LE VIEILLARD DERACINE
Sabine GOFFART
(Cahier 1, page 33)
Le vieillissement de la population est le phénomène social le plus spectaculaire de la fin du XXe siècle. On assiste à un accroissement considérable du nombre de personnes âgées, principalement des grands vieillards, avec corrélativement une augmentation sans précédent des maisons de retraite et de toutes les institutions qui sont sensées répondre au besoin d'accueillir, héberger, soigner cette "nouvelle" population.
L'entrée dans le grand âge offre ou plutôt impose aux individus des modalités d'existence assez réduites.
Tant qu'ils restent suffisamment autonomes et lucides, les vieillards gardent leur domicile propre et partant leurs modes de vie, cadre et habitudes antérieurs. S'ils ne parviennent plus à assumer certaines tâches quotidiennes -repas, toilette, travaux ménagers....- ils peuvent bénéficier soit de services d'aide à domicile soit d'une prise en charge par un membre de la famille,solution qui leur permet de maintenir dans une certaine mesure leur rythme propre aussi bien que les liens relationnels avec leur entourage familial même s'ils sont, presque toujours, conflictuels.
Dès l'instant où les sujets âgés perdent une large part de leur autonomie,l a décision d'un placement vient à s'imposer surtout lorsque surgissent des troubles mentaux.
Dans le cadre de cette recherche, notre intérêt s'est porté sur les personnes qu'on a coutume aujourd'hui de ranger dans le "quatrième âge".
Nous les avons rencontrées, pour les unes à leur domicile, pour les autres en maison de retraite.
L'objet de cette étude est de comparer d'un point de vue psychodynamique le fonctionnement psychoaffectif d'individus très âgés résidant dans des cadres de vie très différents. Nous espérons de la sorte mettre en évidence les mécanismes psychiques qui sont activés lors d'un placement en maison de retraite.
Méthodologie
Cadre de la recherche
1.Maison de retraite.
La maison de retraite est un établissement d'hébergement social offrant une prise en charge globale de la personne âgée: logement, restauration, services domestiques essentiels, parfois animation à caractère culturel.
Notre choix s'est fixé sur ce type d'établissement plutôt que sur des instituts psychogériatriques afin d'éliminer les variables relevant de la pathologie psychique.
Un tel cloisonnement est toutefois utopique car on rencontre très fréquemment dans les maisons de retraite des personnes atteintes de démence ou d'autres affections psychiatriques.
Une sélection des sujets s'est donc avérée nécessaire, sur la base de critères que nous évoquons ci-après.
2.Domicile.
La notion de "domicile" a été élargie pour comprendre aussi bien les sujets vivant à leur domicile propre que ceux qui vivent au domicile d'un membre de la famille.
La population.
La population sélectionnée n'a pas fait l'objet d'un échantillonnage strict. La sélection n'est pas exempte de certains biais. Tout d'abord elle s'est effectuée dans la seule région liégeoise. De plus le contact s'est établi le plus souvent par la médiation des médecins traitants. Ensuite les maisons de retraite ont été choisies en fonction de la bonne volonté du personnel qui gère ces établissements. Enfin pour les deux groupes,les personnes sélectionnées sont celles qui ont accepté de participer à notre recherche. Nous n'avons essuyé que deux refus.
Les critères de sélection.
L'âge.
L'âge minimum requis était de 75 ans. La tranche d'âge étudiée s'est finalement étalée entre 75 et 94 ans. La moyenne d'âge du groupe "maison de retraite" est de 84 ans,celle du groupe "domicile" de 81 ans.
Etat civil.
Par souci de standardisation, le statut de veuvage a été choisi préférentiellement, autrement dit tous nos sujets sont des veufs. En effet, à cet âge, peu de personnes bénéficient encore de la présence de leur conjoint. A priori, nous avons pensé que la vie de couple, lorsqu'on entame la dernière étape de l'existence, exerce un rôle trop important pour ne pas prendre ce facteur en compte. Nous l'avons donc éliminé.
La mort du conjoint devait en outre remonter à un an minimum afin que la période normalement dévolue au travail du deuil soit présumée achevée et que n'interviennent pas des artéfacts liés à un veuvage trop récent.
Sexe.
Les deux sexes étant confondus au départ, nous avons obtenu un nombre inégal de femmes et d'hommes,25 femmes et 9 hommes. Cette disproportion flagrante ne nous a pas inquiétée outre mesure puisqu'elle correspond significativement au critère démographique dénonçant la supériorité en nombre des femmes âgées par rapport aux hommes.
Elimination de la démence et autres affections psychiatriques.
Nous avons choisi d'étudier la personne âgée dans sa "normalité", notion que nous avons utilisée en rapport avec la maintenance d'une bonne lucidité mentale et de l'exemption d'affections psychopathologiques dont la démence est la plus courante. Outre l'aspect éminemment visible des caractères de la démence qui permet d'opérer une première sélection, une technique standardisée d'utilisation simple était indispensable afin d'établir la présence ou non d'un état démentiel.
Nous avons choisi le Short portable mental test de E.PFEIFFER, comme critère de décision pour la sélection de nos sujets. Ce test était donc administré en tout premier lieu.
Critère ajouté pour le groupe "Maison de retraite".
Les sujets de ce groupe devaient résider depuis un an au moins dans un tel établissement afin que soient éliminés les artéfacts immédiatement secondaires aux troubles adaptatifs liés à la transplantation.
Population sélectionnée.
La population étudiée se compose donc de 34 personnes âgées de 75 à 94 ans, non frappées de démence, ayant perdu leur conjoint depuis au moins un an, dont 17 vivent en maison de retraite depuis un an minimum (11 femmes et 6 hommes) et 17 résident à leur domicile ou au domicile d'un proche parent(14 femmes et 3 hommes).
Les outils
Nous avons eu recours à quatre tests psychométriques dont les trois derniers sont sensés mettre en évidence certains traits de la personnalité voire, dans l'esprit de leurs auteurs, appréhender celle-ci dans sa totalité.
1.Test de dépression de BECK.
Composé de 13 items comportant 4 propositions dans sa forme abrégée,le test de dépression de BECK est un questionnaire qui met chaque item en correspondance avec une manifestation comportementale particulière de la dépression.
2.Test de choix des couleurs de Max LUSCHER.
Nous avons choisi la forme simplifiée très facile à administrer. La théorie de la personnalité de LUSCHER est inspirée de la caractérologie de Ludwig KLAGES et de celle de Carl G.JUNG. Si l'élaboration théorique est très complexe, l'interprétation par contre est assez simple et bien standardisée. Contrairement aux affirmations de son auteur,le test des couleurs ne nous paraît pas apte à ressaisir la personnalité profonde mais il appréhende efficacement et de manière fine, un certain nombre de caractéristiques comportementales et caractérielles qui sont précieuses pour notre type de recherche.
3.Object Relations Technic (ORT) de PHILIPPSON.
Il s'agit d'une méthode projective assez proche dans son inspiration du TAT de MURRAY. Mais ici, il n'y a aucune ébauche de scénario; les images, mal précisées, évoquent de simples jeux de clair-obscur, avec de vagues silhouettes humaines. L'accent est mis sur l'ambiance, tantôt intimiste, tantôt insolite ou dépressive. Il nous semble que l'ORT pousse davantage que le TAT à l'expression des affects et des humeurs liés aux relations d'objet profondes, ce qui d'ailleurs est son but et ce pourquoi il a été conçu.
4.Le test de diagnostic des pulsions de SZONDI.
Extrêmement complexe dans son élaboration théorique et d'interprétation difficile, le test de SZONDI est cependant un instrument irremplaçable pour l'investigation des processus dynamiques inconscients. Son administration est par contre très facile. Pour les éléments de théorie et d'interprétation,nous renvoyons aux ouvrages classiques de SZONDI, DERI et MELON.
Nous analysons nos résultats de trois points de vue:
l'analyse psychodynamique,
l'analyse fréquentielle,
l'analyse statistique:analyse de variance,de fréquence,test non paramétrique de Krushall-Wallis,Chi2.
RESULTATS
Test de dépression de Beck
D'après ce questionnaire les personnes des deux groupes confondus se trouvent en moyenne légèrement déprimées.Aucune différence significative n'apparaît toutefois entre les deux groupes.
Test de Luscher
Les points marquants relevés dans chacun des groupes sont les suivants.
Dans le groupe "Maison de retraite", on note tout particulièrement: inquiétude et insécurité avec corrélativement un fort besoin de paix ,de sérénité et de protection;
un sentiment d'isolement et de coupure par rapport au monde extérieur;
une diminution de la volonté, de la persévérance et de l'affirmation de soi associée à une revendication d'indépendance;
une recherche d'expériences et de sensations diverses susceptibles d'avoir une action stimulante et excitante;
une régression dans un monde imaginaire où désirs et besoins sont plus facilement satisfaits;
une sexualité soit exacerbée, peu ou pas contrôlée par la censure, soit à l'inverse, inhibée et excessivement contrôlée.
Dans le groupe "Domicile", on note:
un désir d'être ou rester maître de soi-même au risque de se montrer très exigent et dur vis-à-vis de l'entourage;
beaucoup de volonté et de persévérance;
une plus grande sérénité de fait;
une sexualité plus contenue;
un besoin accru de compréhension profonde et de considération.
Les phénomènes significatifs observés dans chacun des deux groupes sont:
dans le groupe"Maison de retraite":
un grand détachement affectif confinant à l'inaffectivité;
un affaiblissement net de l'expression des affects;
un accrochage excessif au réel ou au contraire, mais dans une moindre mesure, un retranchement dans un monde imaginaire;
une focalisation sur l'ici et maintenant, corrélative d'une perte de la possibilité de penser l'avenir;
une diminution de la capacité de communiquer avec le monde extérieur;
un sentiment d'isolement;
une très grande passivité;
un fort besoin de sécurité et de protection.
dans le groupe "Domicile":
une expression plus importante et plus variée,plus nuancée, des émotions;
une plus grande capacité de s'échapper de la réalité et de recourir au fantasme;
un plus grand dynamisme.
Test de Szondi
Szondi a produit en 1952 les résultats statistiques d'une enquête portant sur une population de presque 3OOO sujets hongrois, ce qui lui a permis d'évaluer la fréquence des réactions factorielles en fonction des différents âges de la vie.Le tableau ci-contre, repris de MELON dans son travail de 198O (Le point de vue szondien sur la période de latence), donne une idée de l'importance relative de chaque réaction factorielle entre les âges de 6O et 9O ans. Nous avons modifié le tableau de manière à permettre la visualisation rapide des variations significatives dans la tranche des 6O-9O.
Ainsi peut-on voir que les réactions dont la fréquence et la charge augmentent régulièrement dans le grand âge sont, par ordre d'importance:
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p-, h+, e-, m+, s+, hy-. d+, k-
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Celles dont la fréquence et la charge diminuent:
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e+, m-, h-, s-, p+, k+, d-
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En fonction de ces données, on peut construire le profil théorique du vieillard dans le quatrième âge:
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h+! s+/o e-/o hy- k-/o p-! d+/o m +!
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Tableau II manque
Les réactions dont la fréquence et la charge augmentent le plus avec l'âge sont celles qui du point de vue ontogénétique sont les plus primitives, au regard de la théorie des circuits pulsionnels et du tableau périodique des positions pulsionnelles mis au point par SCHOTTE en 1975,et commenté par MELON et LEKEUCHE dans
"Dialectique des pulsions"(1982).
| C
| S
| P
| Sch
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Niveau 1 contactuel
| m+
| h+
| e-
| p-
|
Niveau 2 sexuel
| d-
| s-
| hy+
| k+
|
Niveau 3 légaliste
| d+
| s+
| hy-
| k-
|
Niveau 4 personnel
| m-
| h-
| e+
| p+
|
Que la vieillesse invite à régresser, on le devine bien. En tout cas, les données du Szondi vont tout-à-fait dans ce sens. Mais est-ce seulement une calamité physiologique? Rien n'est moins sûr. Le travail de Brigitte HERMAN sur une population ruandaise semble indiquer que dans les cultures archaïques, le grand âge offre plutôt l'occasion d'une maturation et d'un progrès dans le développement psychologique. Ce n'est malheureusement pas - ou plus - le cas dans notre culture puisque comme nous venons de le voir, ce sont les tendances ontogénétiquement premières qui refont surface dans l'âge avancé.
p-: projection participative. Le sujet délaisse ses idéaux personnels (p+) au profit des idéaux collectifs véhiculés par le sens commun, c'est-à-dire la pensée majoritaire dans une culture donnée. Il y a une régression du moi individuel(Idéal du moi) au moi grégaire: le sujet abandonne ,s'il en a jamais eue, toute manière personnelle de penser; il s'en remet aux autres, refuse les responsabilités, a tendance à considérer que c'est "l'autre qui sait!". Parce qu'il abdique de cette manière ses prétentions à l'indépendance d'esprit, il projette volontiers la puissance et l'autorité sur le monde extérieur dont il attend protection mais qu'il ressent aussi facilement comme persécuteur.
h+: demande d'amour. Le sujet redevient aussi exigent qu'un enfant dans sa demande d'être aimé, souvent sans limite. Il se montre capricieux et susceptible. Comme sa demande est rarement comblée, il est très frustré à ce niveau (h+!).Une solution à cette impasse est la régression dans l'imaginaire, cultivant les fantasmes nostalgiques de la petite enfance. Alors le sujet abandonne les relations d'objet dans la réalité (s 0 avec d 0) et se rabat sur ses souvenirs les plus anciens en idéalisant rétrospectivement sa relation primaire aux parents, plus particulièrement à sa mère. Cette régression dans le fantasme est souvent accompagnée d'une activité auto-érotique intense. Le profil vectoriel S + 0 se rencontre très fréquemment chez les sujets qualifiés généralement d'infantiles, qui réagissent bruyamment à la moindre frustration.
E -: (e minus) colère et rage. La frustration évoquée plus haut est génératrice de rancune et de ressentiment. Le vieillard peut s'installer dans une haine farouche et tenace, ruminant des projets de vengeance dirigés le plus souvent contre ses proches. Le désir de bien faire, de se dévouer, de réparer ,bref l'altruisme, tend à disparaître en même temps que le sentiment de culpabilité inconscient commun à tous les sujets nevrotico-normaux.
m+: accrochage. En dépit de la frustration et du ressentiment, l'attachement et l'accrochage au milieu ambiant , aux objets de l'environnement immédiat, aux habitudes et aux traditions, tend à se maintenir très vivace jusque dans l'âge le plus avancé. Cet accrochage tenace qui s'accompagne d'un fort investissement de l'ambiance présente, joue le rôle d'un facteur de protection contre la tendance autistique vers laquelle la conjonction p-! h+! e- pousse presque nécessairement le sujet.
s+ et d+, qui vont dans le sens d'un investissement actif des objets du monde extérieur (dominer l'autre, gagner, s'intéresser à ce qui arrive de neuf, souhaiter acquérir de nouveaux biens....),sont des tendances qui peuvent augmenter légèrement dans le grand âge. Si elles sont présentes, on peut présumer qu'elles vont également à l'encontre du repli autistique.
hy-: moralisme. La légère augmentation de hy- entre 7O et 8O ans pourrait aller dans le sens d'un renforcement de la tendance à blâmer, condamner ou moraliser au nom des valeurs traditionnelles. Toutefois il semblerait qu'au delà de 8O ans, cette tendance s'inverse.
Comparaison des deux groupes de vieillards selon qu'ils sont placés en maison de repos ou qu'ils vivent à domicile.
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Nous limiterons la discussion aux items pour lequel le test du Chi 2 a révélé des différences significatives au seuil de p.O5.
Ce sont:
-la fréquence de h+!,!! au profil d'avant-plan;
-la fréquence de p-!,-!! au profil global;
-la fréquence de la forme d'existence paranoïde projective au profil d'avant-plan;
-la fréquence des réactions vectorielles unitendantes à l'avant-plan.
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Le tableau ci-contre rassemble la totalité des profils.
La forme d'existence paranoïde projective est la forme d'existence la plus primitive et la plus régressée. On la rencontre chez les schizophrènes chroniques en phase régressive mais elle ne leur est nullement spécifique. On la rencontre aussi chez des sujets sans pathologie avérée mais qui sont exagérément passifs, dépendants, soumis et sans désirs ni idéaux propres si bien que la relation à leur entourage prend volontiers une allure persécutive, la persécution étant le corollaire de l'abdication de leur liberté.
Les réactions unitendantes (+0, 0+, - 0, 0-) sont le signe d'un faible investissement pulsionnel dans le vecteur en question mais aussi et surtout ,par induction, le signe d'une faible capacité de soutenir tensions et conflits, et donc aussi de les élaborer psychiquement. Pour un vecteur donné, le maximum d'élaboration psychique peut être attendu pour la double ambivalence, le minimum pour la réaction 00.
On peut donc affirmer que les sujets qui vivent en maison de retraite se distinguent de ceux qui continuent à vivre à leur domicile par
1)une plus grande sensibilité à la frustration produite par l'insatisfaction de la demande d'amour(h+!);
2)une tendance plus marquée à la projection(p-!) associée à des idées ou des sentiments persécutifs;
3)une nette tendance à s'organiser psychiquement sur un mode paranoïde projectif :passivité, dépendance, soumission servile, sentiment d'infériorité et de persécution vis-à-vis d'une autorité ou instance qui est vécue comme toute-puissante pour le meilleur et pour le pire;
4)une faible tolérance aux conflits intrapsychiques ou une impossibilité d'élaborer ceux-ci avec corrélativement une incapacité de gérer mentalement les tensions pulsionnelles, le domaine des affects étant celui où l'élaboration psychique semble le plus difficile, d'où le risque d'"éclater" à tout bout de champ(11 réactions unitendantes en P dans le groupe "maison de retraite".
Tableau Groupe manque
CONCLUSIONS
La pauvreté de la littérature concernant la comparaison du fonctionnement psychodynamique des personnes âgées selon qu'elles résident encore à leur domicile ou qu'elles sont placées en maison de retraite paraît traduire le déni du vieillissement et de ses conséquences dans une société qui valorise la jeunesse et le rendement.
Bien que personne n'ignore véritablement ce problème, ce n'est pas un hasard si on a si peu étudié jusqu'ici les répercussions psychologiques que peut engendrer un placement définitif dans une quelconque institution.
Ces répercussions existent bel et bien et nous les avons facilement repérées grace aux méthodes d'investigation que nous avons utilisées. Elles agissent au niveau du fonctionnement psychique et de sa dynamique. Il est incontestable qu'une transplantation en maison de retraite entraîne une réelle coupure avec le monde extérieur et l'univers familier. La perte de l'environnement habituel et l’appauvrissement du réseau social sont des facteurs d'isolement et de solitude incontestables qui entraînent des bouleversements et des remaniements profonds de l'économie psychique.
La cohabitation avec des personnes tristes,plaintives ou démentes accentue le sentiment d'insécurité,génère des rapports individuels conflictuels et par là-même empêche de maintenir une certaine sérénité.
Le placement entraîne presque à coup sûr une hypersensibilité à la frustration générée par l'insatisfaction chronique d'une demande d'amour qui s'amplifie en proportion directe de la perte des relations avec les proches.
La perte de tout ou partie de leur autonomie, qui a souvent déjà présidé à l'institutionnalisation, s'accompagne d'une restriction quasi totale de la liberté et donc d'une perte presque complète de l'indépendance en raison aussi des réglementations en vigueur dans toute institution.
La prise en charge globale se fait au détriment de la liberté.
Cette situation ne peut qu'entraîner un état de dépendance et de soumission plus ou moins forcée, plus ou moins subie, avec conséquemment un sentiment d'impuissance et d'inutilité. La passivité à laquelle ils sont réduits amène les vieillards à se replier sur eux-mêmes et à se détacher affectivement de leur environnement.
Leur existence vide et sans aspérités ne se justifie plus par la formation d'aucun projet. Toute perspective d'avenir devient inutile et on peut comprendre par là qu'ils investissent compensatoirement le "hic et nunc". Cet accrochage au factuel immédiat constitue souvent le dernier rempart contre l'imminence d'une mort qu'ils savent proche et qui leur est constamment rappelée par le décès de l'un ou l'autre pensionnaire voisin.
L'accès au Symbolique est sérieusement compromis en raison de cet accrochage extrême à la réalité immédiate.
Dans certains cas,cet attachement collant au réel est remplacé par un retranchement dans un monde fictif et illusoire,quasi hallucinatoire,qui est une autre façon d'aménager la frustration.
L'image dévalorisée qu'ils ont d'eux-mêmes, liée à l'absence d'ambition et à la perte des idéaux propres, engendre souvent un fonctionnement mental de type paranoïde projectif.
Les relations à l'entourage prennent alors rapidement une coloration persécutive.
En dépit de cette image appauvrie d'eux-mêmes,de leur frustration et de leur fragilité,des mécanismes compensatoires se développent qui,associés à une volonté farouche de survivre -"Plutôt souffrir que mourir,c'est la devise des hommes",écrivait La Fontaine - permettent une adaptation minimale à ce mode d'existence qu'on pourrait presque qualifier de concentrationnaire.
L'agressivité liée au sentiment de persécution renvoie malgré tout à une forme de combativité et d'affirmation de soi qui se révèle être un facteur de bon pronostic quant à la survie psychique.
Leur revendication d'indépendance fière et rebelle tend à masquer leur sentiment de soumission forcée et la restriction de leur liberté d'action;cette attitude revendicative est aussi un signe de conservation d'une relative bonne santé mentale.
L'aspiration,teintée d'infantilisme,au prestige et au succès,lutte à l'encontre d'un sentiment aigu d'impuissance et de mésestime personnelle La recherche ardente de sensations et de stimulations qui transparaît à travers une foule d'équivalents masturbatoires -quand il ne s'agit pas de masturbation effective - est une autre façon de combler la vacuité de leur existence.
La personne âgée qui réside à son domicile ou au domicile d'un proche parent parvient généralement à conserver ses rythmes propres, son autonomie, ses habitudes antérieures ainsi que des liens avec l'entourage. Peu importe que ces liens soient souvent conflictuels, l'engagement affectif que la personne maintient à travers ces relations l'autorise bien davantage à structurer son existence en fonction d'objectifs propres et à participer de manière plus active à la vie quotidienne. Les motivations qui l'animent encore conservent un sens à son existence.
Les conflits souvent aigus qui éclatent avec les proches mériteraient d'être considérés avant tout comme le signe d'une vitalité qui cherche à se maintenir.
En dépit des frustrations et des vicissitudes immanquablement liées au vieillissement, les personnes qui continuent de vivre à leur domicile réussissent une adaptation relativement équilibrée en raison de leur implication même dans la vie de tous les jours. Leur âge avancé peut être même parfois l'occasion de retrouvailles avec une part d'eux-mêmes qui leur apporte un sentiment de plénitude et d'accomplissement qu'ils n'avaient pas osé espérer. Ainsi avons-nous rencontré des peintres et des écrivains de la dernière heure qui s'en trouvaient ravis.
Pour conclure, nous dirons notre impression que le bilan du placement en maison de retraite apparaît très sombre.Malgré tout, face à cette situation désolante, les résidents parviennent le plus souvent à réaliser un certain équilibre grace à des mécanismes compensatoires qui vont dans le sens du retrait autistique et de la passivité. Cette régression n'aboutit que rarement en symptomatologie dépressive franche comme on aurait pu le craindre.
Bibliographie
CABIROL C. Le temps vide, facteur de risque majeur pour les personnes âgées,"Rencontre",63,1987.
HERFRAY C.La vieillesse, une interprétation psychanalytique,Desclée de Brouwer-Epi,Paris,1988.
LEGER J.M.,TESSIER J.F.,MOUTY M.D.Psychopathologie du vieillissement.Assistance aux personnes âgées.Psychiatrie pratique, Paris,1989.
MELON J. Le test de Szondi et la schizophrénie.Psychologie Médicale,21,867-7O,1989.
THERRIEN R.La responsabilité des familles dans le maintien à domicile des personnes âgées.Santé mentale au Québec,14,152-64,1989.
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