L. Szondi


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DE LA "THéORIE SEXUELLE" à L'ANTHROPOPSYCHIATRIEfn 1

JACQUES SCHOTTE

Ce titre avait déjà été utilisé lors de ma leçon d'adieu à l'université flamande de Louvain (K.U.L.). D'une certaine manière, il devait donc évoquer mon parcours puisque celui-ci se bouclait ainsi en cette circonstance. Une allusion directe à Freud s'y propose car les guillemets entourant la théorie sexuelle renvoient bien évidement à ce titre de Freud annonçant "Trois essais" en la matière, lesquels ont opéré une véritable révolution. Quant au terme d'"anthropopsychiatrie", voici quelques temps que, dans mon vocabulaire, je l'ai choisi de préférence à celui de "psychiatrie pulsionnelle" qui se trouve inspiré directement par Szondi et, à travers lui, par Freud. Ce terme-ci, plus technique, se trouve dans le sous-titre de mon recueil "Szondi avec Freud. Sur la voie d'une psychiatrie pulsionnelle" fn 2 , tandis qu'"anthropopsychiatrie" devrait fournir son titre à mon prochain ouvrage. Ce terme est donc celui par lequel je qualifie l'apport szondien, mais aussi essentiellement freudien. Le titre implique un sorte de parcours, qui, à partir de bases freudiennes, s'est développé dans plusieurs directions, mais en insistant sur la perspective szondienne pour toutes sortes de raisons : raisons d'affinités personnelles peut-être, d'occasions et aussi de stratégie car il faut toujours secourir les méconnus. D'emblée j'avais d'autres accents qui sont restés intégralement présents dans ma façon de penser, notamment du côté de l'analyse existentielle de Binswanger et du côté de Lacan. De ces trois grands noms, le plus méconnu est Szondi : voilà une raison supplémentaire d'avoir insisté sur lui, ce qui ne nous a pas apporté beaucoup de succès dans de nombreux milieux, mais l'avenir reste peut-être ouvert...

"De Freud à Szondi" ne doit pas s'entendre seulement au sens d'un progrès ( de nouveaux apports s'ajoutent) mais aussi au sens d'un va-et-vient perpétuel. Nous savons, notamment depuis la révolution de palais de Lacan dans le mouvement psychanalytique international, qu'il n'y a pas une interprétation orthodoxe de Freud et que si l'une se prétend telle, elle est certainement la pire de toutes, mais qu'il y a plusieurs façons de le lire. Ainsi peut-on lire et relire Freud à travers ou à partir de Binswanger et de Szondi comme à partir de Lacan qui a commencé par le célèbre "retour à Freud". Tout ce parcours, au fond, nous le refaisons ces jours-ci, comme nous l'avons toujours fait au sein du C.E.P., dans les deux sens : de Freud à Szondi et de Szondi à Freud; on revient toujours aux bases pour avancer, peut-être, au delà des grands personnages de la deuxième génération. Nous avons, cette fois-ci, comme invités étrangers, trois conférenciers qui viennent de la mouvance lacanienne. Déjà Abribat, dépassant son titre, a fait aussi le saut d'"avant Freud" à "après Freud" à travers Freud. Je procéderai semblablement... d'une autre manière.

Lors de ma leçon terminale de la K.U.L.fn 3, je comptais retracer mon parcours en me centrant autour de ces trois foyers essentiels, mais je ne suis pas arrivé plus loin que le foyer binswangérien : le premier en date de mes intérêts. Je suis parti, en effet, d'une certaine conjonction (à entreprendre et à développer) entre la psychanalyse et la philosophie phénoménologique et son incidence sur la psychiatrie phénoménologique et existentielle. C'est à Binswanger que j'ai été demander les conseils qu'il me fallait pour m'orienter dans ces études spécialisées que je mènerais finalement pendant 10-12 ans à l'étranger, avant de revenir et d'être bientôt amené à enseigner, avec la présence complète de toutes ces références. Ce que j'ai retenu de Binswanger (mais je ne le développerai pas ici) c'est le problème de la psychiatrie comme science. Cette question m'avait fasciné, depuis le départ, dans l'oeuvre de Binswanger —lui-même en disait que c'était l'axe problématique de toute son oeuvre : y a-t-il moyen de faire de la psychiatrie une science... puisqu'il est clair que ce n'en est pas une ? Dès les années 20, Binswanger posait la question dans un article (pour moi, encore d'une lecture toujours inépuisable, comme les textes de Freud, Lacan ou Szondi) "Psychanalyse et psychiatrie clinique", rapport prononcé dans un congrès international de psychanalyse à La Haye, sous la direction et en présence de Freud lui-même. Ce problème, disait-il, la psychiatrie est acculée à se le poser par l'irruption, dans l'histoire en général et dans son histoire en particulier, de la psychanalyse : celle-ci la mettrait au défi de se décider à se constituer comme science autonome (ou ce que j'ai appelé plus tard, d'un mot de Kronfeld, "autologique" : qui a son propre logos, en accord avec un objet scientifique qui lui serait propre) plutôt que de rester un agrégat de techniques, de méthodes, d'orientations, de neurologie, de biologie, de sociologie... Situation qui, avec le DSM, n'a fait qu'empirer. C'est peut-être là ce qui a déterminé en secret tout mon parcours : la poursuite obstinée de cette problématique. C'est dans le cadre de cette problématique que l'oeuvre de Szondi m'est apparue présenter une psychiatrie d'ensemble d'inspiration psychanalytique, la plus puissante, par son éclairage de tous les problèmes humains, que l'on puisse trouver sur le marché, supérieure à tout ce qui s'est développé dans le sillage de Freud, du côté de M. Klein par exemple. De tels développements restent inférieurs à la systématique szondienne. L'axe freudo-szondien m'était ainsi donné pour accomplir cette problématique à laquelle Binswanger lui-même a proposé d'autres développements, sans plus revenir systématiquement sur Freud.

L'anthropopsychiatrie est ma réponse (du point de vue formel — ce que cela veut dire, du point de vue contenu, viendra ensuite) à cette question de la possibilité et de la nécessité de constituer une psychiatrie scientifique, question que Binswanger n'a pas résolue de la même manière, tout en continuant à lui apporter des éléments tant de réflexion que de reposition des problèmes.

Pour introduire cette anthropopsychiatrie, je vais me reporter à l'exposé d'Abribat en l'insérant dans mon propos afin de le faire redémarrer sous l'égide du principe de dialogue qui a toujours été le mien dans mon enseignement, notamment en faisant dialoguer Freud et Szondi.

Abribat disait que le scandale de la psychanalyse concernant le sexuel , c'est qu'il y a une sexualité qui parle ! Ceci m'a évoqué un passage de Lacan (dans un texte ancien auquel j'avais réservé un sort dans ma thèse de doctorat en psychologie sur le transfert) lors de ses remarques sur le rapport de D. Lagache à la société psychanalytique de Paris encore indivise : Freud, disait-il, nous a fait découvrir qu'il y a des maladies qui parlent. Ainsi resurgit aussitôt tout l'apport lacanien centré sur le problème de la fonction de la parole et du champ du langage en psychanalyse et peut-être aussi en psychiatrie. Ce sont là des maladies qui doivent "sortir de l'herbier", qui imposent un logos propre pour leur compréhension et qui peuvent, par cette spécificité qui est la leur justement, faire l'objet d'une science.

Évoquons le décor historique antérieur à celui de l'appropriation médicale des perversions. Un contexte plus large se trouve évoqué par le terme d'"herbier", lequel est utilisé également par Binswanger dans un article sur les perversions sexuelles, écrit à propos du livre publié par M. Boss "Sens et teneur des perversions sexuelles". Cette longue discussion critique s'ouvre sur l'observation suivante : le traitement scientifique des perversions, à partir de leur appropriation médicale, est passé par une série de phases dont la première est celle d'une inspiration linnéenne (de Linné) représentée par des auteurs comme Krafft-Ebing. Ce dont il s'agit ici, c'est d'un principe systématique et méthodique qui soumet toute la médecine moderne en général, y compris la psychiatrie comme spécialité qui s'autonomise à peine et de manière boiteuse à la fin du 19ème siècle. La médecine moderne, c'est-à-dire celle qui est corrélative, dans son instauration, de la montée, dans l'histoire, de l'homme "moderne" : celui de Descartes, Locke, Galilée, Newton, etc. Cette médecine moderne est basée explicitement sur des principes botaniques ! C'est la notion d'"espèces morbides". Il y a beaucoup d'espèces de maladie, de perversion, etc., dit-on couramment. Le mot "espèce" a perdu, là, son sens fort, historique, exprimé en latin par Th. Sydenham lorsqu'il a déclaré qu'il était temps de mettre au centre de la médecine le terme de "species morbosa". A l'entendre, les médecins devaient commencer à décrire les maladies avec la même "acribie" (du grec "acribeia" : exactitude, soin minutieux, rigueur) que déjà les botanistes mettaient à décrire les plantes. Cette inspiration a débouché sur Linné, le grand systématicien de la botanique et de la zoologie dont la terminologie règne encore dans ces disciplines qui relèvent de ce que l'on appelait, autrefois, l'"histoire naturelle" (histoire signifiant l'information générale —du grec "historein" : chercher à savoir— et non pas l'histoire au sens de l'allemand "Geschichte"). Linné a écrit aussi une nosographie systématique, c'est-à-dire un traité sur les espèces de maladies. Ainsi, lorsque l'on dit qu'il y a beaucoup d'espèces de maladies et que la médecine consiste à les différencier et les classifier, au fond nous utilisons ce que E. Fink appelait des "ruines de pensée". Chez Sydenham, cela avait une prégnance historique, dans notre langage cela ne veut plus rien dire de fort. Le principe de l'herbier était principe méthodologique directeur. Une question à se poser serait de savoir si l'herbier tient toujours en médecine de façon générale. Je pense que non, mais ce n'est pas notre problème ici. Ce qui est certain c'est ceci : avec des maladies qui parlent, depuis la révolution freudienne, il faut sortir de l'herbier. Et c'est ce que Freud a fait. En mettant en rapport cette révolution freudienne avec ce principe botanisant ("botanique de l'esprit" dans le cas de la psychiatrie) j'accentue le côté psychiatriquement pertinent de cette révolution.

En effet, dans ses écrits, lors des bilans préalables que Freud établissait en considérant les travaux de son temps, il s'est référé à une série d'auteurs majeurs qui étaient les promoteurs des chapitres, jusque là insuffisamment étudiés, de l'herbier général de la médecine. Ainsi lorsque l'on affirme que Charcot a refait de l'hystérie une maladie authentique (et non simplement une "fantaisie de femmes"), cela signifie qu'il a réussi à la décrire en tant qu'espèce morbide selon les critères qu'exigeait Sydenham. Au moment où l'hystérie devient une espèce morbide dont on peut donner une série de caractéristiques qui se retrouvent, toujours les mêmes, dans les différents cas de la casuistique, on dispose d'une espèce morbide avec un type complet, des formes frustres, etc. Charcot est l'un des maîtres qui accomplissent l'herbier neuropsychiatrique au 19ème siècle. Kraepelin sera l'ordonnateur de cet herbier général, Krafft-Ebing le fut pour la "psychopathie sexuelle" (psychopathie au sens de tout ce qui est psychopathologique). Clérembault est aussi un partisan pur et simple de l'herbier : Lacan le reconnaissait comme son seul maître en psychiatrie et par rapport à lui, il accomplira également sa part de la révolution freudienne. Tous ces auteurs sont typiquement des maîtres de la médecine moderne au 19ème siècle. Ce qui pousse l'herbier jusqu'à ses formes asymptomatiquement absurdes et même déjà réalisées dans l'absurde, c'est le DSM III : voilà l'achèvement de la psychiatrie traditionnelle (au sens où l'on achève des blessés) ! Les botanistes sont quand même plus sérieux que de prétendre qu'on aura mis la main sur une espèce botanique en considérant les fleurs qui présentent 5 des 12 caractéristiques suivantes... : cela n'existe pas en botanique, mais dans le DSM c'est courant ! Je laisse chacun à ses réflexions sur l'herbier pour passer à la révolution freudienne.

On peut relire les "Trois essais" avec une vue de ce genre, à partir de Szondi comme d'autres auteurs. Le titre même de cet ouvrage pose un problème de traduction : la préposition "zur" est ambiguë (nous en avions discuté avec Laplanche lors de sa première traduction du texte freudien d'introduction du narcissisme : je crois qu'il s'agit de comprendre "pour introduire..."). "Zur" signifie à la fois "sur" et "pour", exprimant le mouvement constitutif de quelque chose, ce n'est pas seulement "à propos de" ou "sur" quelque chose qui existe déjà, c'est l'introduction de quelque chose. Quoi ? J'ai toujours dit "théorie sexuelle", comme on dit par exemple "calcul intégral", l'épithète pouvant alors signifier deux choses présentes chez Freud (c'est, en effet, à partir de la chose que l'on peut jouer sur le mot, ce n'est pas le mot qui invente en lui-même la chose — ce qui serait, selon Gagnepain, la variante mythique du langage : s'imaginer que les choses sont engendrées comme telles par le mot). "Théorie sexuelle" peut viser le registre sexuel : les perversions, la sexualité infantile, le reste de la psychopathologie comme la sexualité névrotique, etc. "Théorie sexuelle" peut signifier aussi ceci : à travers cette promotion du sexuel, c'est une théorie générale de la psychiatrie qui est en train de changer. Ce n'est pas seulement une théorie du sexuel mais une théorie sexuelle de la psychiatrie. Qu'est-ce à dire ? Beaucoup de choses dont je passerai sous silence tout ce qui s'est développé du côté de Lacan pour privilégier les aspects susceptibles d'orienter l'intégration freudo-szondienne et la relecture szondienne de cette théorie sexuelle, développée dès lors en théorie pulsionnelle que j'appelle anthropopsychiatrique. Pourquoi ? Parce que ce qui est en cause, et c'est peut-être un autre scandale, c'est qu'il y a des maladies spécifiquement humaines de l'homme. Quand nous sommes malades, cela ne tient pas nécessairement à la partie animale de ce que Fink appelait la représentation habituellement centaurique de l'être humain — comme s'il y avait un dessous animal et un dessus humain, peut-être angélique... pourtant chacun aurait dû savoir, depuis Pascal, que qui fait l'ange fait la bête. Au fond ces conceptions, qu'on dit vaguement dualistes, de l'être humain (encore une ruine de pensée) qui serait composé d'une moitié animale et d'une moitié seulement humaine, se trouvent complètement remises en question chez Freud, notamment par la sexualité. Il ne parle que de la sexualité humaine et la notion de pulsion est avancée comme ne visant que l'homme : c'est une notion anthropologique. Ne se trouve concernée qu'une partie seulement de ce que charrie le charivari non scientifique des traités de psychiatrie. Freud ne retient que les perturbations directement anthropologiques, c'est-à-dire humaines de l'homme en son humanité. Celles-ci ne constituent qu'un sous-ensemble des traités de psychiatrie, lesquels sont traversés par une théorie (au sens de défilé spectacle) de maladies qui n'est absolument pas scientifique. Au sous-ensemble appartient notamment ce que la psychiatrie traditionnelle appelait "psychoses endogènes" (en se rendant compte qu'elle ne parvenait pas à les réduire au modèle de la paralysie générale ou autre modèle attenant). Aux schizophrénies s'ajoutent les névroses. En prélude à ses développements, Freud reconstitue son sous-ensemble en prenant un morceau de la neurologie traditionnelle chez Charcot et un morceau de la psychiatrie traditionnelle hospitalo-universitaire et asilaire : les schizophrénies rejoignent les névroses, mais non plus les démences. Celles-ci représentent un problème très important dans la médecine et la société contemporaines (les démences séniles, la maladie d'Alzheimer, etc) mais il ne s'agit point d'un problème anthropopsychiatrique, c'est un problème neurologique qui n'atteint pas l'homme en ce qui lui est spécifiquement humain.

Dans cette perspective, les "Trois essais de/sur/pour une théorie sexuelle" présentent une théorie sexuelle de la psychiatrie : il s'agit tant de la sexualité humaine pulsionnelle (avec tout ce que cela va comporter) que des maladies spécifiques qui parlent de différentes manières, à différents niveaux. Tout le problème sera celui d'une articulation de ces différentes possibilités, articulation qui ne soit plus le côte à côte, la juxtaposition de l'herbier. C'est cela qui commence en même temps d'ailleurs qu'une méthode que nous avons pris l'habitude de nommer pathoanalytique. On peut faire un exposé scolaire des "Trois essais" en passant en revue les perversions, la sexualité infantile et la puberté, ce qui débouche alors, dans les traités de psychologie de la personnalité ou/et du développement génétique, sur le chapitre des stades de développement de la libido. On ne retient là que des morceaux de cet ouvrage. Une autre façon de le ressaisir est plus importante que de telles vignettes que l'on colle ainsi sur les trois chapitres de l'ouvrage. C'est de ressaisir le mouvement qui traverse ces chapitres et qui est porteur de tout le projet freudien puisque, selon le témoignage oral de Binswanger qui est resté lié avec Freud jusqu'à sa mort, les "Trois essais" était le livre dont l'auteur s'estimait le plus fier : il le disait à Binswanger qui ajoutait "à juste titre". Ceci pour beaucoup de raisons. L'une d'elles est qu'il représente un tournant décisif, après les premières esquisses d'une nosographie élaborée sur des bases tout à fait différentes de la psychiatrie classique. Ainsi en va-t-il dès ses premiers écrits sur les névroses envisagées par couples : asthénie et névrose d'angoisse pour les névroses actuelles; hystérie et névrose obsessionnelle pour les psychonévroses. Pourquoi des couples ? C'est un a priori chez Freud, non parce qu'il prétendrait au constat de l'existence de deux espèces différentes. Il n'y a pas d'espèces. Ce qui lui apparaît c'est qu'il y a "quelque chose" du côté féminin comme il y a "quelque chose" du côté masculin, les deux affectant évidemment les deux sexes, lesquels ne sont nullement dans la "nature". Ainsi donc retrouve-t-on déjà des indications annonciatrices d'une nosographie révolutionnaire dans le premier Freud, avant les "Trois essais ". Mais avec ce livre, les choses se précisent par l'introduction de concepts opératoires comme celui de pulsion et de pulsions partielles. Dès lors se produit l'éclatement du prétendu instinct sexuel des humains en une pluralité qui fait échec à toute harmonie statique, mais pas à une harmonie sans cesse reconquise. Telle était la notion grecque d'harmonie : non pas statique mais dynamique, rythmique — "harmottô" signifie ajointer, articuler des choses éparses en en faisant quelque chose qui est une "unitas multiplex", mais toujours en train de se remettre en question de l'intérieur.

En même temps que cette notion capitale de pulsion(s) se trouve mis à l'oeuvre le principe méthodique de ce qui pourra s'appeler, en fonction d'un passage bien ultérieur dans l'oeuvre

freudienne fn 4, le principe de cristal. Rappelons l'image : un verre a une structure cristalline cachée; s'il se casse, ce bris se produit selon les lignes de fracture prédisposées. Citant un jour ce principe lors d'une rencontre dans une société de psychiatrie en France, je me suis entendu répliquer que c'était une vieille histoire, équivalente à la théorie des constitutions de Dupré ou à la distinction de plusieurs structures par certains psychanalystes. Or justement Lacan, lui, dit qu'il y a une structure. C'est exactement ce qu'exprime ce principe : il y a une structure de l'humain qui est révélée par une variété de pathologisations possibles. Souvent dans des discussions diagnostiques, on entend des déclarations comme celle-ci : "ce n'est pas une perversion (ou une paranoïa) : cela n'en a pas la structure". Qu'a-t-on dit de plus en parlant de "structure" ? Rien, évidemment, sinon se gargariser d'un vocabulaire qui a fait fortune à un cetain moment. Là où l'on dit quelque chose de plus, c'est lorsque l'on affirme qu'il n'y en a qu'une. Pareille remarque se retrouve également chez Binswanger, dès son premier texte de 1920. Évoquant cette indignation courante que les psychanalyses, de même qu'ils "sexualiseraient" soi-disant tout, pathologiseraient également tout, Binswanger déclare que, au contraire, ce sont les psychiatres traditionnels qui, en effet, ne s'intéressent qu'au pathologique en se polarisant sur les espèces morbides, tandis que sur la santé ils n'ont rien à dire (ce qui pose beaucoup de problèmes en médecine légale par exemple). Alors que chez Freud, il y a une dialectique de la santé et de la morbidité qui fait que ce qui l'intéresse c'est la santé, c'est l'harmonie (= santé chez Héraclite) qui n'est jamais donnée mais doit toujours être reconquise. Outre donc l'introduction de la notion de pulsion et de pulsions partielles en lesquelles éclate le soi-disant instinct sexuel monolithique, Freud nous lègue ce principe d'une révélation, par la pathologie, de la structure cachée dont les divers éléments font la dynamique de la santé. C'est ce que nous avons appelé la pathoanalyse à propos de laquelle je cite volontiers Tosquelles déclarant : ce qui fait la différence entre le sain et le malade, c'est que l'homme sain a plus de possibilités de pathologie à sa disposition, tandis que le malade est celui qui en a choisi une et ça lui suffit. C'est l'homme sain qui a le plus de cordes à son arc, toutes les cordes étant l'ensemble des pathologies possibles.

Ainsi se trouvent modifiés les présupposés nosologiques, nosographiques et nosotaxiques de la psychiatrie freudienne par rapport à la psychiatrie botanique : il n'y a plus d'espèces morbides les unes à côté des autres et toutes en dehors du normal; une autre option se trouve engagée en ce qui concerne les rapports possibles entre maladie et santé comme entre plusieurs modalités de maladie. A partir de ces nouvelles options nosologiques et nosotaxiques se met en place une tout autre nosographie cherchant à faire avancer la problématique de ce que sont ces maladies spécifiquement humaines. Cette perspective est très freudienne puisque Freud déclare que la névrose est un privilège de l'homme sur l'animal. La remarque est quelque peu ironique mais va très loin. Dans un pareil énoncé, à travers ce terme de névrose, c'est vraisemblablement l'ensemble du champ anthropopsychiatrique qu'il peut avoir provisoirement, puissantiellement, en vue. A savoir : les psychonévroses et les névroses actuelles (qui ne sont autres que les troubles de l'humeur); les névroses dites narcissiques figurent pour les psychoses, à un certain moment du vocabulaire; il y a même un passage de l'oeuvre où Freud parle des névroses positives pour désigner les perversions dont les psychonévroses sont alors le négatif. Voilà donc quatre variantes de névroses qui sont toutes des privilèges humains.

La révolution freudienne se compose de deux aspects complémentaires. D'une part, puisqu'il y a des maladies qui parlent, tous les malades en psychiatrie (après le grand silence, comme dit Foucault, où les a renfermés l'époque moderne pour les étudier ensuite de manière botanisante) ont le droit à la parole. D'autre part, tous les humains, y compris les psychiatres et les psychologues, ont droit à toutes les formes de pathologie possibles. Ces deux droits sont complémentaires : ce sont deux variantes de la parole (quelques chemins de différenciation que ce principe doive encore suivre). Voilà ce qui se trouve avancé de manière décisive dans les "Trois essais ". "Théorie sexuelle" peut donc s'entendre aussi comme théorie de la psychiatrie, si on saisit le mouvement du texte qui est le mouvement de l'oeuvre d'ensemble de Freud. Suivant cette lecture, "théorie sexuelle" veut dire : à travers la reconsidération paradigmatique initiale de la sexualité en tant qu'humaine, théorie sexuelle de la psychiatrie en tant que saisie dans ce noyau qui est anthropopsychiatrique (un terme équivalent serait : anthropopathopsychologique).

Faisons rapidement le saut vers Szondi. Freud s'est méfié de tout ce qui avait une allure classificatoire. Par exemple, à la question de savoir quelle est la classification des pulsions, sa réponse toute provisoire est d'analyser la pulsion sexuelle dont il différencie certaines variantes, lesquelles se systématisent plus ou moins en corrélation avec les étapes du développement de la libido. Mais l'on reste dans l'incertitude quant à savoir si la série ainsi énoncée est exhaustive ou non. Un texte très significatif à cet égard est l'écrit métapsychologique consacré aux pulsions et à leurs avatars (ou destinées). La première partie, très brève, est consacrée à la notion de pulsion en général. Sa conception sur cette question, Freud la présente comme solide, irrévocable, tandis qu'à partir de là il se propose d'aborder une question bien plus hasardeuse, sujette à révisions : combien y a-t-il de pulsions ? Freud s'est toujours méfié et montré fort critique à l'égard aussi bien de la psychiatrie traditionnelle que de la psychologie des facultés en ce que toutes deux se contentent de décrire et de classer, fidèles à la perspective de l'herbier.

Contrairement à de telles réticences freudiennes, Szondi s'avance d'emblée en proposant son schéma de quatre registres pulsionnels. En quoi s'agit-il d'anthropopsychiatrie ? Il faut se rendre compte que ce schéma szondien n'est en rien une classification du type herbier. C'est une articulation présente dans l'idée grecque d'harmonie (Platon disait déjà que l'art du philosophe qui analyse les choses et la pensée est de couper selon les articulations, tel le chirurgien qui dissèque). Un ensemble est constitué qui est un ensemble vivant, lequel présente des articulations : soit le cristal toujours, mais selon une image plus organique et moins mécanique ou purement physique. Ce qu'il s'agira de voir c'est que chez Szondi s'opère également un passage d'une discipline du type herbier à tout autre chose : à un moment, les maladies spécifiquement humaines se regroupent et quittent l'herbier où elles se retrouvent avec d'autres. Dans l'histoire de la pensée szondienne (on peut le repérer encore dans le premier livre sur l'Analyse du destin ) il est question de bien d'autres maladies organiques et, au début, Szondi a essayé, pour son test, des séries de photos qui incluaient aussi tant des débiles que des génies, ce qui était complètement hétérogène. Ceci nous montre à quel point il n'avait qu'une idée imprécise de ce qu'il était en train de chercher fn 5. Comme chez Freud passant de Charcot à sa propre conception, il y a eu, à un moment donné, un saut chez Szondi à l'intérieur de sa propre oeuvre. Il est passé de la pathologie constitutionnelle (qui donne son titre à son premier article "analyse des constitutions"— c'était du Dupré) à l'analyse du destin en se demandant : qu'est-ce qui en fait le déterminisme caché ? Sa réponse : les rencontres. L'instrument d'analyse qu'il se donne est un instrument pathoanalytique — exactement comme celui que Freud introduit à propos de la pulsion contre l'instinct, dès les "Trois essais ". Un même passage, donc, qui éclaire celui de Freud et qui doit s'éclairer en retour : passage à une sorte de pathoanalyse généralisée (comme, en physique contemporaine, il y a une relativité "restreinte" et "générale"). Nous passons ainsi des pulsions partielles sexuelles à ce que nous pourrions appeler, en nous référant à la personne (qui est l'une des possibilités d'articuler les choses, parmi d'autres), des pulsions partielles personnelles dans un système plus large, en apparence, que celui de Freud.

Au soir de sa vie, Freud a déclaré qu'il n'était pas arrivé dans l'analyse du moi (autre soi-disant monolithe) aussi loin que dans l'analyse (qui fait sauter la chose) de l'instinct sexuel, mais que cette analyse du moi devrait se poursuivre. Bien sûr il avait, à partir de l'introduction du narcissisme, avancé une série de notions importantes : les instances de la personnalité, le clivage et ses formes, etc. C'est à partir des psychoses qu'il faudrait faire avancer cette analyse, indiquait-il, toujours fidèle à ce principe de l'analyse par le pathologique, comme pour le sexuel la démarche avait procédé à partir des névroses et des perversions. Chez Szondi, dans l'ouvrage qu'il considère comme capital, l'Analyse du moi, on trouve justement, peut-être, l'accomplissement du voeu de Freud à cet égard, inséré dans cette pathoanalyse généralisée, marquée dans son émergence par le même saut anthropopsychiatrique. C'est le même passage qui se fait mais sous une forme généralisée.

A partir de là, une relecture de Freud est possible. Tout à coup on s'aperçoit que Freud a continué de faire beaucoup plus de nosographie qu 'on ne le pense habituellement à travers la suite de son oeuvre. Au début il en fait plus ou moins systématiquement en traitant des névroses actuelles et des psychonévroses, ensuite il insiste sur la triade hystérie-névrose obsessionnelle -paranoïa, mise en rapport avec l'art, la religion et la philosophie (Hegel étant présent à l'horizon) — ce qui établit donc une corrélation entre l'esprit humain sous ses formes objectives et les possibilités de pathologie. Tout ceci ne correspond pas, cependant, à une nosographie complète : ce sont des esquisses partielles, restreintes (comme dans la relativité). C'est chez Szondi que se produit la généralisation. Ici s'impose un point de différence majeure par rapport à toute la tradition psychanalytique (retenant la triade psychose-névrose-perversion) : il y a un quatrième groupe, lequel est en réalité, d'une certaine manière, le premier, celui de la psychopathie au sens strict, c'est-à-dire différencié des perversions et rapproché, au contraire, de la forme spécifique des troubles de l'humeur. C'est l'un des apports szondiens que nous avons le plus développé dans le sens nosographique.

Ainsi trouve à s'accomplir un postulat qu'Abribat avait évoqué dans d'autres termes et avec une intention en partie différente quant à la direction à prendre. Ce postulat, et c'est ma conviction profonde, est que les psychanalystes ne doivent pas se contenter de reprendre la psychiatrie traditionnelle mais il leur faut la subvertir dans le mouvement de l'anthropopsychiatrie aussi bien freudienne que szondienne. Précisons ce postulat dans le sens suivant. Il ne s'agit pas de donner une interprétation nouvelle des entités anciennes — ce qui est quand même le cas de beaucoup de choses en psychanalyse. Prenons l'exemple de la mélancolie : l'introduction du surmoi et d'autres concepts en modifie la compréhension, mais cela ne change pas le modèle mélancolique des états dépressifs de la psychiatrie. Tandis que la promotion, par Szondi, du vecteur du contact, que nous disons thymopsychopathique, bouleverse le modèle mélancolique et le relativise, en le replaçant tout autrement. Si Freud a changé les principes nosologiques, il n'a pas développé la psychiatrie globale tandis que Szondi l'a fait. Ceci ne revient pas à se contenter de reprendre les grands syndromes, qui vont finalement donner lieu à l'anthropopsychiatrie, pour en proposer une nouvelle compréhension ou explication fn 6. Il ne s'agit pas d'apporter une interprétation psychanalytique aux entités du DSM, pas plus que de leur donner une interprétation existentielle ou anthropologique au sens où il fallait un peu humaniser l'affaire. On pourrait se référer ici à tout un pan de l'oeuvre de psychiatres très importants qui ont apporté des contributions capitales, comme Minkowski, Gebsattel, Binswanger, etc. Ils proposent, au fond, des interprétations anthropologiques, des approfondissements de la compréhension des entités existantes. En revanche, ce dont Freud est porteur en puissance, ce que Szondi met en forme effective, c'est une autre nosographie, tout à fait développée selon d'autres principes nosologiques et nosotaxiques.

Mais alors, à partir de là, relire Freud conduit à s'apercevoir de ceci (idée dont la formulation m'est assez récente) : il a continué sa démarche nosographique propre justement là où on n'a jamais été la chercher, c'est-à-dire dans la métapsychologie. Il y développe les concepts que l'on utilise pour donner alors une interprétation psychanalytique des entités morbides existantes. Or, il y poursuit également un travail qui va beaucoup plus loin et qui n'a jamais été aperçu jusqu'à présent, à quoi nous-mêmes avons d'ailleurs pris tout un temps pour lui appliquer cette formule : la nosographie freudienne est déjà beaucoup plus développée que l'auteur ne le dit lui-même dans la métapsychologie. Pourquoi ? Parce qu'on y repère toute une série d'énumérations tétradiques, articulées en quatre termes : les formes d'angoisses, les déterminants de la pulsion, les destinées pulsionnelles, etc. Finalement toute une série de concepts de la métapsychologie s'articulent en quatre. Freud ne pose jamais la question de savoir si ces énumérations sont exhaustives. Mais certains exemples sont extrêmement intéressants car ils montrent qu'il doit y avoir quelque chose de cet ordre, notamment là où il se complète ou se corrige. L'exemple que nous avons depuis longtemps articulé avec J. Mélon fn 7 , c'est celui des fantasmes originaires. Ils ont été longtemps, chez Freud, au nombre de trois : "séduction", "scène originaire" et "castration". Finalement il y ajoutera le "retour au sein maternel" : de nouveau, il y en a quatre. Je réinsiste sur le principe que dans tous ces quatuors, il y a une nosographie implicite qui n'est plus d'espèces morbides mais de ce que j'ai appelé, dans un texte déjà très ancien fn 8 , des catégories selon lesquelles, toutes en leur ensemble systématisé, on peut considérer n'importe quel individu. Pour chaque sujet individuel il y a lieu de se demander dans quelle mesure il est, à travers l'ensemble des catégories, de toutes sans plus tomber dans une classe exclusive des autres. Au fond, toute cette mise en place de la métapsychologie n'a pas seulement pour portée (implicite chez Freud, développée explicitement depuis) d'éclairer les entités classiques, mais aussi, plus secrètement, de mettre en forme une nosographie qui n'a plus rien de l'herbier. Elle se réalise pleinement chez Szondi qui nous a donné la clé de ces relectures et l'explicitation de cette systématique. Je n'insisterai pas davantage sur la manière dont nous avons essayé de fonder le sens opératoire et à la fois compréhensif-explicatif global de ces quatuors, ou tétrades, dans lesquels viennent se ranger ces concepts métapsychologiques freudiens. Lors d'une ancienne discussion avec Duyckaerts au sujet du système szondien qu'il était en train de critiquer, ou d'interroger au moins, j'avais eu cette autre formule que ce système permet une transformation réciproque perpétuelle entre le métapsychologique et le clinique puisque les facteurs szondiens, auxquels nous pouvons conjoindre des notions métapsychologiques, sont en même temps gros de la clinique. En effet, à travers les photos du test, c'est la matière humaine, sous l'éventail de ses différentes formes de pathologisation possible, qui est mystérieusement, énigmatiquement présente et qui se rencontre lors de la passation du test. Il se produit cet échange : la conversion (la convertibilité au sens des monnaies) entre les concepts métapsychologiques et le concret clinique. La même idée revient, mais de façon plus systématique et plus éclairante, à travers cette formulation plus actuelle. Par ailleurs, notre conception des "circuits" viendra renforcer la portée de ces quatuors et bien d'autres travaux ces derniers temps ont poursuivi ces perspecives, mais je n'insisterai pas davantage ici sur ce point.

Il nous faut, en effet, poser un problème dont j'espère que la suite de notre rencontre permettra de le faire avancer : qu'en est-il de la façon dont le schéma systématique szondien déborde le registre sexuel privilégié par Freud, alors que peut-être, d'une autre manière, il ne le déborde quand même pas (puisque, on vient de le voir, il éclaire au contraire, dans la métapsychologie freudienne, une systématique nosographique qui s'y trouve in potentia tout à fait présente au même niveau de complexité et de différenciation) ? Je voudrais poser ce problème en proposant quelques jalons puisque c'est là un thème que nous allons continuer de développer après qu'aient été plantés les deux décors, freudo-lacanien et freudo-szondien, de la problématique.

Szondi avait tendance (cela fait partie de son génie propre) à réduire la portée de certains concepts freudiens, dans la mesure où ça lui permettait de faire mieux ressortir en quoi il apportait autre chose aussi. En particulier, par exemple, quand il applique le couple Eros-Thanatos au vecteur sexuel. Or, nous pourrions répéter le couple Eros-Thanatos à travers les quatre vecteurs szondiens, chaque fois dans une autre direction, à un autre niveau, en esssayant de trouver les meilleures formules. Ainsi y a-t-il une façon dont les formulations de Szondi débordent l'oeuvre de Freud mais en la réduisant. J'ai insisté sur le parallélisme des sauts, tous deux anthropopsychiatriques, de l'un et de l'autre au moment où émerge l'essentiel de leur oeuvre. Nous avons à interroger la perspective szondienne en profitant de tout ce que nous pouvons relire dans Freud ainsi que des apports de ce qui a suivi, notamment dans la mouvance lacanienne. Il est clair que le problème reste posé de ce qui fait le spécifique du vecteur sexuel szondien. Ce n'est pas Eros-Thanatos . Mais ce sont des catégories plus limitatives, entrant en système avec d'autres. Ce qui reste ici tout à fait capital, comme le montre la coordination des fantasmes originaires, c'est le concept de séduction. La séduction est la première théorie freudienne des névroses dont on dit qu'il l'a abandonnée. Il s'agissait d'une théorie étiologique, sexuelle, événementielle en quelque sorte, de la névrose à travers une perversion. Mais elle retrouve sa place dans l'oeuvre au niveau des fantasmes originaires. Rappelons ceci : il y a deux surgeons de l'éclatement de l'instinct sexuel chez Freud, non seulement les pulsions mais aussi les fantasmes originaires. Dans l'un des textes métapsychologiques tardifs, Freud dit que s'il y a, chez l'homme, un équivalent de l'instinct sexuel des animaux, ce n'est pas dans la pulsion qui est l'élément dynamique, ouvert. Alors que l'instinct mène vers un but et un objet prédestinés, les pulsions poussent dans cette ouverture qui qualifie l'être au monde humain. L'instinct est une forme de savoir, en somme, forme de structuration, qui ne sait pas elle-même, du savoir. Cet aspect-là de structuration, il est dans les fantasmes originaires qui structurent le développement de la vie personnelle sur son versant affectif ou pulsionnel, comme les catégories kantiennes. Deux surgeons donc de l'éclatement freudien de l'instinct sexuel : la pulsionnalité mais aussi la structuration par les fantasmes, dont il donne finalement une sériation de quatre (qui peut être développée jusque dans le détail comme Mélon l'a fait pour les quatre vecteurs szondiens). Ce débordement oblige donc à respécifier, ce que permettent nos catégories : les différenciations entre les registres se précisent à travers chacun de ces termes respécifiés (la séduction n'est pas l'attachement, etc.) .

L'autre tâche est celle que j'énonçais en parlant de transposer "Eros-Thanatos" sur l'ensemble des vecteurs. D'autres confrontations nosographiques sont possibles, par exemple en retenant les quatre formes que prend la différence des sexes, selon Freud : les contrastes sujet-objet, actif-passif, en avoir ou pas, finalement masculin-féminin (de plein exercice, en quelque sorte). Tous ces quatuors freudiens s'éclairent de la pathoanalyse générale szondienne et vice-versa. D'ailleurs chez Szondi lui-même se retrouvent des allusions à des problèmes de l'ordre du sexuel ou de la théorie sexuelle de la psychiatrie comme, par exemple, lorsqu'il parle du "moi féminin" et du "moi masculin", lesquels ne s'inscrivent pas du tout dans le vecteur sexuel mais sont de l'ordre de la problématique du moi, à savoir celle de l'être et de l'avoir.

Il y a donc à refaire le bilan de cette double perspective où, d'une part, on spécifie en réduisant le sexuel hérité de Freud (comme modèle méthodologique et à la fois comme teneur originaire de la pathoanalyse spéciale ou restreinte) et d'autre part, on réétend et peut-être alors on procède à l'opération complémentaire pour les autres vecteurs aussi bien. Puisque ce qui est caractéristique pour l'humain, c'est cet éclatement en des entités partielles, qui sont corrélatives de pathologies, en même temps que l'éclatement entre le pulsionnel et le structurant, de là peut se déduire toute une série de démarches nécessaires. Une dernière corrélation qu'on pourrait essayer de développer, c'est avec les quatre discours chez Lacan. L'un d'eux porte un terme relevant de la pathologie mais pas les trois autres. Malgré ce que ce quatuor lacanien comporte d'éclairant et de suggestif, l'hétérogénéité des termes me gêne. On pourrait prendre chacun d'eux et les compléter par les termes d'une même série, qui est dès lors articulée avec toute la mécanique lacanienne. Dans une discussion ancienne avec J. Oury au sujet des graphes lacaniens, je lui disais que je n'en serais satisfait qu'à partir du moment où il aurait fait le rapport avec les circuits pulsionnels. Ceci resterait à accomplir...

Je terminerai par deux allusions de portée générale. Dans notre cercle, nous avons souvent comparé (avec toutes les précisions et sophistications techniques que cela implique) le tableau szondien à la table de Mendeleïev, tel un tableau périodique des éléments de la vie anthropopsychiatrique révélatrice, pathoanalytiquement, des éléments de la vie pulsionnelle, des pulsions partielles (d'autre chose que du sexuel au sens de Freud mais de quelque chose qui, en profondeur, le reprend). Ce tableau szondien est analogue à la table de Mendeleïev qui a sa prégnance parce que chaque série renvoie à la série suivante, avec des homologies de structure. J'ai lu récemment dans la presse que les physiciens sont tout près de la théorie du "modèle standard", c'est-à-dire la même chose que Mendeleïev mais au niveau intra- ou infra-atomique. Le modèle standard est une théorie qui décrit la matière non seulement au niveau atomique mais à l'intérieur de tous les atomes (avec les leptons, les quarks,...). De même que dans le système szondien il y a interpénétration de 4 vecteurs, 4 positions dans chacun, etc., le modèle standard est une construction théorique bâtie sur la base de symétries profondes entre les caractéristiques des différentes particules élémentaires. Jusqu'ici ce modèle est en accord avec toutes les données expériencielles, mais il y a encore deux particules qu'on n'a pas repérées. Ce que la presse annonçait c'est la découverte de l'une d'elles : elle a été repérée, un millième de seconde, dans quelque cyclotron... particule baptisée super-quark (terme très poétique : en allemand, il signifie lait battu !). En anthropopsychiatrie, nous sommes loin du modèle standard mais peut-être Szondi nous a-t-il donné un modèle standard que l'on retrouve désormais aussi chez Freud. Ce modèle standard est celui de ce que, avec Montaigne, on peut appeler "l'humaine condition" (titre d'un chapitre des "Essais") dont il dit que chaque homme porte en lui la forme entière; ce qu'il qualifie comme son être universel. Ce qui était réservé à Freud et à Szondi, à travers l'idée de maladies qui parlent et sont spécifiquement humaines, c'est de nous donner une espèce de modèle de cet être universel de chacun, psychiatre et psychologue compris puisqu'ils sont dans le tableau clinique. Tout le monde est déjà dans le tableau clinique, en un sens précis : ce modèle concret, à travers la méthode pathoanalytique, peut dès lors s'appeler anthropopsychiatrie de notre humaine condition (terme qui s'oppose également à celui de constitution).


Footnotes

1. Retranscription par J. Kinable, non revue par l'auteur.

2. Bruxelles, De Boeck Université, Bibliothèque de pathoanalyse, 1990.

3. Schotte J. (1994) Sporen: voor een anthropopsychiatrie, dans Nijs P. (éd.) (1994) De mens... in samenspraak, in tegenspraak..., Leuven, Peeters.

4. "Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse" (1932) traduction française par A. Berman "Nouvelles conférences sur la psychanalyse" (1936) Paris, Gallimard. Il s'agit de la troisième consacrée aux "diverses instances de la personnalité psychique"(p. 80 dans la traduction).

5. Ce qu'on peut lui pardonner puisque tous les tenants du DSM n'en ont encore toujours aucune idée, pas plus que nombre d'enseignants de la psychiatrie. Ce qui ne veut pas dire qu'ils ne doivent plus parler par exemple de la maladie d'Alzheimer, mais ils feraient mieux de marquer clairement la distinction entre ce type de maladie et l'anthropopsychiatrie.

6. Termes équivalents, à mon sens, contrairement aux anciennes distinctions du comprendre et de l'expliquer qui ne valent plus grand chose.

7. On pourra se reporter au chapitre "Fantasmes et pulsions" dans Lekeuche Ph. et Mélon J. (1990) Dialectique des pulsions, 3e édition, Bruxelles, De Boeck Université, Bibliothèque de pathoanalyse.

8. Notice pour introduire le problème structural de la Schicksalsanalyse (1963) repris dans J. Schotte (1990) op. cit.

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