui est celui des coronariens. Pour lire ce tableau, il faut savoir que chaque score représente la différence, pour chaque facteur, entre la somme des réactions les plus fréquentes et celle des plus rares. Il n'est pas tenu compte des réactions nulles et ambivalentes.
Par exemple, si pour dix sujets et 40 profils nous avons obtenu 21 h+ et 7 h- le score final est 14. Cette méthode est évidemment grossière mais elle permet de faire saillir certains traits qui peuvent se révéler utiles pour un début d'interprétation.
Il serait vain d'espérer obtenir le portrait-robot psychologique de l'hémophile mais il est possible, par petites touches successives, d'en cerner les traits distinctifs en le comparant à d'autres sujets, ici, en l’occurrence, des coronariens et des névrosés, les premiers ayant une maladie grave non congénitale peut-être liée à certains traits de personnalité antérieurs à l'accident cardiaque, les seconds étant indemnes de troubles somatiques mais étant gravement handicapés par leurs inhibitions, angoisses, symptômes et troubles de l'humeur ou du caractère. Nous rassemblons nos résultats dans le tableau suivant, en les interprétant qualitativement de manière sommaire.
| Psychosomatiques | Névrosés | Hémophiles |
h +: demande d'amour, fragilité narcissique | + + + | + | + + |
s +:agressivité, besoin de maîtriser l'objet | ++ | 0 | -- |
E+: préoccupations éthiques,culpabilité sine materia | 0 | 0 | + |
hy-: conformisme moral, peur du jugement d'autrui | + + | + + | + + + |
k-: réalisme, adaptation | + + |
| + + |
p - : participation à la pensée commune | + + | - | - - |
p + :"idéalisme" | - - | + | + + |
d - :conservatisme | + | + | + + |
m + :idéalisation de l'enfance et de la mère, nostalgie du sein | + + | + | + + |
(taböeau compataison tendances dominantes manque ici)
Si nous revenons maintenant au profil global de l'hémophile, en négligeant les exceptions :
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| S |
| P |
| Sch |
| C |
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| h | s | e | hy | k | p | d | m |
i | VGP | + (!) | - | + | - | - | + | - | + |
nous obtenons un tableau pour lequel le diagnostic Szondien classique est celui d'hypochondrie. C'est ce qui justifie l'intitulé de cet article.
Avant de donner nos conclusions, nous allons voir ce que disent FREUD et SZONDI de l'hypochondrie.
FREUD ET L'HYPOCHONDRIE.
FREUD a peu écrit sur l'hypochondrie. Ce n'est pas qu'il l'ignore. Il la verrait plutôt partout.
Dans l'introduction d'une "Névrose démoniaque au XVIIe siècle" (1923), il écrit : "Ne nous étonnons pas si les névroses de ces temps éloignés se présentent sous un vêtement démonologie, tandis que celles de notre temps présent, qui est si peu psychologique, assument, déguisées en maladies organiques, une allure hypochondriaque". FREUD fait ici allusion à l'hypochondrie banale, extrêmement répandue, dont on fait communément une forme de l'hystérie vulgaire.
Mais lorsqu'il doit en traiter de manière plus thématique dans une optique non plus descriptive, mais dynamique et métapsychologique, il la range d'abord dans les névroses actuelles : c'est la troisième forme de névrose actuelle, dit-il dans les "conclusions de la discussion sur l'onanisme" (1912).
Le thème de l'hypochondrie n'est vraiment abordé qu'en 1914, dans "Pour introduire le narcissisme" (GW, X, p. 150).
Il fait d'abord remarquer que n'importe quelle partie du corps peut être le siège d'une érogénéité.
"A chacune de ces modifications de l'érogénéité dans les organes pourrait correspondre une modification parallèle de l'investissement de libido dans le moi. C'est là qu'il faudrait chercher les facteurs que nous mettons à la base de l'hypochondrie et qui peuvent avoir la même influence sur la distribution de la libido que l'atteinte matérielle des organes.
En poursuivant notre réflexion dans cette voie, nous remarquons que nous rencontrons non seulement le problème de l'hypochondrie mais encore celui des autres névroses actuelles : neurasthénie et névrose d'angoisse. C'est pourquoi nous nous arrêtons à ce point. Il n'est pas dans l'intention d'une investigation purement psychologique de transgresser si avant les frontières de la recherche physiologique. Mentionnons seulement qu'on peut supposer, à partir d'ici, que l'hypochondrie est dans une relation à la paraphrénie semblable à celle des autres névroses actuelles par rapport à l'hystérie et à la névrose obsessionnelle ; elle dépendrait donc de la libido du moi de même que les autres dépendent de la libido d'objet ; l'angoisse hypocondriaque serait, de la part de la libido du moi, le pendant de l'angoisse névrotique. De plus, c'est une idée qui nous est déjà familière que le mécanisme de l'entrée dans la maladie et de la formation de symptôme dans les névroses de transfert, le progrès de l'introversion à la régression, est lié à une stase de la libido ; il nous est donc permis d'approcher l'idée d'une stase de la libido du moi et de la mettre en rapport avec les phénomènes de l'hypochondrie et de la paraphrénie.
Naturellement notre curiosité va soulever ici cette question : pourquoi une telle stase de libido dans le moi doit-elle être ressentie comme déplaisante ? Je me contenterai volontiers de la réponse que le déplaisir en général est l'expression de l'augmentation de la tension, et que c'est donc une quantité du phénomène matériel qui se transpose, ici comme ailleurs, dans la qualité psychique du déplaisir ; pour le développement de déplaisir, il se peut du reste que ne soit pas déterminante la grandeur absolue de ce processus matériel, mais plutôt une certaine fonction de cette grandeur absolue. En partant de ce point, on peut même tenter d'aborder cette question : d'où provient donc en fin de compte dans la vie psychique cette contrainte de sortir des frontières du narcissisme et de placer la libido sur les objets ? La réponse conforme à notre ligne de pensée pourrait être que cette contrainte apparaît lorsque l'investissement du moi en libido a dépassé une certaine mesure. Un solide égoïsme préserve de la maladie, mais à la fin l'on doit se mettre à aimer pour ne pas tomber malade, et l'on doit tomber malade lorsqu'on ne peut aimer, par suite de frustration".
Nous avons cité ce passage en entier parce qu'il est capital pour comprendre la dynamique de la régression hypochondriaque. L'hypochondrie est une névrose actuelle parce qu'elle est liée à une impossibilité actuelle de trouver la satisfaction libidinale dans le monde extérieur par suite d'une frustration (Versagung = refus), soit parce que la réalité refuse la satisfaction, soit parce que le sujet se la refuse à lui-même. Il en résulte une stase (Stauung) de la libido, d'abord objectale, qui débouche sur l'une ou l'autre névrose actuelle (neurasthénie ou névrose d'angoisse) avec son cortège d'inquiétudes somatiques, donc déjà hypochondriaques, puis éventuellement à un retrait narcissique qui court-circuite la possibilité d'élaborer une psychonévrose, hystérique ou obsessionnelle.
C'est pourquoi FREUD parle de "progrès (!) de l'introversion à la régression". Le mot allemand est "Fortschritt" qui devrait plutôt être traduit par progression (du mal) puisque ça empire.
Il y a donc une régression du registre objectal au registre narcissique : la libido se replie sur le moi. C'est ce qui autorise FREUD à situer l'hypochondrie dans le champ psychotique, en tant qu'affection narcissique. C'est une "psychose actuelle" parce qu'elle n'est pas soumise à un travail psychique qui, par le biais d'une mentalisation, en ferait une "phrénie" : schizo-, para - ou cyclophrénie. Le moi ne décolle pas de ses organes, gonflés ou vidés, raides ou mous, hyperagités ou étrangement silencieux, toutes métaphores aisément reconnaissables des avatars de l'excitation sexuelle.
SZONDI et L'HYPOCHONDRIE
Dans ses derniers écrits, notamment lorsqu'il élabore les "formes d'existence" dans les années 60, SZONDI décrit assez précisément un "Centre" (MITTE) hypochondriaque (SZONDI, 1972, pp. 216-17 et 436)
associé à une "Périphérie" (RAND) plutôt chargée dominée dans l'ordre par m + ! (AKZEPTATIONSNEUROSE) : "névrose d'acceptation", besoin d'être accepté, angoisse d'abandon, puis h + (!), d - et s - .
Auparavant, SZONDI avait étudié en détail le "syndrome expérimental de l'hypochondrie" dans la "Triebpathologie" (pages 313 à 326) en l'illustrant de deux analyses de cas, l'un névrotique, l'autre psychotique.
SZONDI reprend pour l'essentiel la thèse freudienne. Il étend l'hypochondrie à la rumination mentale, plus exactement à ce que JANET nommait « l’idée fixe », même quand celle-ci n'a pas un contenu relatif à la santé ou à l'aspect physique ...
Il est facile, dit SZONDI, de faire la distinction entre l'hypochondrie névrotique et l'hypochondrie psychotique même lorsque celle-ci n'est pas franchement délirante ou hallucinatoire.
Dans l'hypochondrie névrotique on n'a pas de peine à découvrir que l'interrogation douloureuse à propos de l'organe incriminé se rapporte en fait à une personne ou un objet facile à identifier. Dans l'hypochondrie psychotique, un tel lien est problématique voire inexistant.
Pour le reste, l'interprétation que fait SZONDI du syndrome hypochondriaque est celle que nous avons proposée plus haut : persistance du lien incestueux (C - + !) avec une forte angoisse de séparation, demande d'amour insistante sur le mode passif (S +(!)- ) renforçant encore la peur de perdre l'objet, soumission au surmoi (P + - ) avec une forte angoisse de punition (hy - !) et soumission conjointe aux exigences de l'Idéal du Moi (Sch - +).
Notons que SZONDI n'utilise guère les notions de Surmoi et d'Idéal du Moi, préférant invoquer les quatre grands types de censure : éthique (e +), morale (hy -), réaliste-rationnelle (k -) et "Geistig", ce que rend mal le français "spirituel", censure par ou selon l'Esprit (p +).
Nous situons pour notre part le surmoi dans l'axe e + hy - et l'Idéal du Moi dans l'axe k - p + .
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SZONDI note encore, ce qui est évident mais ne doit jamais être perdu de vue, que dans l'hypochondrie, le monde des objets extérieurs n'est pas transformé et remanié de façon hallucinatoire ou délirante, mais qu'il est largement désinvesti, la libido de l'hypocondriaque étant totalement retirée des objets et concentrée sur son moi, métonymiquement représenté par l'organe ou la pensée intéressés.
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Bref, ce ne sont pas des gens qui aiment, dans le sens d'un amour actif dirigé vers un objet, mais des gens qui ont besoin d'être aimés, qui sont donc passifs, et qui attendent qu'on les aime eux-mêmes comme objets.
CONCLUSIONS
A condition de faire abstraction des exceptions flagrantes et des multiples traits individuels qui, heureusement, viennent le contredire, nous pouvons essayer de dresser le portrait-type de l'hémophile, tel que le SZONDI permet de le dégager.
C'est, à la charnière de l'empirie et de la vision théorique, une construction, un modèle, un "construct" qu'on doit prendre "cum grano salis".
On se trouve en présence de sujets chez qui les aspirations narcissiques primaires (h +, m +) aussi bien que les secondaires (e+, p +) sont relativement importantes d'autant que la tension est souvent vive dans les facteurs m, h et p, et que le facteur complémentaire oriente le clivage vectoriel dans le sens diagonal : S + -, P + -, Sch - +, C - + .
La faille narcissique primaire s'atteste du besoin de régresser contactuellement et sexuellement en maintenant vivaces les idéaux fusionnels de retrouvaille avec la mère originaire non seulement en tant que contenant enveloppant et pare-excitant (C - + !) mais également en tant qu'aimante et séduite-séductrice (S + -). Le besoin est grand d'être aimé comme on l'a été dans la petite enfance (avant la découverte de la tare héréditaire ?), comme l'objet idéal qui viendrait combler le désir de l'autre.
Certes, ce besoin issu de la faille du narcissisme primaire est extrêmement commun pour ne pas dire universel. C'est son importance quantitative qui compte et surtout la manière dont un individu le métabolise, dans l'amour (objectal), le travail (sublimation) ou la maladie.
D'autre part, l'ontogenèse impose tôt ou tard le relais du premier narcissisme par le second, représenté par l'idéal du moi, qui contient notamment le désir de reconnaissance sociale et les projets plus ou moins ambitieux qui, nourris par les identifications adultes, consolident les sublimations à moins qu'elles ne les ruinent si la mégalomanie (p + !!) ou le nihilisme (k - !!) s'en emparent.
Le narcissisme secondaire assure d'autant mieux le relais du narcissisme primaire que celui-ci a posé moins de problèmes. On sait que c'est dans le cours de ce passage que le psychotique fait naufrage, mais le problème est universel.
Nul doute que, de ce point de vue, l'hémophile soit mal armé au départ.
On ne s'étonnera pas s'il se construit souvent un idéal du moi grandiose destiné à compenser le "défaut fondamental", le "basic fault" dont parle BALINT.
Les contenus narcissiques sont nombreux au Rorschach, associés à une sensibilité exacerbée au manque (choc au vide, G amputées ...).
La réponse suivante est typique : "(Planche 8) Un animal, il arrivera au sommet, mais il n'a que trois pattes".
On ne s'étonnera pas non plus si cette constellation débouche sur une organisation "hypochondriaque".
L'hypochondrie est ici définie dans le sens que FREUD (3) a dégagé : l'hypochondrie est à la psychose ce que les névroses actuelles sont aux psychonévroses. De la même manière que les névroses actuelles trouvent leur origine dans la stase "actuelle" de la libido objectale, l'hypochondrie résulte d'une stase "actuelle" de la libido narcissique. Le fait de développer une organisation hypocondriaque ne signifie pas que le sujet est psychotique ou prépsychotique, ni même qu'il a des préoccupations hypocondriaques, mais que sa "structure" est dominée par une insatisfaction narcissique actuelle.
BIBLIOGRAPHIE
1.FERREY G. ; GRIVOIS, H. (1974) Troubles psychiatriques au cours des hémopathies. Encyclopédie Médico-Chrirugicale, 4, 37670, A-80, 1-8
2.FREUD S. (193O) Malaise dans la civilisation, Paris , Presses Universitaires de France,1971.
3.FREUD S. (1914) Pour introduire le narcissisme,in La vie sexuelle, Paris , Presses Universitaires de France,1969.
4.GUTTON P. (1972) Evolution psychologique de l'enfant hémophile, Gazette Médicale de France, 79 (33), 5765-5772
5.SZONDI L. (1952) Triebpathologie, Bern, Hans Huber
6.SZONDI L. (1972) Lehrbuch der experimentellen triebdiagnostik, Bern, Hans Huber
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