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Oedipe et Moïse. A propos de la notion de période de latence.

Jean Mélon

(6800 mots, 43 K bytes) – On peut trouver les images qui manquent ici, en le Cahier 7 original.


Les idées ici développées autour des figures mythiques d'Oedipe et de Moïse trouvent leur point de convergence dans la notion de latence, de temps ou de période de latence.

Latent veut d'abord dire caché, en opposition avec manifeste. Par dérivation, latent qualifie ce qui est en veilleuse, ou qui couve et qui attend les circonstances favorables à un possible réveil.

La notion de période de latence est centrale dans la théorie freudienne des psychonévroses mais elle l'est aussi pour l'histoire de la culture et de l'espèce humaines.

C'est une notion que Freud a empruntée à son ami Wilhelm Fliess. Elle est mentionnée pour la première fois dans l'article "La sexualité dans l'étiologie des névroses", paru en 1898, donc bien avant les "Trois essais sur la théorie sexuelle". Freud y souligne déjà l'importance cruciale du fait que la sexualité humaine se développe en deux temps, séparés, précisément, par la période de latence.

"... la véritable étiologie des psychonévroses est à trouver dans les expériences vécues de l'enfance, et cela à nouveau, et exclusivement, dans des impressions concernant la vie sexuelle. On a tort de négliger totalement la vie sexuelle des enfants; ils sont, autant que je le sache, capables de toutes les réalisations sexuelles psychiques et de nombreuses réalisations somatiques.... Mais il est exact que l'organisation et l'évolution de l'espèce Homme tendent à éviter une activité sexuelle trop riche dans l'enfance; il semble que les forces pulsionnelles sexuelles de l'être humain doivent être stockées, pour servir de grands buts culturels lorsqu'elles sont ensuite libérées à l'époque de la puberté (Wilh. Fliess). A partir d'un tel ensemble de faits, on peut sans doute comprendre pourquoi des expériences sexuelles de l'enfance ne peuvent qu'agir de façon pathogène. Mais elles ne développent leur action que pour la plus petite part à l'époque où elles surviennent; bien plus considérable est leur action après-coup...."

Quelques lignes plus loin, Freud use pour la première fois du vocable "psychanalyse" en annonçant qu'il fera paraître bientôt un travail sur l'interprétation des rêves où, affirme-t-il, sera démontrée l'homologie de nature entre le rêve, l'idée fixe hystérique, l'obsession et l'idée délirante.

Pour Fliess comme pour Freud, le développement en deux temps de la sexualité humaine est une des caractéristiques essentielles de l'espèce.

Freud revient sur cette question dans un de ses derniers écrits qui éclaire rétrospectivement l'ensemble de son oeuvre. On peut constater que la dimension anthropologique de la nouvelle science qu'il ambitionne de fonder est présente dès le départ. A aucun moment, Freud ne la perdra de vue, répétant inlassablement que l'ontogenèse répète la phylogenèse, thèse qui ne lui est évidemment pas propre, ni d'ailleurs originale puisqu'elle est au centre de la pensée darwinienne que Freud adopte intégralement.

Dans "L'Homme Moïse et la religion monothéiste" (1938-39), publié après sa mort, il écrit:

"Contrairement à la croyance générale, l'observation nous enseigne que la vie sexuelle des êtres humains - ou ce qui y correspondra ultérieurement - connaît tôt une floraison qui se termine vers l'âge de cinq ans. Suit ce qu'on appelle la période de latence qui se prolonge jusqu'à la puberté et durant laquelle cesse l'évolution de la sexualité, celle-ci subissant même une rétrogradation. Cette théorie nous amène à penser que l'homme descend d'une espèce animale dont la maturité sexuelle devait se produire vers la cinquième année. Elle nous fait aussi soupçonner que l'arrêt temporaire ainsi que l'évolution sexuelle en deux temps de la vie sexuelle sont intimement liés à l'histoire de l'évolution humaine, au "devenir-humain". L'homme semble être l'unique animal à subir cette latence et à avoir cette sexualité différée. Aucune observation, je crois, n'a jusqu'ici été fait à cet égard sur des primates. Si c'est le cas, ce serait d'un grand prix pour notre théorie".

La prématurité de l'homme, sa néoténie, est ce qui, paradoxalement, en fait un être voué au progrès. Autrement dit, c'est notre débilité sexuelle qui s'avère être la condition de possibilité de l'humanisation au sens des progrès de l'esprit. Lorsque les exigences sexuelles de l'individu sont trop fortes, ses aptitudes à la sublimation risquent fort d'en être affaiblies d'autant. Dans la "Discussion sur l'onanisme" (1912), Freud va jusqu'à défendre l'opinion que les perversions, en tant que fixations à l'autoérotisme et au prégénital, ont "les vertus de leurs défauts" dans la mesure où, handicapant la sexualité génitale, elles lui soustraient un potentiel libidinal qui est celui-là même qui pourra ultérieurement nourrir les sublimations. C'est ce qui justifie significativement que la conscience publique s'élève aujourd'hui avec tant de vigueur contre les abus sexuels dont les enfants sont quelques fois victimes, comme si la conscience populaire percevait confusément ce que l'expérience clinique confirme à tous les coups, à savoir que l'excitation précoce de la sexualité génitale détruit souvent définitivement les potentialités développementales de l'être humain.

Cependant, quoi qu'en dise Freud dans le texte que je viens de citer, ce qui caractérise la période de latence, ce n'est pas tant la disparition ou l'affaiblissement de la sexualité, que la mise entre parenthèses de la conflictualité essentielle dans laquelle la sexualité humaine est prise dès l'origine, pour le meilleur et pour le pire.

La période de latence sépare le conflit sexuel infantile, que Freud désignera comme oedipien, de sa remise en scène éminemment dramatique au moment de la puberté, la gigantomachie qui s'inaugure alors se déroulant pendant tout le temps que dure la période de l'adolescence. C'est seulement au terme de celle-ci que l'homme peut espérer être devenu ce qu'il était appelé à être.

La période de latence est une période de calme relatif que toute société organisée met à profit pour convertir le petit d'homme à ses idéaux.

Normalement, chacun le sait, il n'y a pas de citoyen plus docile que l'enfant de 6 à 10 ans. Le louveteau est d'ailleurs le modèle d'homme que rêvent de réaliser tous les totalitarismes.

L'adolescence par contre, du moins dans notre culture, est l'âge de toutes les remises en question où, en première ligne, les parents doivent s'attendre à être rudement malmenés, durement critiqués et souvent violemment rejetés.

Depuis deux cents ans, avec des flux et des reflux, la contestation permanente fait partie de notre paysage culturel, et si ce n'est pas reposant, il faut bien s'en accommoder parce que c'est la rançon de la démocratie sans doute, mais c'est aussi une des conditions de sa survie.

Le rapprochement entre Oedipe et Moïse se justifie dans la mesure où ce sont, chacun à leur niveau, des figures mythiques du héros civilisateur occidental, arrachant l'homme à des formes collectives de l'esprit infantile, magicoanimiste et mystique, pour l'introduire à la liberté, à la responsabilité mais aussi, conjointement, à une certaine solitude qui renvoie l'homme à lui-même et l'oblige à se découvrir comme étant pour lui-même une énigme.

Dans toute culture, l'organisation psychique d'un individu, sa personnalité, les identifications qui contribuent à forger son identité, reproduisent nécessairement, sur le mode micro- et idiocosmique, le "koinos kosmos", le monde commun de la culture auquel il appartient.

Il n'y a rien d'étonnant dans le fait que nos identifications et contre-identifications majeures précipitent et se cristallisent autour de ces deux complexes nucléaires que sont le complexe d'Oedipe et le complexe de Moïse, dont je vais essayer de montrer qu'ils sont étroitement imbriqués.

Pour en venir tout de suite à l'homme Freud, il ne fait pas de doute que la figure de Moïse transparaît en filigrane de toute une partie de son oeuvre.

Ce qu'il désigne à partir de 1923 comme l'instance du Surmoi-Idéal du moi est pour lui incarné par le surhomme Moïse, comme Zarathoustra l'aura été pour Nietzsche.

La formule bien connue qui fait du Surmoi l'héritier du complexe d'Oedipe pourrait alors être retraduit lapidairement dans cette autre: "Moïse est l'héritier d'Oedipe". Si cette formule n'est pas absurde, que pourrait-elle signifier?

Ce qui est vrai pour Freud l'est aussi pour chacun de nous dans la mesure où nous participons de la même culture occidentale, nourrie par trois grands courants idéologiques qui font rarement bon mélange : un courant éthique d'origine juive, un courant philosophique, individualiste et démocratique, d'origine grecque, et un courant rationaliste positiviste ancré dans le Cogito cartésien.

Nous avons sans cesse à nous débattre avec ce riche et lourd héritage. Comme l'écrit Max SCHELER dans son dernier article:

"Ces trois univers d'idées n'ont entre eux nulle unité. Nous possédons ainsi une anthropologie scientifique, une anthropologie philosophique et une anthropologie théologique, qui font preuve d'une entière indifférence réciproque. Mais nous ne possédons pas de l'homme une idée qui ait de l'unité... on peut dire qu'à aucune époque de l'histoire autant qu'aujourd'hui, l'homme n'a été un problème pour lui-même..."fn 1

Ce que Max Scheler a écrit en 1928 s'avère chaque jour plus vrai.

Dans une lettre à Jung datée de 1909, Freud écrit:" Si je suis Moïse, vous serez le Josué qui entrerez en conquérant dans la terre promise de la psychiatrie". La prophétie ne s'est pas réalisée.

Quatre ans plus tard, la rupture avec Jung est définitivement consommée. En dehors du fait qu'il a renié la sexualité infantile comme donné observable et irréfragable, ce que Freud reprochera à Jung, à travers son idée d'un inconscient collectif passablement abscons, c'est son mysticisme.

En septembre 1913, Freud passe ses vacances à Rome. Trois semaines durant, il se rend chaque jour à Saint Pierre-aux-Liens et, dans la pénombre, il médite assis au pied de la statue du Moïse de Michel-Ange. Quelques mois plus tard, il publie anonymement un article intitulé "Le Moïse de Michel-Ange".

Ce titre, il faut l'entendre dans le sens du génitif subjectif: ce n'est pas le Moïse qui appartient à Michel-Ange, c'est le Moïse auquel Michel-Ange appartient, comme à son Surmoi-Idéal du Moi.

C'est donc aussi , à n'en pas douter, le Moïse de Freud, ce génie civilisateur auquel Freud s'identifie narcissiquement et de la manière la plus ambivalente.

Le terme de Surhomme - Uebermensch - qui préfigure le concept de Surmoi et qui l'exemplifie, revient plusieurs fois dans l'article.

(Les images manque ici, voire footnote au fin de l’article)

Le Moïse de Michel-Ange,

Or ce Moïse n'est pas celui de l'Ancien Testament.

Voici ce qu'en dit le texte de Freud:

"...notre Moïse ne va ni s'élancer ni jeter les tables loin de lui. Ce que nous voyons en lui n'est pas le début d'une action violente, mais les restes d'une émotion qui s'éteint. Il avait voulu, dans un accès de colère, se précipiter, tirer sa vengeance, oublier les tables, mais il a vaincu la tentation, il va rester assis ainsi, sa fureur maîtrisée, dans une douleur mélangée de mépris. Il ne rejettera pas non plus les tables pour les briser sur la pierre, car c'est grâce à elles qu'il a dominé son courroux, c'est pour les sauver qu'il a maîtrisé victorieusement son emportement passionné... Par la grâce du génie de Michel-Ange, se trouve introduit dans la figure de Moïse quelque chose de neuf, de surhumain - übermenschlich - , et la puissante masse ainsi que la musculature exubérante de force ne sont qu'un moyen d'expression tout matériel servant à rendre l'exploit psychique le plus formidable dont un homme soit capable: vaincre sa propre passion au nom d'une mission à laquelle il s'est voué...."


Le Moïse de Nicolas de Verdun, vers 1180

En 1927, Freud ajoute un court commentaire à son article de 1914.

Il évoque une statuette en bronze représentant Moïse, attribuée à Nicolas de Verdun et qui date de la fin du XIIème siècle. A tort ou à raison, il considère le Moïse du Moyen-Age comme dominé par l'orage des passions, incapable de retenir les Tables, tandis que le Moïse de la Renaissance représenterait le calme après l'orage. En l'espace de trois siècles, l'élite de l'humanité occidentale aurait pris ses distances vis-à-vis du primitivisme médiéval pour renouer fermement avec l'antique sagesse et le "Dieu Logos". L' homme est à nouveau, selon les termes de Protagoras, "la mesure de l' homme".

Freud exprime là une conviction qu'il a depuis longtemps et qu'il ne développera systématiquement que dans "Malaise dans la civilisation" -"Unbehagen in der Kultur" - en 1929 .

Cette idée, il la partage avec de nombreux contemporains et quelques grands aînés, Schopenhauer et Nietzsche en particulier :

le progrès culturel est lié à la promotion du savoir et de la raison mais aussi et bien plus, à l'intériorisation - Verinnerlichung - du rapport agressif à l'autorité, processus qui correspond précisément à l'édification du Surmoi.

Dans l'histoire de l'humanité, Moïse est celui qui personnifie la mutation la plus radicale, celle qui, par le biais de l'instauration du monothéisme, impose le primat de la Loi écrite, sous le couvert d'une filiation privilégiée avec un Dieu abstrait, transcendant, irreprésentable et innommable. Il en sort un nouveau type d'homme, plus libre, indépendant et plus autonome, délivré des croyances animistes et magiques , plus responsable devant sa propre conscience mais aussi, et c'est là que le bât blesse, originairement coupable.

"Un grand changement intervient (dans l'histoire de l'humanité ) dès le moment où l'autorité est intériorisée, en vertu de l'instauration d'un Surmoi. Alors les phénomènes de conscience morale se trouvent élevés à un autre niveau, et l'on ne devrait parler de conscience et de sentiment de culpabilité qu'une fois ce changement opéré" (Malaise dans la civilisation ).

C'est ce qui fait la différence entre ledit primitif et ledit civilisé, entre les "Naturvölkern" et les "Kulturvölkern".

Mais le progrès culturel ne rend pas l'homme heureux; de dompter ses passions, puisque c'est à cet exploit qu'il est convié désormais, lui fait encourir le risque de devenir un être sans passion ni désir, à moins de régresser et de faire semblant d'ignorer les exigences de progrès personnel que véhiculent les idéaux de la culture.

Si on lit bien "Moïse et le monothéisme", on arrive à cette conclusion surprenante: la toute première religion de l'humanité aurait été le monothéisme comme sacralisation du Père Mort des origines.

Les religions dites primitives ne le sont pas tellement dans la mesure où le déplacement de la figure du Père sur l'animal totem - comme il advient dans les phobies infantiles - et sa démultiplication infinie procède du refoulement du meurtre inaugural.

Le polythéisme, en fragmentant toujours plus la figure de l'Urvater, en répartissant sa toute-puissance sur une multitude de divinités animales, végétales, centauriques ou féminines, autorise un refoulement toujours plus grand de l'affect le plus pénible, celui de la culpabilité liée au meurtre du Père.

L'acte de Moïse imposant le monothéisme aux Juifs, équivaut à en faire les dépositaires de l'immémorial, et à les obliger à porter au plus haut point, en même temps que la culpabilité originelle, le culte du Père Symbolique, avec toutes les conséquences qui en découlent.

La version que donne Freud de la préhistoire du peuple juif laisse entendre qu'en tuant Moïse, il a répété d'abord le meurtre du père primitif et renouvelé par là même l'opération du refoulement qui, restaurant tout ensemble le polythéisme, la magie, l'animisme et le mysticisme, a produit la "latence de Moïse" pour une période d'environ 700 ans, jusqu'à ce que survienne la levée définitive du refoulement qui en aura fait le peuple différent que l'on sait, libre de préjugés et affranchi des croyances superstitieuses. Freud s'en prévaudra pour affirmer que seul un juif pouvait avoir inventé la psychanalyse avec l'implacable exigence de vérité qu'elle implique.

"Le meurtre de Moïse par son peuple... est indispensable à notre raisonnement et constitue un lien important entre l'événement oublié survenu à l'époque primitive et sa réapparition ultérieure sous la forme des religions monothéistes. Suivant une séduisante hypothèse, c'est le repentir du meurtre de Moïse qui a provoqué le fantasme de désir d'un Messie, revenant sur la terre pour apporter à son peuple le salut et la domination du monde qui lui avait été promise.

Si Moïse a bien été ce premier Messie, le Christ devient alors son substitut et son successeur. C'est pourquoi Paul put à juste titre s'écrier en parlant au peuple: " Voyez, le Messie est réellement venu. N'a-t-il pas été tué sous vos yeux?" La résurrection du Christ acquiert ainsi une certaine vérité historique, car le Christ fut vraiment Moïse ressuscité et, derrière lui, se dissimulait le Père primordial de la horde primitive, transfiguré, il est vrai, et ayant en tant que Fils pris la place de son Père".

Avec la substitution paulinienne du Christ à Moïse, on passe de la religion du Père à celle du Fils, et, dans le même fil, d'une mentalité patriarcale à la mentalité "filiarcale" qui est la nôtre.fn 2

* * *

Je vais faire une parenthèse et me permettre, concernant la physionomie de l'homme Freud, une fantaisie analogue à celle qu'il s'est autorisée vis-à-vis de celle du Moïse de Michel-Ange.


Freud en 1885, 30 ans.

"Penses-tu réellement que j'ai l'air si sympathique? Je pense que les gens voient en moi quelque chose qui les déconcerte et cela, en dernière analyse, parce que, dans ma jeunesse, je n'ai pas été jeune...". Lettre à Martha Bernays, 2.2.86.

Voici Freud à 30 ans. Il est encore assistant à l'Université et il espère bien y faire carrière. Dans une lettre de 1886 adressée à sa fiancée, il exprime le sentiment de n'avoir pas été jeune, réflexion typique de tous ceux qui ont édifié précocement un Surmoi sévère.

C'est en 86 que Freud, en tant que juif, est débarqué de l'Université.

Désespéré dans un premier temps, il tourne bientôt le dos à la neurologie pour étudier la question des névroses en "réclamant le droit" de les aborder d'un point de vue spécifiquement psychologique.


Freud en 1891, 35 ans.

"Un homme comme moi ne peut vivre sans dada, sans une passion ardente, sans tyran, pour parler comme Schiller. Ce tyran, je l'ai trouvé... il s'appelle psychologie..". Lettre à Wilhelm Fliess, 25.5.1895.

A 35 ans, Freud écrit son premier article psychologique intitulé "Traitement psychique ( traitement d'âme )", en allemand: "Psychische Behandlung ( Seelenbehandlung )".

Freud est passionné par la matière qu'il explore, il a le sentiment exaltant de découvrir une terre inconnue. La correspondance avec son ami Fliess nous a gardé le témoignage de cet enthousiasme.

C'est à cette époque , au mois d'octobre 1897, au détour de son auto-analyse, qu'il évoque pour la première fois la référence à Oedipe.

Voici ce qu'il écrit à Fliess:

"Mon auto-analyse est réellement ce qu'il y a, pour le moment, de plus essentiel et promet d'avoir pour moi la plus grande importance si je parviens à l'achever.... C'est un bon exercice que d'être tout à fait sincère avec soi-même. Il ne m'est venu à l'esprit qu'une seule idée ayant une valeur générale. J'ai trouvé en moi comme partout ailleurs des sentiments d'amour envers ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je pense, communs à tous les enfants... S'il en est bien ainsi, on comprend l'effet saisissant d'Oedipe Roi... La légende grecque a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l'ont ressentie. Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Oedipe, et s'épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité. Il frémit suivant toute la mesure du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel" (Lettre du 15.10.1897).

- Fin première partie du translation-

Freud s'identifie à Oedipe et à travers lui à tous les enfants des hommes. Ce qui deviendra le "complexe d'Oedipe" est, déjà là, posé comme universel.

C'est dans "L'interprétation des rêves" publiée en 1900, au chapitre IV traitant du "Matériel et des sources du rêve" que Freud développe le thème de l'Oedipe comme condensation métaphorique extrême des deux désirs infantiles les plus puissants, inceste et parricide. Mais par la suite, Freud ne fait plus nommément allusion à Oedipe. Il faudra attendre 1923 ("Le déclin du complexe d'Oedipe") pour que la question de l'Oedipe soit abordée de manière thématique.

On peut dire que de 1900 à 1923, Oedipe se trouve posé en "latence" dans le développement de la pensée de Freud.

Il est très significatif qu'il ne soit jamais fait allusion au complexe d'Oedipe dans les "Trois essais sur la théorie du sexuel" qui datent de 1905, alors que c'est dans ce texte que Freud introduit nommément la notion capitale de période de latence ( Latenzperiode ).

Or ce qui est mis en latence à cet âge, ce n'est pas la sexualité elle-même, c'est son organisation génitale-oedipienne, et le concept de génitalité perd son arête vive dès lors qu'on lui confère un statut essentiellement biologique - le désir sexuel commun en rapport avec la poussée à coïter - qui n'a rien à voir avec la conflictualité essentielle qui le traverse.

Le phénomène de l'adolescence, tel que nous le connaissons, correspond, du point de vue psychologique, à la réactivation en majeur de la dramatique oedipienne restée en latence jusqu'à la puberté. On sait bien aujourd'hui que ce phénomène n'est pas universel. Si le complexe d'Oedipe est universel, sa reviviscence ne l'est pas. Elle ne concerne que l'aire de la culture occidentale, même si cette aire a aujourd'hui tendance à se mondialiser.

Si Freud "oublie" de faire référence à Oedipe pendant toutes ces années qui vont de 1900 à 1923, la raison en est patente: c'est qu'il ambitionne d'enraciner la psychanalyse dans la biologie et que, dans cette optique, la référence au mythe ne fait pas sérieux. Le retour à Oedipe s'imposera quand la question du moi et des identifications qui le constituent, reviendra à l'avant-plan des considérations de Freud, ce qui apparaîtra clairement dans les écrits postérieurs à "Au-delà du principe de plaisir" (1920).


Freud en 1906, 50 ans.

"Nous avançons donc indubitablement, et vous serez celui qui comme Josué, si je suis Moïse, prendrez possession de la terre promise de la psychiatrie, que je ne peux qu'apercevoir de loin". Lettre à C.G.Jung, 17.1.1909.

Le 6 mai 1906, pour son cinquantième anniversaire, les proches disciples de Freud lui font un cadeau surprise: une médaille en bronze à son effigie avec au verso un motif représentant Oedipe face au Sphynx et gravé, ce vers que Sophocle met dans la bouche du Coryphée et qui est le 1525ème des 1530 que compte la tragédie d'Oedipe-Roi.

Ce vers, le voici:

Si on détache le vers de son contexte, on peut traduire, comme le fait Ernest Jones:" Celui qui résolut l'énigme fameuse et fut un homme de grand pouvoir". On peut même dire "le plus puissant" puisque kratistos est le superlatif de kratos qui veut dire puissant.

Mais replacé dans son contexte, le vers prend une connotation toute singulière qui lui confère sa signification proprement tragique.

Voici les six derniers vers d'Oedipe-Roi dans la traduction de Jean Grosjean ( Pléiade )

>>Gens de Thèbes, ma patrie, regardez cet Oedipe qui savait les fameuses énigmes. Il triomphait.

Personne ne pouvait voir sa fortune sans l'envier.

Dans quel tourbillon de malheurs horribles il est tombé!

On ne doit estimer heureux aucun mortel

avant de voir son dernier jour et qu'il ait atteint

le terme de sa vie sans subir de souffrance.<<

C'est la mort en effet qui, selon le mot d'André Malraux, transforme la vie en destin. Revenons au 6 mai 1906. Ce jour-là donc, Freud reçoit le fameux médaillon. Survient alors un incident remarquable. Voici comment Ernest Jones rapporte l'événement:

"Un curieux événement s'était produit à la remise dudit médaillon. En lisant l'inscription, Freud pâlit, s'agita, et, d'une voix étranglée, demanda qui y avait songé. Il se comporta comme s'il avait rencontré quelque revenant et c'est bien ce qui était arrivé. Federn dit à Freud que c'était lui qui avait choisi la citation. Alors ce dernier révéla que jeune étudiant à l'Université de Vienne, il avait coutume de déambuler dans la grande Cour et de regarder les bustes d'anciens professeurs célèbres. C'est alors que non seulement il avait eu le fantasme d'y voir son propre buste futur, ce qui n'aurait rien de surprenant chez un étudiant ambitieux, mais encore qu'il avait imaginé ce buste portant exactement les mots qui se trouvaient sur le médaillon" (Ernest Jones, La vie et l'oeuvre de Freud, tome 2,pp. 14-15).

Cet incident qui relève typiquement du phénomène d' "inquiétante étrangeté" - "Das Unheimliche" - nous incite à y voir l'effet d'une identification préconsciente de Freud, au moins aussi puissante que l'identification à Moïse, c'est l'identification à Oedipe, non point l'identification à l'Oedipe incestueux-parricide qui gît au coeur de l'inconscient de tous les hommes mais à l'Oedipe tragique tel que Sophocle l'a immortalisé et qui, pour les Grecs du V-ème siècle, personnifiait notamment le héros de la raison et du savoir, celui qui veut connaître la vérité avant toute autre chose et qui, apparaissant en cela comme le précurseur mythique des philosophes de l'âge d'or de la Grèce, annonce l'avènement du Logos que glorifieront Socrate, Platon et Aristote . Si Oedipe est tragique, c'est parce que la quête de la vérité qui est son plus haut idéal comme il est celui des philosophes socratiens, cette quête aboutit à le détruire complètement.

Le message que fait passer le poète tragique est celui-ci:

tout idéal porte en lui-même, nécessairement, le germe de sa propre destruction. C'est cela qui est tragique .

Lorsque Freud écrira dans "Le moi et le ça" en 1923: "Le Surmoi est une culture pure de la pulsion de mort", aphorisme qui reste ambigu, c'est, pensons-nous, ce tragique-là qui est pointé.

Pourquoi la tragédie comme genre littéraire et la figure de l'homme tragique font-elles leur apparition au cinquième siècle, celui du miracle grec, pour disparaître avec lui? Parce que c'est le moment où l'homme se sent assez fort pour vider les cieux, se débarrasser de la mythologie, des traditions et de la morale théocratique pour faire confiance à sa seule raison, aux pouvoirs du Logos et tenter du même coup l'aventure de la liberté pour tous et pour chacun à travers l'invention de la démocratie.

Mais on sait que cela n'a duré que quelques décennies, assez longtemps quand même pour que se soit produite une floraison inouïe de créations prodigieuses et que l'humanité future apprenne et garde le souvenir que cela a existé. Et puisque cela a pu arriver, pourquoi ne serait-ce pas possible à nouveau? C'est cette espérance et cette volonté qui refont surface avec les hommes de la Renaissance et, deux à trois siècles plus tard, avec ceux des Lumières.

Cet idéal est encore le nôtre mais nous savons qu'il est fragile. Souvenons-nous du mot de Göring: "Quand j'entends le mot culture, je sors mon revolver", et combien furent nombreux ceux qui éprouvèrent dans leur chair la réalité des menaces du Maréchal de l'Air.

Quelques mots encore sur cet Oedipe, protohéros - et héraut - du Logos que Freud incarne avec beaucoup d'autres

Cet Oedipe-là disparaît à la fin du V- ème siècle pour réapparaître dans la conscience occidentale à l'aube du XIX- ème siècle.


Jean Dominique INGRES, 1808.

Oedipe et le Sphynx, Musée du Louvres.

Hegel, dans son "Esthétique", et Hölderlin dans ses "Remarques sur Oedipe et Antigone", sont les premiers à avoir rappelé cet aspect singulier de la figure d'Oedipe comme ancêtre de l'attitude proprement philosophique qui est une invention grecque. Dans cette perspective, c'est la confrontation avec la Sphynge qui symbolise le passage d'un monde à un autre. La victoire d'Oedipe signifie l'écroulement d'une mentalité superstitieuse et obscurantiste que soutenait l'adhésion sans réserve à la croyance aux puissances mythologiques. Désormais, le Logos l'emporte sur le Mythos; confiant dans sa propre Raison, l'homme renvoie les dieux aux cieux.

Le célèbre tableau d'Ingres représente remarquablement ce tournant historique: serein et tranquille, un Oedipe lumineux rejette la Sphynge dans l'obscur inquiétant qu'elle incarnait.

Nous sommes en 1808.

Ingres comme Hegel voient en Napoléon l'âme du monde", la nouvelle figure de proue de la raison. L'histoire se chargera rapidement de démentir leur propos pour ranger Napoléon dans la galerie des personnages tragi-comiques.

Mais le retour d'Oedipe est bien réel.


Gustave MOREAU, 1864.

0edipe et le Sphynx. Musée Gustave Moreau.

Remarquons, pour ce qui concerne notre propos, que c'est à ce moment-là que se situe approximativement l'émergence de cette nouvelle figure de l'humanité en devenir que représente l'adolescent, aujourd'hui plus présent que jamais, et pas moins tourmenté que son ancêtre romantique.

Car la Sphynge n'est pas morte. Comme tout ce qui est refoulé, elle fait retour avec violence.

Dans le tableau également célèbre de Gustave Moreau, qui date de 1864, il n'est que trop évident que le combat continue de faire rage et que c'est un combat qui n'en finira pas, surtout si on admet que la guerre des sexes est ce qui le sous-tend. S'il y a quelque chose à quoi le psychanalyste est confronté heure après heure, c'est bien cette énigme-là: pourquoi l'homme et la femme se rejoignent-ils si difficilement, et si souvent, jamais?

Gustave Moreau a lui-même commenté son tableau. Voici ce qu'il en dit:

"Le peintre suppose l'homme arrivé à l'heure grave et sévère de sa vie, se trouvant en présence de l'énigme éternelle ( Qu'est-ce que l'homme? ). Elle le presse et l'étreint sous sa griffe terrible. Mais le voyageur, fier et tranquille dans sa force morale, la regarde sans trembler. C'est la chimère terrestre, vile comme la matière et attractive comme elle, représentée par cette tête charmante de femme avec ses ailes porteuses d'idéal, mais aussi ce corps de monstre, de carnassier, qui déchire et anéantit".

Parmi les monstres hellènes, la Sphynge ou le Sphynx - son sexe est incertain -, est l'un des plus pervers. On le voit ici accroché à la poitrine d'Oedipe, que Moreau a représenté comme un jeune homme au cou ployé et aux cheveux longs, éphèbe au visage maigre et taciturne, adolescent éternel, adossé à la muraille rocheuse, dans la nonchalance des êtres inaccessibles, comme si les rôles étaient renversés. De la femme, l'Oedipe de Moreau accapare l'inaccessibilité et le mystère. Point de violence ni de sang cependant mais seulement deux regards qui se croisent, se refusant à tout Mitgefühl, à tout sentir-avec. Comme si c'était ça la mort et qu'on ne pouvait trouver ça que dans la mort.

Peu de tableaux expriment mieux que ceux de Gustave Moreau le tragique du non-dialogue: c'est ce que veulent l'un et l'autre et pourtant, plus ils le veulent et plus ils sont renvoyés à leur coupable solitude.

Nous voici renvoyés au thème de la mort, thème qui n'est pas tragique en lui-même mais qui le devient lorsque, voulant la vie, l'homme - ou la femme - obtient la mort en retour, pour des motifs qui ne sont pas incompréhensibles mais dont la responsabilité n'incombe à personne. Là est l'essence du tragique: faute il y a, mais de coupable point.


Nous avons quitté Freud dans l'euphorie de la cinquantaine, quand il rêvait de faire de Jung son Josué.

Nous retrouvons Freud en 1921, à 65 ans.

-Freud en 1921, 65 ans.-

"J'ai choisi maintenant comme aliment le thème de la mort". Lettre à Lou Andreas-Salomé, 1.8.1919.

Il y a quelque chose de dur et d'amer qui a marqué son visage, désormais empreint de la sévérité qu'il pressentait en lui dès la trentaine. Une douleur mélangée de mépris qui ne s'adresse à personne et à tout le monde. Est-ce que l'espèce homme est encore digne qu'on s'en occupe?

La colère de Moïse le rattrape au tournant. On peut invoquer les événements contingents, et d'abord le formidable démenti opposé à toute idéologie de progrès par la Grande Guerre qui ne fut grande que par sa totale absurdité.

Lui qui prétendait que l'inconscient ignorait la mort, le voilà qui propose d'accueillir un nouvel hôte dans sa théorie des pulsions - ou sa mythologie des pulsions, puisqu'il a toujours tenu toute théorie comme mythologique par essence - : la pulsion de mort.


Freud en 1922, 66 ans.

"Le Surmoi est une culture pure de la pulsion de mort". Le Moi et le ça, 1923.

Jung l'a renié , et bien avant qu ' Hitler n' arrive au pouvoir, les masses désemparées réclament l'homme providentiel et désignent des boucs émissaires au premier rang desquels le juif retrouve sa place traditionnelle. Tout cela suffirait à déprimer un homme moyen, mais pour Freud, le mauvais coup ne vient pas de l'extérieur, il vient de ses propres fidèles. L'histoire de Moïse se répète. L'ennemi, ce n'est ni l'Egyptien ni le perse, c'est Aaron, le plus fidèle compagnon.

Les Américains auxquels il avait prédit qu'il leur apporterait la peste, la lui renvoient. Les psychanalystes américains qui ont le titre de médecin se liguent pour interdire aux non-médecins le droit d'exercer la psychanalyse. L'arrogance médicale, parce qu'elle vient de là où on ne l'attendait pas, du pays des hommes libres, est quelque chose qui mortifie Freud et le détermine à écrire la Laïenanalyse, l' Analyse laïque" traduit en français sous le titre "Psychanalyse et Médecine". Il y affirme l'indépendance de la psychanalyse par rapport à la médecine.

La psychanalyse n'est qu'accessoirement une technique thérapeutique, c'est d'abord une méthode au sens fort du terme, un cheminement personnel en quête de la vérité sur soi-même. La vérité, rien que la vérité, quoi qu'il en coûte!

Mais le coup le plus dur vient des plus intimes. En 1926, mais ça couvait depuis longtemps, ses deux plus proches collaborateurs, Otto Rank et Sandor Ferencsi, lui font carrément faux bond sur la question la plus sensible.

En termes simples, la psychanalyse n'est pas faite pour l'homme ordinaire; les gens étant ce qu'ils sont, c'est-à-dire des cochons, il faut leur donner des pommes de terre. Ce que proposent Rank et Ferencsi, ce n'est rien d'autre que des pratiques thaumaturgiques du genre de celles qui existent depuis la nuit des temps, toutes ces billevesées magico-animistes parmi lesquelles la plus respectable resterait la suggestion hypnotique, dont Freud avait pu croire qu'en s'en affranchissant lui-même, il en avait affranchi la meilleure part de l'humanité. Que non! Les meilleurs tombent dans les pires errements, le brave Ferencsi allant jusqu'à proposer la thérapie par le baiser.


Freud en 1926, 70 ans.

Eau-forte de Ferdinand Schmutzer.

Le regard sombre et quasi meurtrier qu'a saisi Schmutzer est plus véridique que toutes les photographies.

C'est vraiment la colère de Moïse qui s'apprête à foudroyer les impies.

Mais ce portrait qui date de 1923 indique déjà que l'orage n'éclatera pas. Les termes d'autrefois, attribués au visage du Moïse de Michel-Ange sont ici parfaitement appropriés.

"Ce que nous voyons en lui n'est pas le début d'une action violente mais les restes d'une passion qui s'éteint. Il avait voulu, dans un accès de colère, se précipiter, tirer sa vengeance, oublier les Tables, mais il a vaincu la tentation, il va rester là, assis, sa fureur maîtrisée, dans une douleur mélangée de mépris".


Freud en 1928, 72 ans

Voici Freud à 72 ans. Il a fort vieilli, on le voit bien. Mais il est pacifié. Le temps de la polémique ne reviendra pas.


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Désormais Freud s'interroge davantage sur les rapports entre la psychologie individuelle et le monde de la culture. C'est le moment où il écrit "L'avenir d'une illusion" et "Malaise dans la civilisation". Sa pensée prend une tournure nettement anthropologique. Il s'interroge aussi sur la place que la psychanalyse occupe ou pourrait occuper dans la culture.

Voici ce qu'il écrit dans "Psychanalyse et Médecine" (Laïenanalyse):

" Si on avait l'idée - qui semble aujourd'hui fantastique! - de fonder un enseignement psychanalytique, on y enseignerait sans doute quelques matières qui sont parfois enseignées à la Faculté de Médecine; à côté de la psychologie dite des profondeurs, celle de l'inconscient, qui resterait toujours la pièce de résistance, il faudrait y apprendre, dans une mesure aussi large que possible, la science de la vie sexuelle, et y familiariser les étudiants avec les tableaux cliniques de la psychiatrie. Par ailleurs, l'enseignement psychanalytique embrasserait aussi des branches habituellement fort étrangères au médecin et dont il n'entrevoit pas même l'ombre au cours de l'exercice de sa profession: l'histoire de la civilisation, la mythologie, la psychologie des religions, l'histoire et la critique littéraires. S'il n'est pas bien orienté dans tous ces domaines, l'analyste demeure désemparé devant un grand nombre de phénomènes qui s'offrent à lui. Par contre la plus grande part des matières qu'on enseigne aux médecins ne lui sert de rien... tout ce qui a à voir avec l'anatomie , la physiologie et la chimie du cerveau ne sert à rien du tout..." xxx

Parce que la psychanalyse a affaire à des problèmes qui sont des succédanés de ceux que pose la culture dans son ensemble, l'analyste ne peut pas ignorer le monde de la culture. A l'instar de Goethe, Freud a toujours pensé que dans tout homme, il y a tout l'homme. Nil humani a me alienum puto. Je considère que rien de l'humain ne m'est étranger.

Le dernier ouvrage de Freud, "L'Homme Moïse et la religion monothéiste", est son ultime réflexion sur le rapport de l'homme à la culture.

La thèse centrale en est bien connue: si Amhénotep IV, dit Akhénaton, est bien celui qui , dans l'histoire de l'humanité, a inventé le monothéisme, Moïse aurait été un de ses adeptes qui, après que la nouvelle religion eût été abolie en Égypte, et les anciens cultes polythéistes restaurés, convertit quelques misérables tribus israélites au monothéisme. Mais, de même que les Égyptiens abandonnèrent rapidement le monothéisme, le peuple juif le rejeta ou l'intégra dans ses anciennes pratiques magico-animistes, comme le font aujourd'hui lesdits primitifs avec le christianisme et l'islam, et ne se convertit définitivement au culte du Dieu unique que vers l'an 600 avant JC, soit environ 800 ans après la mort de Moïse.

Ainsi, entre l'acte fondateur de Moïse et son accomplissement effectif, la période de latence aura été de 800 années environ.

Pour Oedipe, si on veut bien considérer le parallélisme que nous proposons en admettant que sa figure tragique apparaît en 450 avant JC pour ne resurgir vraiment qu'aux alentours de 1800, avec comme point de repère, la proclamation des Droits de l'Homme, la période de latence aura été beaucoup plus longue, environ 2200 ans.

Ce n'est peut-être pas un hasard si le monothéisme triomphe à Jérusalem au même moment, à peu près, où Socrate interroge les Athéniens sur l'Agora et leur impose sa célèbre maxime: "D'abord, connais-toi toi-même!".

Il faudrait pouvoir montrer, ce qui est tout à fait possible mais qui exigerait de longs développements, que chacun à sa manière, avec une accentuation du pôle éthique chez les juifs et du pôle rationaliste chez les grecs, le monothéisme mosaïque et l'attitude philosophique grecque ont opéré une modification radicale dans l'évolution de l'esprit humain, en lui imposant l'idéal surhumain de se dépasser lui-même indéfiniment, à partir de ces deux impératifs majeurs :

a. d'être totalement responsable de tous ses actes devant sa propre conscience, ce qui est l'idéal juif, et

b. d'être totalement conscient de soi en tant que sujet de la volonté, du désir et de la connaissance, y compris et d'abord la connaissance de soi-même, qui est l'idéal grec.

Ce double idéal est ce qui a constitué le moteur de notre civilisation depuis la Renaissance, et qui s'est affermi avec les Lumières. Beaucoup pensent que c'est fini, qu'une nouvelle période de latence a commencé, que certains appellent déjà post-moderne.

Cet idéal, parce qu'il est surhumain, nous avons appris à connaître que nous ne pouvions pas manquer de nourrir à son égard une sourde ambivalence, qui le menace de l'intérieur et nous menace par le fait même pour autant qu'il est encore nôtre.

C'est pourquoi je disais tantôt que tout idéal spirituel contient en germe les ferments de son autodestruction, et que nous sommes par-là confrontés au tragique de notre destinée.

Elle est tragique parce que nos meilleures intentions, en raison de l'orgueil et de l'ambivalence qui les nourrissent, risquent toujours de nous conduire à notre propre perte.

Le monothéisme a puissamment contribué à libérer l'homme dans le sens d'une individuation et d'une autonomie toujours plus grande, mais il ne faut pas oublier que l'intolérance, malgré qu'elles s'en défendent, est le propre des religions monothéistes et que les guerres de religion, les plus terribles de toutes, n'éclatent que là où règnent les monothéismes. Ajoutons que tous les monothéismes prétendent à l'universalité et que, réciproquement, toute idéologie qui prétend à l'universalité participe de l'essence du monothéisme et en partage la grandeur et la misère. xxx

La psychanalyse, quant à elle, ne prétend pas remédier au "malaise dans la civilisation". Elle aide à le comprendre et à l'accepter comme congénitalement lié au processus civilisateur lui-même.

Elle peut aussi aider à faire avec, comme on dit, dans la mesure où tout ce qu'on peut espérer de mieux, c'est, comme disait Freud dans l'avant-dernière ligne des "Études sur l'Hystérie", "troquer la misère névrotique contre le constat du malheur commun".

En définitive, on retrouve ici l'idéal faustien, celui que magnifie la formule bien connue qui clôt la XXXIème conférence sur la psychanalyse:

"Wo Es war, soll Ich werden"

"Là où ç' était, Je dois devenir", dont on omet généralement de citer la chute:

"Es ist Kulturarbeit etwa wie die Trockenlegung der Zuydersee"

"C'est un travail civilisateur comparable à l'assèchement du Zuydersee".

Footnote : La commande doit être adressée à J. Mélon, 20 rue Petit Bioleux, B-4122-NEUPRE. Le règlement se fait uniquement par virement postal en francs belges au CCP: 000-0267499-70 de J.Mélon, B-4122-Neupré en ajoutant 100 bef pour frais de port ( 250 bef pour l'étranger, 500 bef pour les pays hors d'Europe). L'envoi n'est effectué qu'après paiement. Des dépôts existent aux départements de Psychologie Clinique des Universités de Liège et de Louvain.

Cahier 7 -Avril 96. Ethnopsychologie. Jean Mélon. Oedipe et Moïse 1 / Martine Stassart : Anthropologie de l'adolescence 13 / René Devisch : La cure Mbwoolu chez les Yaka du Zaïre 41 / Jean Mélon : A propos de l'identité européenne 60 / J.Mélon, M.Stassart et B.Herman : Le Szondi des Tarahumaras 68 / J.Mélon et M.Stassart : L'apport du Szondi à l'Ethnopsychologie 76 / Brigitte Herman : Une population Burundaise 87 / Anne Pochet: Population rurale et urbaine en Italie du nord 100 / Ilias Kourkoutas: Les identifications transitionnelles à l'adolescence 116-122. Prix: 400 FB.


Footnotes

1. Max Scheler (1928). La situation de l'homme dans le monde. Paris, Aubier, 1951, p. 20.

2. C'est la thèse que défend Jean-Joseph GOUX dans son Oedipe philosophe" ( Paris, Aubier, 1991) et que reprend Martine STASSART dans "Anthropologie de l'adolescence", publié dans ce même volume 7 des Cahiers du CEP. Qu'Oedipe soit une figure préchrétienne de la même manière que Platon, comme on l'a souvent souligné, ouvre la voie au christianisme, c'est à nos yeux une quasi évidence. L'Oedipe, en tant que complexe nucléaire de la né


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