L. Szondi


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PSYCHOPATHIE ET PERVERSION

Jean KINABLE

Une certaine équivoque est susceptible de s’attacher à un tel titre dans la mesure où Szondi lui-même, du moins à l’époque de sa “Triebpathologie”, traite de la perversion au titre d’une des formes de la psychopathie : à savoir, plus précisément encore, comme l’une des psychopathisations du vecteur sexuel. En revanche, l’usage qui en est proposé ici sert à désigner deux champs différents de la psychopathologie : celui des troubles du contact et celui des troubles de la sexualité. Une autre précision qu’il importe d’apporter aussitôt est alors la suivante : désigner le premier champ par le terme de psychopathie et le second par celui de perversion (et cela selon un usage relativement consacré au sein de l’école de Louvain”) n’en reste pas moins une métonymie : c’est désigner un ensemble par l’un de ses sous-ensembles.

Les raisons de retenir ce thème “psychopathie et perversion” sont, pour l’essentiel, au nombre de deux. D’une part, ces sujets s’inscrivent dans des préoccupations déjà anciennes (1) et rejoignent des intérêts pour la diversité des phénomènes de délinquance. En outre, ils se situent dans une proximité immédiate avec des travaux de collègues. C’est ainsi, notamment, que la présente contribution pourra s’entendre en contrepoint de celle de Ph. Lekeuche sur la toxicomanie. D’autre part, de tels sujets sont particulièrement indiqués pour démontrer, ou illustrer, ce qu’il en est advenu, dans l’école de Louvain”, de la pensée szondienne, à travers les développements et réinterprétations qu’y apportent les recherches menées sous l’impulsion et l’inspiration de J. Schotte. Sans doute ces sujets comptent-ils parmi ceux qui ont particulièrement bénéficié des avancées théorico-cliniques les plus décisives ainsi opérées, spécialement en matière de nosotaxie et de nosologie.

Le contexte du colloque implique de traiter de ces sujets en un mouvement de retour explicite aux derniers ouvrages de Szondi. Mais un tel retour a également pour effet de nous faire prendre toute la mesure du chemin parcouru au fil d’une démarche commune, souvent sinueuse, laquelle a suivi une grande diversité de pistes et de réorientations. En ce qui concerne le domaine délimité ici retenu, les abords et analyses qui en seront proposés sont largement tributaires de la plupart des étapes marquantes de ce parcours, ainsi que des acquis conceptuels auxquels il nous a conduits. Il ne serait pas possible de les rappeler ni de les expliciter tous dans cette contribution. Les exposés historiques prévus au colloque et destinés à retracer l’évolution d’ensemble des travaux belges devraient donner un aperçu de ces références nécessaires. Le recours aux textes de Szondi ne se fera ici qu’en fonction des éclaircissements, des reconceptions et des transformations qui ont vu le jour au sein de l’école de Louvain” et du “Centre d’études Pathoanalytiques”.

Le thème annoncé requerrait un développement en deux étapes. La première partira d’une remise au point quant à la manière de situer la psychopathie et la perversion parmi les diverses formes respectivement de pathologies contactuelles et de pathologies sexuelles, qu’elles ne peuvent donc désigner que par métonymie. Ceci permettra de revenir sur l’usage, d’un certain point de vue provisoire, par le Szondi de la Triebpathologie, du même terme de “psychopathie” à propos des troubles des vecteurs C et S ; ce que Szondi fait tout en indiquant d’ailleurs qu’il y aurait lieu de l’étendre également au vecteur P . Ainsi verrons-nous, notamment, ce que la conception szondienne de la psychopathie, même si nous la réservons plus volontiers au seul vecteur C, doit à cette prise en compte, ensemble, de formes qui appartiendraient également au vecteur S. Une fois esquissée cette mise en perspective d’ensemble, le propos se concentrera sur la psychopathie et sur la perversion, cette fois entendues au sens strict. Elles seront alors interrogées sur une question précise : celle du rapprochement possible entre “prothèse maniaque” et “fétiche pervers”.

Cette étape devrait se poursuivre par un second développement où la confrontation se ferait explicitement sur la question du recours à l’agir. Psychopathie et perversion ont en commun, en effet, d’entretenir un rapport essentiel à l’agir. Mais la fonction et le statut de l’agir diffèrent de part et d’autre, cela dans la mesure même où ils participent à la définition de ce en quoi consistent tant la psychopathie que la perversion. Autrement dit, le recours à l’agir n’est comparable, entre ces entités morbides, qu’à la condition de l’envisager en référence aux différences qui spécifient leurs registres pathologiques respectifs. Ce développement sera repris dans une contribution ultérieure.

COMPOSITION DES REGISTRES NOSOLOGIQUES CONCERNES

Le champ des pathologies du contact

Si nous voulons commencer par dresser le catalogue des pathologies qu’il s’agit d’y inscrire, en nous tournant tout d’abord vers ce que propose Szondi lui-même, deux démarches nous sont indiquées.

D’un côté, en nous référant à la présentation de la question dans les conférences de Zurich en 1963 (2), nous voyons Szondi s’interroger sur les diverses maladies mentales qui sont en rapport avec la pulsion de contact. Sans se prétendre lui-même exhaustif, il va en distinguer de trois ordres, lesquels correspondent à des logiques spécifiques de pathologisation de la cyclicité propre au vecteur C. Le principe de différenciation est de reconnaître des troubles circulaires de formes psychopathique, névrotique et psychotique. Ainsi parle-t-il de “cyclopathie” (dont il est dit que les manies sont, mais ne sont que, le principal représentant : il ne s’agit pas là du seul paradigme pertinent), de “cyclophrénie” (pour la psychose circulaire ou la folie maniaco-dépressive) et de “cyclonévrose” (où il situe notamment ce qu’il appelle la névrose traumatique, dont la forme principale serait la névrose d’acceptation, synonyme pour lui de la névrose d’abandon). On pourrait regretter qu’il n’ait pas discerné une quatrième catégorie, qui serait baptisable de “cycloperversion” par exemple, mais il reste ici fidèle à la division de sa syndromatique psychopulsionnelle, exposée dans sa Triebpathologie, laquelle est répartie en trois chapitres consacrés à la psychose, à la névrose et à la psychopathie, la perversion se trouvant amalgamée à cette dernière. Alors même que, dans le contexte de ces conférences, lorsqu’il aborde les destinées pathologiques de la sexualité, il n’emploie nullement le concept de psychopathie. Est-ce par hasard également que ce soit à propos du vecteur C (au sujet duquel J. Schotte se plaît notamment à souligner combien le modèle de la distinction et de la dialectique entre manie et dépression est devenu un principe structurel de composition binaire de tout vecteur) que Szondi énonce ainsi ce principe d’avoir à concevoir une logique spécifique de formation morbide proprement psychotique, névrotique, psychopathique et, ajoutons, perverse, chacune de ces pathologiques étant susceptible d’affecter électivement chacun des vecteurs ? L’un des aboutissements les plus récents d’une telle démarche poursuivant les implications d’un tel principe, on le trouve dans les travaux de J.M. Poellaer : en juin 1990, dans un exposé oral, il avait développé les principes d’un ordonnancement systématique des maladies mentales selon deux axes : celui des formes de pathologisation et celui des vecteurs concernés. Ainsi distinguait-il des “psychopathoses” contactuelles, sexuelles, paroxysmales et moiïques; semblablement des perversions, des névroses et des psychoses propres à chacun des quatre vecteurs.

D’un autre côté, une seconde démarche, laquelle ne peut sans doute que prendre fond sur la précédente, consiste à repérer quelles maladies mentales entretiennent une affinité élective et spécifique avec le vecteur C et méritent ainsi d’être définies comme des “pathologies du contact” : au sens où elles s’engendreraient et se structureraient essentiellement en raison d’une crise du contact et selon les processus qui sont facteurs de contact. A reprendre les propositions de Szondi lui-même sur ce point, comme le fit Ph. Lekeuche en 1989 (3), on est amené à faire se côtoyer des troubles divers comme :

1° une maniaco-dépressivité de base, sans doute insuffisamment purifiée du modèle de sa version psychotico-perverse telle la mélancolie;

2° une “maniacalité” (selon le terme de Ph. Lekeuche) où la passionnalisation peut suivre les voies de la “Sucht” ou de la “Haltlosigkeit”; [Notons au passage que si Szondi conçoit électivement la “Sucht” sur le modèle de la toxicomanie, à propos de la “Haltlosigkeit” il l’illustre plus volontiers par certains débridements de la quête sexuelle (comme le donjuanisme, la nymphomanie,...) ou par la manie de faire main basse sur tout (kleptomanie). Remarquons également que Szondi considère la “Sucht” comme primordiale et la “Haltlosigkeit” comme vicissitude ou mutation de celle-là. Mais ces deux formes s’appartiennent, leur différenciation antagoniste est à poursuivre jusqu’à l’appréhender comme variantes l’une de l’autre suivant une même logique. Tant la métamorphose de l’une dans l’autre que le rapport d’articulation-désarticulation de l’une avec l’autre seraient à décrire comme isomorphes à ce qui lie les deux pôles des maladies circulaires.]

3° une psychopathie s’actualisant sous les figures de la délinquance, de la déviance ou de la marginalité;

4° Le syndrome d’abandon à propos duquel l’usage du terme de “névrose” ne semble avoir d’autre spécificité que celle qu’il prenait au moment où Freud l’employait pour distinguer “névrose actuelle” et “psychonévrose de défense” — Szondi, d’ailleurs, en parle parfois également en terme de “manie d’acceptation”. Il considère même que l’hypocondrie pourrait s’envisager comme destinée s’enracinant dans l’angoisse de séparation et d’acceptation.

Ces propositions szondiennes nous ont conduits, dans la suite des travaux insistants de J. Schotte en vue de dégager les formes les plus simples, les plus primordiales et les plus spécifiques des troubles de l’humeur (4), à reprendre en ce registre les phénomènes qualifiés par Freud de “névroses actuelles”, mais aussi, de là, d’autres “laissés pour compte” des habituels systèmes nosographiques : les troubles dits psychosomatiques et le large spectre des pathologies moiïques rassemblant les états limites et les personnalités au narcissisme en souffrance.

L’intérêt de ce rassemblement présomptif, szondien et post-szondien, situant tous ces troubles dans le registre des maladies du contact, est double dans la mesure où, pour pouvoir en rendre compte et raison, il nous force, d’une part , à approfondir la conceptualisation de cette dimension de l’existence dont ces troubles seraient autant de révélations pathoanalytiques, d’autre part, à analyser tant leur commune appartenance à une même parenté pathologique que leur généalogie, laquelle, à partir des mêmes racines, génère similitudes et différences. Dans une communication antérieure (5), j’ai tenté de montrer (à propos de la psychopathie, des affections psychosomatiques ainsi que des pathologies narcissiques et “borderline”) combien pouvait être productive cette connexion, connexion telle que chacun de ces troubles sert d’analyseur pour les autres . D’autant plus que, en chacune de ces diverses solutions spécifiques pour une même problématique basale, en souffrance différemment , on retrouve facilement des échos assourdis de ce qui se manifeste, de façon plus explicitement thématisée, sous la figure de ces autres variations. Ainsi en va-t-il de la présence constante, sous-jacente, d’une dépressivité de fond, tout autant que de la mélopée, tantôt à bas bruit, tantôt pleine de cris et de fureur, de l’abandonnisme que toute une tradition, s’inscrivant dans la suite des travaux de R. Spitz sur l’hospitalisme, repère, en termes de “carences affectives du lien précoce”, dans les préludes à une destinée menant vers la délinquance psychopathique.

Mais il est évident que, si toutes ces maladies peuvent être légitimement (et à condition qu’elles le soient) considérées comme représentatives des pathologies contactuelles, elles ne le sont pas au même titre ni de la même façon. Aussi la question pourrait-elle se formuler comme suit : à partir, ou sur fond, des thymopathies les plus simples, les plus élémentaires, les plus purement contactuelles, qui sont aussi génétiquement et historiquement les plus primitives (ce qui comporte, dès lors, le risque d’un amalgame avec la psychose, vu l’habitude d’assimiler celle-ci au plus archaïque) comment, pourquoi et selon quels principes de style, aux logiques spécifiques, s’élaborent des modes de fonctionnement qu’on peut définir comme caractéristiques de la passionnalisation, de la psychopathisation délinquante, de la somatisation, de l’altération des possibilités de délimitation et/ou de narcissisation de soi? Nous retrouverions ici la première démarche évoquée ci-dessus. Comme Ph. Lekeuche l’a développé au sujet de la toxicomanie, un tel questionnement peut conduire à fonder non seulement son existence comme entité morbide à part entière, mais également la pertinence de la distinction à faire entre une toxicomanie essentielle et une toxicomanie incidente à d’autres structures psychiques, même si elle peut alors en arriver à les envahir ou à les recouvrir complètement. Dans sa Triebpathologie, Szondi a pris modèle sur le fonctionnement toxicomaniaque pour penser les psychopathies, tant de contact que de la sexualité, donc en utilisant cet unique terme de psychopathie pour nommer les pathologies pulsionnelles de ces deux vecteurs. Comme l’on sait, le noyau essentiel de la passion est analysé en terme d’instauration d’une prothèse. On pourrait s’interroger sur ce que cette conception doit au rapprochement avec la perversion (puisque pathologies contactuelles et sexuelles sont considérées ensemble comme variations sur une même triade psychopathique), en se demandant notamment si ladite prothèse ne serait pas, au vecteur C, ce que serait le fétiche au vecteur S.

Le champ des pathologies du vecteur sexuel

A ce propos, ainsi que je le notais plus haut, leur qualification comme “psychopathies” n’est pas constante. En revanche, le terme de perversion n’est jamais le seul à être utilisé pour désigner l’ensemble de ces pathologies : il est réservé à une part limitée de celles-ci. En effet, pour articuler l’ensemble du champ des destinées morbides proprement sexuelles (dans l’hypothèse pathoanalytique où ces maladies nous révéleraient particulièrement quelles sont les problématiques fondamentales de toute vie sexuelle, lesquelles s’avéreraient spécifiquement en souffrance dans ces versions-là de la sexualité, celles-ci consistant alors aussi en une manière de leur apporter une solution) Szondi soutient, de façon plus décisive que Freud lui-même, la nécessité de faire, en toute rigueur, la distinction entre inversion et perversion. Or, dans les débats actuels au sujet de la classification des troubles psychiques, le statut d’entité nosologique est loin d’être reconnu pour toutes ces destinées retenues par Szondi.

L’exemple le plus flagrant est celui de l’homosexualité qui, après avoir abondamment alimenté la réflexion sur ces psychopathologies, dès les tout premiers traités en la matière, a finalement disparu du D.S.M.III. En effet, en ce nouveau jardin des espèces de dits “troubles psycho-sexuels”, seul subsiste un surgeon à complexification névrotiforme : ce qui est appelé l’homosexualité “égo-dystonique”, c’est-à-dire en conflit avec le moi du sujet. Plus encore que la décision d’exclure ainsi l’homosexualité du catalogue des maladies mentales, c’est la procédure pour y aboutir qui est significative : l’A.P.A. a procédé par voie référendaire. Comme l’a raconté P. Thuillier (6), en 1973-74 le bureau de l’A.P.A. décide de ne plus retenir cette perturbation de l’orientation sexuelle qu’en fonction de la nosognosie de l’intéressé, c’est-à-dire lorsqu’elle concerne quelqu’un qui n’en est pas satisfait et s’estime lui-même “malade” ou troublé de se retrouver ainsi orienté (ceci, peut-être surtout en raison des conséquences sociales qu’entraîne cette tournure, conséquences qui tiendraient avant tout à la manière dont la société prend position à l’égard de cette particularité psychosociale dans la vie sexuelle — ce que l’on a parfois appelé l’homophobie” ambiante). Vu les protestations de certains membres de cette association, il est décidé de procéder à un vote entre affiliés, tandis que les associations d’homosexuels entrent en campagne contre leur maintien au catalogue des perturbations mentales. Le résultat du vote confirmera la décision du bureau par 58% des voix !

Le système szondien a fixé le choix des représentants majeurs les plus représentatifs de ces destinées, en même temps qu’il consacre, comme dualité essentielle, à portée discriminative et organisatrice, celle des deux facteurs constitutifs du vecteur. Ceux-ci se définissent, sous la lettre s , par les tendances qui poussent dans le sens du sadomasochisme, lequel est le modèle des couples d’opposés qui organisent les perversions (tels ceux que Freud déjà avait mis en place : du voyeurisme et de l’exhibitionnisme, de l’activité et de la passivité, du masculin et du féminin, etc.); sous la lettre h, par les tendances qui orientent sur la voie de l’homosexualité ou de la bisexualité, soit donc la voie de l’inversion, de l’interversion ou de la non-différenciation sexuelle, mais aussi la voie d’une sexualité contraire, contrant le sexuel, cherchant à le neutraliser ou à le dépasser.

A partir de là, dans sa Triebpathologie, Szondi propose une articulation nosographique d’ensemble des différentes formes de pathologie sexuelle où il distingue donc, fondamentalement, les inversions et les perversions. Dans le groupe des inversions, il est question non seulement de l’homosexualité, de la bisexualité, on pourrait même dire des ratés de la monosexuation, de la sexualité contraire, mais aussi du travestisme (ou transvestisme). Nous pourrions y ranger également une pathologie récente (du moins quant à sa manifestation sous ses figures actuelles) : le transsexualisme, étant entendu que le préfixe “trans-” peut prendre un double sens. D’une part, “trans-” signifie “de l’un à l’autre” et transsexualisme signifie le passage d’un pôle à l’autre au sein d’une opposition binaire tenue pour irréductible : il s’agit de transformer les attributs sexuels du corps d’un genre dans ceux de l’autre, par conformité au sentiment d’identité; d’autre part, “trans -” signifie “au-delà”, “outre” : c’est alors d’un passage hors sexe dont il s’agit, comme pour échapper à la dualité des genres. Dans le groupe des perversions (stricto sensu), il va distinguer d’emblée deux sous-groupes. Or, cette distinction est fondée sur les deux radicaux du moi qui articulent le facteur k . Le premier sous-groupe comprend le fétichisme et le masochisme : il les baptise “perversions introjectives” car elles auraient un rapport électif avec la fonction k+ . Le second sous-groupe, où se retrouvent le sadisme et l’exhibitionnisme, il le qualifie de “perversions destructrices” ou “négatrices”, lesquelles entretiendraient un rapport électif avec la fonction k- . Ainsi donc les perversions se trouvent-elles mises en rapport électivement avec le facteur k puisque leur champ est intérieurement organisé, sectorisé, en fonction des deux tendances élémentaires de ce facteur dont relève, dans le moi, la dimension de l’avoir et du faire, de la pratique concernant un objet. Parallèlement, les inversions concerneraient structurellement l’autre facteur du moi : celui de l’être (p) en tant que ces inversions seraient axées essentiellement autour des idéaux d’être et de la question de l’identité (en tant que sexuée/sexuelle), soit du choix du sujet quant à son être même (quand bien même ce choix se jouerait à travers son choix d’objet et ses “pratiques”). Toutes ces indications nous annoncent donc déjà que, pour comprendre la logique interne de ce que c’est qu’“invertir” ou “pervertir” la sexualité, il faudra également se référer au mode de fonctionnement du moi.

Une dernière remarque nosographique, que l’on peut dégager des perspectives szondiennes : à propos des perversions, donc de la logique du processus de pervertissement, Szondi avance une considération équivalente à celle qu’il a faite à propos des psychopathies de contact. En effet, au sujet de ces dernières, Szondi estime que, même si la logique spécifique du style ou des processus de psychopathisation qu’est la “passionnalisation” (ou “maniaquisation”) de l’activité pulsionnelle (que cette passionnalisation soit la “Sucht” ou la “Haltlosigkeit”) est à saisir dans le registre du contact, selon un certain rapport avec le fonctionnement du moi toujours là impliqué, cependant cette psychopathisation peut s’emparer de l’exercice de n’importe quelle tendance pulsionnelle, donc aussi de toutes ces tendances qui appartiennent aux autres vecteurs que celui du contact. Ainsi Szondi propose-t-il, dans sa quinzième conférence, un tableau des manifestations maniaques pour chacun des radicaux pulsionnels du système (7). Semblablement, en ce contexte-ci, Szondi considère que l’érotisation pervertissante peut concerner ces mêmes divers facteurs, du moins ceux qu’il appelle du rapport au monde et au non-moi. Ainsi repère-t-il des modes de perversion spécifiques aux six facteurs concernés. A titre d’exemple, dans la septième conférence (8), il rapporte au facteur e le plaisir pervers urétral ainsi que le plaisir pyromaniaque; un pervertissement du facteur hy se manifeste dans le plaisir de regarder et de montrer; au facteur m est référé le plaisir de lécher et au facteur d , le plaisir pris à toutes les excrétions corporelles. Mais ici encore, la loi ou la logique de structuration qui font de toutes ces variantes perverses (venues s’alimenter aux diverses motions pulsionnelles que représentent les facteurs en cause) autant de modélisations du pervertissement des pulsions, sont à concevoir dans et comme relevant du registre du vecteur S en rapport avec le moi.

Bref, si l’on prend au sérieux cette articulation szondienne, il devient tout à fait concevable, par exemple, de distinguer une perversion essentielle et un pervertissement s’inscrivant dans d’autres structures, tout autant que de distinguer des invertis, ou des transsexuels, avec, ou sans, pratiques perverses. Diverses combinaisons sont donc également possibles entre les versions mêmes de la pathologie sexuelle.

D’UNE EQUIVALENCE ENTRE PSYCHOPATHIE ET PERVERSION

Après cette remise en perspective d’ensemble et ce rappel, il s’agit de revenir sur cette équivalence entre psychopathie et perversion qui me paraît dominer la conception szondienne de la psychopathologie sexuelle et expliquer l’extension du terme de psychopathie à son propos. Ce qui ne va pas sans insuffisances théorico-cliniques du côté des propositions faites au sujet des troubles qui relèvent de l’inversion. Mais Szondi a la prudence et l’honnêteté de souligner, à propos des perversions, mais c’est plus vrai encore au sujet des inversions, combien ses propositions doivent être tenues pour provisoires, vu le peu d’observations de cas et de protocoles de test dont il dispose. Et il est vrai que c’est un fait d’expérience que, proportionnellement, les pathologies sexuelles pures se donnent peu à connaître en consultation clinique. Aussi devra-t-on toujours se demander dans quelle mesure les manifestations de ces perturbations que l’on a l’occasion de rencontrer par les circuits classiques de la santé mentale sont suffisamment représentatives, notamment quant à des perversions et des inversions essentielles.

Une telle équivalence psychopathie-perversion s’exprime notamment, sous la plume de Szondi, lorsqu’il écrit que le passionnel traite son moyen maniaque, qu’il compare par ailleurs à une prothèse, comme un fétiche (9). On pourrait prolonger cette formulation en envisageant l’hypothèse que le fétiche accomplirait, dans le registre du sexuel et de la crise qui le caractérise, spécialement selon son versant pervers, la même fonction que le recours au procédé maniaque dans la mise en cause du contact. Pour élucider cette équivalence, examinons successivement les trois questions suivantes :

- En quoi consiste le procédé maniaque en tant que solution singulière à la problématique contactuelle ?

- En quoi cette procédure, qui est ressaisie à propos de la toxicomanie, est-elle pertinente pour comprendre également certains destins psychopathiques à manifestations délinquantes ?

- En quoi, transposé dans le registre de la sexualité, le même style de solution permettrait-il de rendre compte de phénomènes de pervertissement tel celui du fétichisme ?

Crise du contact et procédé maniaque

Pour répondre à la première question, rappelons que, dans sa Triebpathologie, Szondi nous invite à repérer les psychopathies de contact en tant que voie de détour, d’échappatoire, de subterfuge ou de court-circuit par rapport au parcours obligé qu’il retrace (10) de ce que l’on pourrait appeler le circuit de la séparation destiné à réussir à rompre ce qu’il baptise “lien incestueux”, soit encore réussir à se passer de l’“union duelle”, toujours en instance d’adualisme fusionnel. L’inceste dont il est ici question, c’est celui que figure celui des fantasmes originaires qui concerne ce vecteur, à savoir le fantasme de retour au sein (du) maternel. C’est également celui dont Lacan exprimait le tabou sous cette formule interdictive du père à l’égard de la mère : “tu ne réintégreras pas ton produit”. L’union duelle en question n’est pas loin de se représenter telle une complétude inflative par participation, imaginée sous les espèces d’un mythe semblable à celui de l’androgyne d’Aristophane mais adapté à l’union contactuelle, ou sous les espèces de la vie participative “in utero” où les intéressés ne font qu’un ensemble.

L’avènement-assomption d’un découplage est décrit par Szondi comme une séquence de phases que l’intéressé aurait à parcourir pour accomplir le deuil à réaliser. Ce qui passe par l’élaboration du traumatisme qui met en cause le contact et qui en ouvre la crise (à savoir le traumatisme de la séparation ou, prototypiquement, de la naissance), autant que par l’explication avec l’angoisse spécifique, celle d’abandon-acceptation, ou de la “Hilflosigkeit” dont parle Freud. Les processus à parcourir à cet effet, ainsi que le déroulement évolutif d’une telle métabolisation, sont ressaisis comme l’oeuvre commune de mécanismes concertants relevant tout autant du moi que du contact. Ce que Szondi établit, en effet, c’est une succession corrélée de certaines figures du moi et du contact, lesquelles varient conjointement. Aussi peut-on reconnaître dans le travail de deuil le paradigme de la crise qui est au principe même du contact, crise tout autant que cause que son dispositif et sa dynamique vectoriels ont vocation de traiter, de gérer et de défendre. Les fonctions de ce vecteur sont littéralement facteurs de contact et on pourrait en formuler l’enjeu dialectique en disant qu’il consiste à pouvoir disjoindre ce qui se confond et à pouvoir conjoindre ce qui est distingué (11). Ces fonctions tracent les voies et moyens par lesquels tout deuil doit passer pour s’accomplir, mais elles indiquent, du fait même, les stases où le sujet risque de succomber au deuil, ou encore les portes de sortie (les dispositifs de ventilation ou de soupape, selon une terminologie szondienne concernant la triade psychopathique) par lesquelles il peut tenter de s’y soustraire (et l’issue de tourner court : en impasse !).

Mais, par ailleurs, le déroulement et le dénouement d’un tel deuil est fonction des facteurs du moi. Bien plus encore, selon les analyses freudiennes également, le travail de deuil sert tout autant de paradigme pour concevoir tant la morphogenèse même du moi que toute élaboration mentale ou métabolisation intrapsychique.

A partir de là, certaines indications szondiennes proposent d’analyser l’instauration du lien passionnel comme symptôme d’un deuil originaire avorté et comme manifestation des raisons de ce ratage, celles-ci relevant autant du moi que du contact. Ainsi la “Sucht” est-elle présentée en tant que crise dans le vecteur C qui ne trouve pas à se résoudre selon l’ordre du moi, lequel s’en trouve compromis, en instance de se trouer (Ph. Lekeuche), cependant que cette crise contactuelle ne tient toute sa portée critique que de la problématique du moi qui s’y trouve déjà engagée. Szondi parle d’une aspiration excessive à la complétude qui tend à s’obtenir exclusivement dans un seul vecteur de la périphérie, tandis que l’introjection manque à sa fonction médiatrice susceptible de traiter cette poussée à l’inflation. Mais cette corrélativité intervectorielle moi-contact n’est pas à penser en termes d’antécédence et de conséquence, ni de cause et d’effet, ni de trouble primaire et de retentissement secondaire, bien plutôt, selon une belle formule de Montaigne, comme un rapport qui unit “des choses qui s’entreprêtent et s’entredoivent leur essence”.

Le nouage du lien passionnel ou l’instauration du moyen maniaque correspond à une procédure de substitution où chercherait à se contracter une assurance tout risque contre la menace que le contact puisse en venir à manquer, compte tenu de la négativité inhérente au contacter. Ce procédé de remplacement plutôt que de renoncement, c’est ce que vise Szondi par l’usage de notions comme celle de prothèse ou d’“Ersatz”. Mais une telle opération de substitution est le signe d’une fonction k+ qui ne s’effectue pas sur le mode d’une véritable introjection moiïficatrice. Ce moyen maniaque vient se substituer absolument à toute autre forme de médiation et de procès, donc de métabolisation psychique du manque en souffrance. Le résultat de l’opération est également que les tendances pulsionnelles concernées, dans leur passionnalisation, s’exercent tyranniquement sur le modèle de la satisfaction en circuit fermé d’un besoin physiologique, bien plutôt que selon la structure, à jamais ouverte, de la satisfaction propre au besoin pulsionnel en tant que pulsionnel. Autrement dit, quand il est question de moyen maniaque, que Szondi traite également de pis-aller, on pourrait l’entendre comme n’étant qu’un instrument ou un subterfuge permettant que se boucle sur soi un fonctionnement pulsionnel en rond, autarcique. Ce à quoi on pourrait appliquer l’épithète d’auto-érotisme entendu dans un certain sens (12).

Szondi y insiste : ce qui fait ainsi office de prothèse, non seulement peut ressortir aux diverses tendances pulsionnelles, mais également peut se présenter sous diverses actualisations et mises en acte de ces motions pulsionnelles. Or, toute une part de la délinquance de type psychopathique peut s’envisager dans cette même perspective d’un deuil en souffrance.

Deuil ou délinquance, partage et appartenance

Pour en venir à la deuxième question annoncée, remarquons tout d’abord combien il est frappant que notre terme français “délinquant” renvoie étymologiquement à l’un des verbes majeurs par lesquels nous pouvons ressaisir l’essence la plus pure du radical pulsionnel m-.

En effet, le terme délinquant provient du latin “linquere” ou “relinquere” qui veut dire laisser”, “abandonner”, “lâcher”, “rompre” (au sens de rompre un lien, de se séparer). Il véhicule aussi l’idée d’un “ne pas faire” ce qu’il s’agirait d’entreprendre (au sens, par exemple, d’un “s’abstenir de s’y mettre” : ne pas intervenir ni s’investir dans une situation, s’en absenter, rester en marge, non mobilisable — où l’on pourrait entendre aussi l’“impossibilité-de-s’-y-mettre” du manque d’élan et d’allant dépressif). Idée également d’un “ne pas prendre” pour soi, comme à soi, comme m’intéressant et me concernant, comme relevant de moi-même; idée de ne pas être preneur vis-à-vis de ce qui s’offre ou de ce qui s’impose impérativement. C’est aussi laisser “pendant”, en suspens, ce qu’il m’appartiendrait pourtant de faire; c’est négliger ce qui relèverait de moi et serait de mon ressort. D’où l’idée de rester hors circuit, hors contact, désengagé, errant.

L’usage pronominal du verbe laisser est également très parlant : “se laisser” exprime un rapport à soi-même et se construit avec un autre verbe à l’infinitif, lequel pourrait être n’importe lequel de ceux qui traduisent les motions pulsionnelles. On parle de “se laisser tomber”, ou “abattre”, ou “couler” comme façon de se désintéresser de soi-même. On parle de “se laisser aller à...” une manie par exemple, ou “dans...” une mouvance ou une ambiance, ou “sur...” quelque support ou base portante. Mais un tel “se-laisser-aller” peut prendre deux allures où l’on reconnaîtra la maniaco-dépressivité. D’un côté, se laisser aller à l’abandon, en s’abandonnant soi-même dans une chute dépressive, dans la négligence de soi et la désaffection d’un narcissisme en souffrance, dans un non-souci de soi comme du monde. C’est se laisser sombrer en se désintéressant de soi, dans une sorte de détachement de soi. C’est se lâcher soi-même et ne plus pouvoir que suivre ses penchants, ses pentes naturelles, la pente descendante de ses inclinations. Ces termes d’inclination ou de penchant font images : le penchant est cette pente naturelle dont la déclivité suffit à vous entraîner dans son sens, de tout votre poids. C’est une propension à laquelle il suffit de s’abandonner passivement en se lâchant soi-même, sans plus aucune résistance, pour être en mouvement, se retrouver mû et aller au fond, jusqu’à l’enfoncement ou le défoncement. Inclination : s’incliner c’est aussi renoncer à l’action d’oeuvrer dans un but, car à quoi bon ? C’est céder ou se résigner, désolé, c’est démissionner de toute intention et destination. D’un autre côté, “se laisser aller” peut se faire dans un emportement exalté. Ou encore, c’est se laisser porter par les transports d’une passion telle que l’on ne se tienne plus (tel le corbeau de la fable bien connue qui ne se tient plus de joie et laisse tomber sa proie). Soit encore se laisser emporter par les élans et les pressions trop fortes d’une appétence à agir, par l’effet des motifs que l’on a à faire quelque chose, par ces mouvements qui vous animent, en vous soulevant et en vous entraînant sans que l’on puisse faire autre chose que d’y céder. C’est donc, ici aussi, subir, se laisser faire par les exigences de ses propres pulsions en leur cédant et s’y abandonnant.

Bref, ce verbe “linquere” est donc bien apte à exprimer tant la direction de sens du mouvement même, ou de l’activité radicale, de la motion pulsionnelle qui est considérée comme le facteur originaire du vecteur C , de l’avoir à contacter, à savoir m-, que la finalité du travail de deuil : au sens de parvenir à lâcher ce qui est à perdre, de parvenir à y renoncer et à s’en passer. Ce qui est en cause, dans la dramatique d’un deuil comme processus, ce que l’on vise quand on dit qu’il faut se séparer et faire son deuil d’un certain mode de lien d’attachement, c’est de parvenir à trouver le moyen et la ressource de rompre avec ce qui se dérobe (quitte à se le restituer sur un autre mode); le moyen d’abandonner ce qui manque ou fait défaut et de s’en passer, de lâcher une modalité de la liaison et de laisser ce qui doit se perdre, à quoi il faut renoncer.

Par ailleurs, ce même verbe latin a donné naissance aussi bien à “relique” que à “reliquat”. La relique, c’est ce qui reste ou est maintenu au-delà de et malgré le lâchage ou la disparition. C’est garder quelque chose de ce qui est perdu et le culte des reliques peut correspondre à une certaine façon soit d’échouer, soit de s’aider dans le deuil qui est à faire. Le reliquat, c’est une dette persistante ou un créance toujours due, nonobstant la liquidation d’un compte : ce qui persiste parce qu’on n’est pas encore parvenu à le liquider. On l’emploie également pour dire les séquelles d’une maladie ou ce que l’on n’est pas parvenu à liquider d’un traumatisme. Ces notions de relique et de reliquat permettraient également d’éclairer le sens de l’opération de substitution en laquelle consiste l’instauration du moyen maniaque.

A cette même généalogie étymologique appartiennent le verbe “derelinquere” qui signifie délaisser complètement et le substantif “derelictio”, total abandon. De là, notre terme de “déréliction” est apte à exprimer aussi bien la “Hilflosigkeit” freudienne que le syndrome d’abandon-acceptation de soi. En effet, à l’origine, déréliction exprime l’état vécu d’un sujet qui y fait l’épreuve de sa solitude ou de cet esseulement constitutif de son existence en tant qu’il est un individu : état d’être laissé, confié, renvoyé à soi-même et à une nécessaire prise en charge par soi-même et appropriation de soi-même par soi-même. Mais cet état, le sujet l’expérimente comme résultat d’une action subie de la part de l’autre, comme dû au fait d’avoir fait l’objet d’un acte d’abandon, de lâchage par un autre. C’est ainsi que “déréliction” exprime d’abord (c’est son usage princeps) le sentiment d’être privé de tout secours divin : privation de l’amour et de la protection de la part de puissances et d’autorités tutélaires, bienveillantes, désirant que vous existiez et que vous soyez vous-même, tel quel , vous acceptant à priori, inconditionnellement. Le mot traduit la condition d’être, ou de se sentir, en détresse, en échouage et en déchéance, abandonné à ce qui vous arrive, à ce qu’il en adviendra de vous, en même temps que livré à soi-même seul, sans recours ni aide de la part d’autre que soi-même. Avec l’idée que si telle est la condition où l’on se retrouve, c’est du fait d’un abandon par l’autre, peut-être faute d’être aimable pour lui, mais où tout le problème devient bien celui de pouvoir se reprendre soi-même en charge et à sa propre charge, s’avoir et s’auto-approprier (par la voie de l’introjection, dirions-nous). Situation aussi à partir de laquelle une destinée possible est celle de ne pas se recevoir comme digne d’intérêt (introjectant, dirait Szondi, le lâchage par l’autre), de ne pas prendre livraison de soi pour, à l’inverse, se laisser aller à vau-l’eau, à la dérive, au gré des incidents, des expédients et des manies.

C’est donc à l’intérieur de toute cette parenté étymologique qu’est apparu l’ancêtre latin de notre terme linquant, à savoir le verbe “delinquere”. Au sens premier, il signifie : faire défaut, manquer, faire faute. Dans un sens second, que l’on dira figuré, se plaçant d’un point de vue moral, légal ou idéal, il signifie : faillir, être en faute donc responsable, commettre une faute, c’est-à-dire manquer à ce que l’on doit, à une règle. Ainsi donc, à suivre cette parenté étymologique, on voit se lier entre elles plusieurs notions :

- celle de délit, donc d’un certain recours à l’agir;

- celle d’une relique de ce qui est à perdre et d’un reliquat d’un traumatisme à la blessure mal cicatrisée;

- celle d’une problématique d’abandon et d’acceptation;

- celle d’un défaut fondamental d’ordre contactuel et d’un manque en souffrance;

- celle d’une faute par abstention ou négligence.

Cette parenté marquerait un lien entre “manquer”, “délaisser” ou “négliger”, “faire défaut”, “faillir” et “être en faute”. Dans la composition du mot “délinquant”, le préfixe “dé-” peut s’entendre dans plusieurs sens. Tout d’abord, il signifie à la fois l’intensification et l’effectuation extrême, “jusqu’au boutiste” de l’action exprimée par le verbe : celle-ci s’exercerait sous forme d’un activisme exacerbé et implacable, s’accomplissant jusqu’à épuisement et à fond, d’où l’idée d’un “outre mesure”, d’un passage transgressif hors mesure et hors limite; l’idée d’un injuste et d’un illégitime pour cause d’excès. Mais par ailleurs, ce même préfixe peut également signifier l’altération de l’action exprimée par le verbe simple, sa transformation en une action contraire qui est la négation de la première. Ainsi donc “delinquere” correspondrait à une façon de ne pouvoir “laisser”, faire son deuil et “se passer de”, à une façon de tenter des actes de sens contraire pour obtenir quand même ce qu’il s’agirait de lâcher. “Delinquere” consisterait à faire le contraire de “laisser”, à faire en sorte de ne pas “manquer”, à nier ou refuser un manque.

Aussi pourrait-on considérer que, de la dramatique exprimée par le verbe “delinquere”, ledit délinquant est tout à la fois sujet et objet, agent et patient. Son drame irait d’un défaut subi (vécu comme manque par privation exogène, due à une agence étrangère) à une activité restitutive et restauratrice, dont il se fait l’agent, mais qui le met en défaut pour d’autres, par rapport à un ordre extérieur, lui restant étranger. Tout ceci, faute d’avoir pu accomplir le travail de deuil qui lui aurait ouvert d’autres issues pour sortir de la crise, là en cause, en l’élaborant et la gérant dans le sens d’une métabolisation psychique du manque en souffrance.

Parvenir à dénouer un lien pour le renouer autrement, pouvoir se séparer d’un mode d’attachement pour trouver à se rattacher différemment, réaliser un lâchage et un renoncement pour tenter des retrouvailles d’un autre ordre, ce qui est une mise en demeure de transformer les modalités mêmes de lien, et c’est là tout l’enjeu de ce que D. Winnicott à identifié comme processus de “transitionnalité, ce parcours ne se peut donc que par l’accomplissement d’un travail psychique de deuil. Celui-ci se décrit comme assomption subjective, ou moiïque, de la perte à laquelle il faut consentir, ce qui correspond à une réorganisation du fonctionnement même des configurations de facteurs des vecteurs concernés. Or, Freud affirme également ceci : «A vrai dire, nous ne savons renoncer à rien, nous ne savons qu’échanger une chose contre une autre, ce qui paraît être renoncement n’est en réalité que formation substitutive» (13). Le travail de deuil permet que la perte subie par le sujet se consomme, se métabolise par lui, pour lui et en lui, tout en le transformant lui-même : c’est même là la voie de son instauration introjective. Au point que l’on a pu resituer dans la perspective de ce processus toute la vie psychique, celle-là même que l’on estime si compromise chez ceux qui toxicomaniaquement se défoncent ou se trouent, chez ceux qui psychopathiquement passent à l’acte, chez ceux qui somatisent, chez ceux qui peinent à délimiter et à investir narcissiquement leur moi. De ce point de vue, la vie psychique est concevable comme production, sur cette autre scène qu’elle est, de substituts de ce qui se perd. Comme l’écrit J. Florence : «..... le “psychique” (....) c’est le jeu de la substitution comme élaboration de la perte de l’objet » et « Nous voyons dans le processus d’identification le mode de travail privilégié pour maintenir la relation à l’objet perdu » (14).

En fait, deux voies antagonistes s’offrent à la substitution : d’un côté, remplacer matériellement l’objet par un autre, à un même niveau de réalité qui peut être celui d’un réel tangible extérieur, donc remplacer sans modifier la forme de lien, pour remplir la même fonction (selon le fameux dicton “une de perdue, dix de retrouvées”); d’un autre côté, procéder au niveau de la réalité psychique, à une modification de soi-même, donc à une métamorphose interne du moi, en ses instances et ses modes de fonctionnement (et c’est, avant tout, d’un travail d’introjection et d’identification dont il s’agit), mais aussi cela correspond à une transformation interne des modalités mêmes des besoins pulsionnels. La première voie fait l’économie du deuil, la seconde est celle-là même en quoi consiste tout deuil.

L’analyse de la procédure de subterfuge de la passionnalisation, ou de la mise en place de la prothèse maniaque, montre à suffisance combien il s’agit d’une opération s’inscrivant dans la première voie. De même pourrait-on assez facilement démontrer (15) que le recours psychopathique à l’agir délinquant (pour lequel un certain type de vol servira de modèle) peut s’analyser comme façon de se soustraire à un procès de renoncement en le reniant, comme manière de refuser d’avoir à renoncer et à faire un travail interne de transformation de soi, et cela pour chercher, dans la réalité extérieure, à remplacer ce qui fait défaut, ici aussi à boucher le trou de ce manque/manquer.

Ce procès spécifiquement contactuel auquel refus il y a, on pourrait le formuler, ainsi que le proposait une contribution antérieure (16), en parlant de progressives séparation-partition, répartition et distribution des parts selon une loi, ou un principe, de partage et de répartition des appartenances respectives.

Un enjeu essentiel de la dialectique du contact (à la faveur de laquelle aura d’ailleurs à s’engendrer, comme l’a montré D. Anzieu, ce qu’il a appelé le “moi-peau”) est l’opération de découplage de l’union fusionnelle où les participants forment un et un tout ensemble. Soit aussi l’opération de découpage d’un fonds collectif ou d’un bien commun, duquel et auquel tous participent indifféremment. Cette opération s’effectue par celle d’une répartition entre chacun de la part qui lui revient en propre. C’est une procédure de séparation entre les entités, permettant un discernement et un repérage tant de l’individualité que de l’identité de tout un chacun, comme unité à part et à part entière, dès lors séparable de tout le reste qu’elle n’est pas, distinguable de l’ensemble dont elle fait partie. Ce partage, entre plusieurs (entre deux si nous pensons à l’union duelle), de ce qu’ils ont en commun, par individualisation à partir de ce à quoi, et dont, tous (ou tous deux) participent, partage par distribution de parts séparées, à la mesure de chaque “un”, cette répartition réfère à des appartenances reconnues pour différentes. Ainsi donc toute cette procédure se produit-elle selon un impératif de ruptures discriminantes, suivant des lignes de démarcation et en fonction de principes de distribution au regard desquels on peut toujours se sentir lésé, frustré ou privilégié. On pourrait donc repérer, dès le contact, l’oeuvre d’une loi d’appartenance personnalisante qui discrimine, d’une part, ce qui me revient et relève de moi-même comme appartenance propre, ce qui est mon apanage et me concerne, ce qui est de ma compétence et en mon pouvoir (comme on dit “il m’appartient de ...”: y faire quelque chose, par exemple) et d’autre part (c’est vraiment le cas de le dire) ce qui appartient à un autre et doit être tenu pour hors de portée de ma libre disposition ou du libre exercice du pouvoir-prendre de la jouissance primordiale (qui ne fait pas la, ni de, différence).

Voler apparaît telle une façon de se dérober à une pareille loi d’appartenance, une façon de sauver ou de recouvrer et restaurer une prise directe et immédiate qui ne s’embarrasse point de pareilles discriminations, mais où n’entre en ligne de compte que le pur exercice de mon propre pouvoir, celui du faire main basse sur tout le disponible; façon également de ne s’en remettre et de ne se fier à nulle autre garantie que la jouissance effective.

Cette dite loi de partage (qui est loi structurale, structurante et fondatrice) implique donc la prohibition d’un certain mode de jouissance indifférenciée: ne faisant la part de rien. On pourrait la reconnaître identiquement à l’oeuvre dans le tabou, forme d’interdiction proprement contactuelle dont Freud dit qu’il est primordialement une prohibition du toucher, frappant d’un seul et même coup la liberté de jouissance (consommatoire), de mouvement et de communication (17). D. Anzieu distingue ce qu’il appelle un double interdit du toucher. Il écrit notamment à ce propos qu’il «transpose sur le plan psychique ce qu’a opéré la naissance biologique. Il impose une existence séparée à l’être vivant en voie de devenir un individu. Il interdit le retour dans le sein maternel » (18) — ajoutons : et toutes les occasions d’en restaurer l’équivalence lors des moments de nourrissage (c’est ce que viendra réguler et signifier le sevrage). Double interdit du toucher, donc. D’une part, en effet, l’interdit de “se toucher” (on sait le poids accordé par Freud au fonctionnement masturbatoire, notamment dans les névroses actuelles) rompt avec la refermeture sur soi (dans un mode de satisfaction auto-érotique, dans un régime de fonctionnement autosuffisant, en court-circuit et en autarcie, se passant de tout recours à l’altérité de quelqu’autre). D’autre part, l’interdit du toucher à tout, n’importe comment, pour des mainmises de libre jouissance et un usage purement consommatoire, impose également cet impératif de différenciation. D’un certain point de vue, voler, prendre indifféremment tout ce qui peut bien me convenir, est façon de ne pas tenir compte de tels interdits et d’entretenir l’exercice d’un contacter qui ne devrait point passer par le procès de la loi d’appartenance et du deuil à faire qu’elle implique.

Fétiche pervers et prothèse maniaque

Pourrait-on retrouver une logique identique, bien que jouant selon les lois spécifiques du vecteur sexuel, du moins celles concernées dans la perversion, là où s’instaure un fétiche ?

Sans pouvoir reprendre ici l’ensemble des enjeux définitoires du vecteur sexuel (19), disons simplement que les perversions proprement dites (donc dans leur distinction d’avec les inversions) ont en commun de concerner l’exercice pratique de ce qui est en cause dans une activité sexuelle effective, essentiellement en tant que cet exercice dépend de la relation d’objet ou en tant qu’il doit passer par les structures de l’objectalité et de la loi de l’échange.

A partir de là, il est nécessaire d’examiner (ce ne sera également fait ici que de façon trop sommaire) les questions suivantes :

- En quoi et dans quelle mesure peut-on tenir le fétichisme pour un modèle pertinent susceptible de révéler une dimension de tout pervertissement ?

- Quelle problématique prétend résoudre la solution fétichiste ?

- Comment? Et ce processus est-il comparable à l’instauration du substitut maniaque ?

1. Le fétichisme parmi les perversions

Partons de ce que nous trouvons dans les textes de Szondi. Fidèle à son abord de la perversion sous la catégorie de psychopathie et à sa façon de définir celle-ci, Szondi insiste sur le fait que, pour comprendre la logique interne de ces troubles, il s’agit de ressaisir le sens des configurations observées dans le vecteur sexuel en référence au fonctionnement du moi. Et à nouveau, une clé d’interprétation décisive est le facteur de l’avoir (k) ou l’exercice de la capacité de prise de possession du moi ou d’appropriation moiïque et moiïficatrice. Autrement dit, selon Szondi, dans la perversion, même s’il y a une problématique de l’ordre de l’être, situable dans le facteur p , même si cette problématique est l’essentiel, l’originairement pathogène, ce qui donne lieu à la solution perverse, ce qui est au principe de ce mode de traitement d’une telle problématique, cela dépend de manière décisive de l’action du facteur k . Comme il l’écrit explicitement au sujet de la forme introjective des perversions : «c’est la puissance d’avoir (Habmacht), c’est-à-dire la fonction k du moi qui décide du genre de perversion» (20). Son analyse montrera que, dans la forme destructive, le sens de k- est à comprendre telle une destinée de l’introjection typiquement perverse dont il sera question bientôt.

En ce qui concerne les troubles pathogènes de l’être, ici également il est question d’une aspiration excessive à l’inflation. La définition qu’il en donne, dans ce contexte, n’est pas sans évoquer le type de clivage du moi que Freud repère chez le fétichiste. Szondi écrit, en effet, «l’inflation signifie l’affirmation de l’ambitendance, par quoi deux tendances opposées occupent simultanément le champ de la conscience sans qu’il se produise de contradiction» (20). La figure d’identité, comme être sexuel, correspondant toujours à l’inflation, est celle de l’androgynie : «Etre-complet, être-total, c’est l’être-double hermaphrodite. Tout puissant est l’être qui possède les deux organes sexuels; il est tout puissant parce qu’il n’a pas besoin d’un autre être pour accéder à la complétude» (20). Ce qui n’est vrai et possible que dans l’imaginaire, comme le démontre l’histoire justement d’Hermaphrodite (21). Dans ce contexte également Szondi ne manque pas de traduire le mythe de l’androgyne d’Aristophane dans le langage de sa propre mythologie : celui des gènes.

«Tout homme, dit-il, a été cet être double dans la phase la plus ancienne de son ontogenèse, comme cellule sexuelle primaire, avant que s’opère la bipartition en deux cellules sexuelles de la réunion desquelles naît l’individu “zygotal”.

Cet être-double est naturellement anérotique puisque l’attraction érotique est l’apanage des êtres unisexués, lesquels aspirent précisément à la complétude par le biais du couplage avec un autre être unisexué.

Le besoin de toute-puissance dans l’être est donc un besoin de totalité qui fait l’économie de la complétion par l’autre. La bipartition de la cellule primaire fait perdre à l’individu son intégrité et son être-tout, il devient un “demi-être”. De cette condition de “demi-être” naît l’aspiration de l’être complet.

Du fait que l’être complet et total a préexisté à l’avènement de la personne, il y a chez tout être vivant une aspiration à récupérer l’intégrité originaire. D’où la tendance à attendre la complétude de la part du partenaire de l’autre sexe. Cette aspiration, Platon la baptise Eros. Dans la Schicksalsanalyse, la même aspiration se manifeste sous les espèces du génotropisme. Le génotropisme est le processus qui rend la complétion possible. Le besoin de complétion n’est amplement satisfait que si la retotalisation s’accomplit.

Un homme peut être défini comme normal dans la mesure où il lui suffit de pratiquer le coït avec un partenaire étranger pour trouver la complétude. Si ce moyen ne réussit pas, il y a un trouble du “besoin de complétion”.» (22)

Mais c’est à l’oeuvre du facteur k qu’il va rapporter deux caractéristiques définitoires des différentes formes de perversion :

1° l’investissement particulier du registre du faire, l’impératif d’un recours à l’agir pour y mettre en pratique et à l’épreuve d’une réalisation dans le registre de la réalité un certain scénario dont la composition même résulte d’une certaine forme d’introjection;

2° si ces pratiques peuvent être très diverses dans leurs contenus et leurs modes d’actualisation, elles ont pour dénominateur commun (c’est un trait spécifique) d’être fixées à certaines conditions nécessaires, le plus souvent même sine qua non, pour qu’il y ait accès à la satisfaction et au plaisir. La tendance va même dans le sens où cette condition nécessaire peut devenir suffisante et cette pratique se fait alors autosuffisante (ce qui rejoint l’idée freudienne du but intermédiaire qui est devenu fin en soi : cette pratique élective peut se faire exclusive et supplanter toute autre réalisation sexuelle).

Si l’on définit ainsi les perversions par cette condition nécessaire, on pourra repérer cette caractéristique par exemple comme suit :

Dans le sadomasochisme, la jouissance sexuelle est effectivement obtenue par la douleur réelle, qui réifie le pouvoir d’emprise exercé (que cette douleur soit physique, morale ou psychologique). Cette douleur, preuve “en main”, tangible, de l’emprise, peut être la sienne propre ou celle de l’autre mais, comme Freud l’a souligné, on jouit également de ce qu’il en est de l’autre, par identification. Donc la satisfaction est ici impérieusement liée soit à la souffrance (qui a à voir avec la libido, l’érotisme), soit à l’humiliation (référant au narcissisme), soit à l’asservissement, à la domination, la domestication ou la “subjugation” (qui renvoient à la position de sujet en référence à l’objet). Les formes de sévice sont soit subies par l’intéressé dans le cas du masochisme, soit infligées à autrui dans le cas du sadisme.

Dans l’exhibitionnisme et le voyeurisme, on peut dire que cette condition est une vue/vision soit infligée, soit dérobée à autrui. Ici le (tout du) plaisir consiste à montrer, à distance, en l’imposant à l’autre, ou bien il consiste à découvrir, de loin, ce que l’autre dérobe au regard, sans autre forme d’engagement dans un échange quelconque : cela peut suffire absolument.

Dans le fétichisme, on dira que cette condition d’accès à la jouissance est la présence effective d’un objet ou d’un trait, d’un attribut objectif, peut-être partiel, mais réel, auquel est conféré un pouvoir mystérieux.

Finalement le transvestisme peut participer de la même logique : le plaisir sexuel ne s’obtient qu’à la condition de porter des vêtements de sexe opposé, il peut même s’y absorber absolument.

A la limite, en toutes ces occurrences, même si un autre intervient dans ces pratiques, on pourra toujours se demander s’il s’y entremet à d’autre titre que celui d’un remplacement de sa propre main par un autre corps, mais au bénéfice du maintien d’un fonctionnement foncièrement masturbatoire, contrant toute loi d’échange.

Dans une telle fixation à une condition sine qua non, on pourra repérer, et c’est là que l’exemple du fétichisme s’avère sans doute particulièrement représentatif, un procédé de mise en place d’une assurance tout risque, de l’ordre d’un réel objectal, offrant une garantie et une certitude (23) qui ne soient pas susceptibles de manquer, infligeant ainsi un démenti (ou un déni, ou un désaveu) à la loi de l’échange. Celle-ci s’avère, en effet, au principe du circuit des facteurs du vecteur dont on a pu ressaisir l’essence par des verbes comme : h+ , demander, se porter demandeur et donc se proposer en objet pour l’autre; s- , subir, avoir à recevoir, se prêter à... et donc pouvoir se refuser, se faire avoir; s+ , dominer, maîtriser, prendre à..., par... ou pour..., exercer une emprise sur...; h- , donner, n’avoir rien à demander mais tout à offrir.

Avant d’en venir à dégager ce processus dans la fétichisation, il faut d’abord souligner que ces pratiques sexuelles symptomatiques (qui conditionnent l’accès au plaisir et, peut-être absolument, toute possibilité de plaisir) sont à comprendre en fonction des rapports qui s’y jouent entre agir et fantasme, cela sous forme d’un scénario qu’il s’agit de faire s’actualiser, ce qui remplit une fonction défensive quasi prothétique. Dans un petit ouvrage (24), G. Bonnet examine très bien cette question. Pour toutes les différentes formes de perversion qu’il passe en revue, il restitue deux choses :

1° D’une part, les particularités de chacune des modalités d’action diffèrent d’une perversion à l’autre : il ne s’agit pas du même type d’agir, non seulement du point de vue du contenu, mais également d’un point de vue formel. Ainsi certaines pratiques sont-elles de l’ordre d’une ritualisation ou d’un culte, d’autres de l’ordre du geste, de l’attitude, de la prise de position ou de pose, etc. (25). L’auteur leur cherchera même des équivalents ethnologiques, sociologiques, voire éthologiques. Il parle notamment d’“acte ritualisé” à propos du sadisme et de “rite actualisé” à propos du masochisme.

2° D’autre part, ces diverses modalités d’acte ont en commun que le “faire” y prend le sens d’une réalisation défensive de fantasmes. Comme il l’écrit, si les auteurs sont «très partagés quant à la place à donner exactement au fantasme dans le symptôme pervers», cependant tous reconnaissent «qu’un certain ancrage dans la réalité est tout à fait spécifique à la perversion, au point qu’on ne peut parler de perversion sans un agir sexuel, si limité soit-il. Autant le névrosé est quelqu’un qui ne peut réaliser ses fantasmes, autant le pervers est quelqu’un qui ne peut faire sans en réaliser quelque chose» (26).

Cet ancrage dans la réalité est aussi, comme dit Rosolato, «une façon de la forcer» (26), au besoin contre l’épreuve et le principe de réalité, pour la faire correspondre au désir, ou au fantasme qui soutient ce désir, là où cette réalité frapperait ce désir d’interdit, ou d’illusion, ou d’impossibilité. Dans cette revendication de donner réalité et objectivité à des fantasmes, en des actualisations de fait, dans cette quête d’ancrage dans le réel et de réalisation effective, il faut voir, comme dit l’auteur, «la recherche d’un appui, d’une inscription [s’objectivant parfois dans la chair même du corps], d’un fonctionnement qui ne peut s’effectuer en son lieu [propre, à savoir la sphère psychique] sans mettre en péril toute l’économie interne.»(27) Il y a donc là un impératif, tout  fait impérieux pour l’économie psychique, de se trouver un débouché dans, et par le passage à, la réalité du monde extérieur, dans une certaine projection hors de soi sur la scène du monde réel, en s’accrochant à l’objectif ou à des objectités. Le plus souvent des scénarios extrêmement complexes (dont on pourrait retracer la composition singulière à partir de la biographie) président à cette mise en acte et en scène, à la manière de rituels tout personnels, réglés parfois dans les moindres détails. La répétition de ces pratiques signe leur valeur défensive de tentative de maîtriser quelque traumatisme et angoisse spécifiques au vecteur. Toute l’élaboration du scénario et la ritualisation de la mise en acte tendent à réguler la violence sous-jacente (qu’elle soit érotique et/ou thanatique, de façon intriquée ou désintriquée) et à limiter la dangerosité réelle de ces pratiques.

Restons-en là sur cette question qui devrait être reprise dans une contribution ultérieure, non sans souligner, dès maintenant, un point de vue szondien à ce propos. Tant ce recours défensif à la réalité, en vue d’une réalisation, que la fixation à cette condition du plaisir et à ce scénario, Szondi les rapporte à l’action de l’introjection. Mais ce dont ces caractéristiques témoignent également, c’est de ceci : cette fonction k+ s’y actualise sous l’une de ses modalités, laquelle signe du même coup l’échec de l’élaboration de ce même processus qui est le mécanisme psychique de l’appropriation. Voici notamment ce qu’il en dit :

«Dans le trouble de l’introjection, le processus morbide se déroule de la manière suivante : une scène sexuelle choquante et excessivement excitante [nous pourrions ajouter qu’elle survient sur le mode de l’intrusion-séduction] est enregistrée dans les moindres détails et complètement incorporée au moi. Il en résulte une forme d’introjection que j’ai appelée introjection-éclair ou “introjection ad-hoc” qui empêche toute constitution ultérieure d’une autre représentation d’“idéal d’avoir”. Les victimes de ces introjections-éclair, subjuguées par la scène introjectée, n’ont de cesse de la répéter dans tous ses détails, afin de l’“avoir”. D’où le cérémonial accompagnateur des entreprises sadiques, masochistes et fétichistes. C’est seulement lorsque la satisfaction échoue en dépit de la reconstitution minutieuse de la scène originaire, que le pervers franchit le pas second, et fatal : il détruit l’objet afin de posséder absolument ce qui était le contenu de l’introjection-éclair d’autrefois.» (28)

Nous pourrions presque dire que ce type d’introjection fait donc obstacle à ce que puissent se développer d’autres modes d’appropriation moïque. L’introjection se court-circuite elle-même quant à ce que cette puissance d’avoir aurait pu devenir en s’élaborant davantage.

Nous retrouvons cette idée que la fonction k+ échoue à traiter la problématique en cause, faute de pouvoir accomplir l’oeuvre de substitution voulue. C’est ce que permet d’appréhender, avec une certaine pureté cristalline (au sens du principe freudien du cristal), le fétiche du fétichiste que Freud a analysé en terme de formation substitutive conférant quelque chose d’une existence réelle à une représentation mythique, à un fantasme ou à une théorie sexuelle infantile telle la croyance au phallus maternel; et cela, au moment où une crise, perceptive, risque d’en précipiter la perte ou d’imposer l’obligation d’y renoncer, de se désillusionner. Un tel remplacement matériel, réel, de ce qui est destiné à se perdre, est un mode de substitution dans lequel Szondi stigmatise une altération (selon lui, typique pour la psychopathie) de la capacité de prise de possession du moi, Szondi faisant la distinction entre une prise matérielle et l’introjection comme avoir moïque, comme appropriation en soi, par et pour soi, comme mise en place en moi plutôt que de chercher un remplacement extérieur à soi. Il s’agit donc d’un type particulier de substitution en tant qu’il faut référer celle-ci au facteur k comme étant au principe d’une telle opération résolutive, lequel facteur a à élaborer, par là même, ses propres formes de fonctionnement interne. Ici donc la procédure introjective tourne court dans une prise de possession “de facto” et une effectuation “in actu”.

2. La fétichisation, solution finale à la question de l’objet

Notons tout d’abord que le terme de fétichisme renvoie à des rituels religieux en référence au sacré et à la sphère de puissances tutélaires pouvant être bénéfiques autant que maléfiques, puissances dont il s’agit, à l’inverse de la déréliction abandonnique, de se concilier les bonnes grâces. Le mot français “fétiche” renvoie à la sphère du “faire” ou du “fabriquer” : il dérive, via le portugais, d’un adjectif latin (“facticius”) signifiant “factice”, “artificiel”, lequel, substantivé, signifie aussi “sortilège”, “objet magique”. Comme nous l’apprennent les dictionnaires, “fétiche” veut dire deux choses : 1° un objet qui présentifie ou incarne la divinité; cet objet est ainsi divinisé, telle une idole, et un culte lui est rendu; 2° un objet auquel, par superstition, sont attribués un pouvoir magique, une puissance surnaturelle, dès lors aussi la capacité de conjurer le sort, ceci en attirant la chance, la bonne fortune tout en écartant les dangers, la mauvaise fortune. Celui qui en bénéficie et s’est adjoint pareille amulette deviendrait tel un heureux veinard ou un élu des dieux, un privilégié de ce qui lui est échu en partage, car il participe inflativement de ces surpuissances. Ou encore il s’en concilie le bénéfique et en éloigne le maléfique; ou il élude l’adversité et se trouve protégé, quoi qu’il puisse lui arriver qui, sans cela, risquerait d’être traumatisant. Le fétiche est un objet du réel matériel qui a un effet de réassurance, de conjuration de l’angoisse et de confirmation ou de support d’une certaine affirmation de soi, d’un certain sentiment de soi et de sa propre puissance, du pouvoir dont on peut bénéficier et jouir. Cet objet est investi d’un certain pouvoir et sa seule possession garantit la disposition de ce pouvoir.

De là, “fétichisme veut dire : d’abord culte des fétiches; ensuite valorisation, admiration, surestimation exagérée et sans réserve que l’on porte à quelque chose ou à un aspect de quelqu’un (soit la question de l’idéalisation, référable au narcissisme). C’est donc à l’invention et à l’auto-attribution d’un tel objet, cela eu égard aux enjeux, angoisse et traumatisme spécifiques à la sphère sexuelle, que correspondrait le fétichisme en tant que perversion sexuelle. Comme l’écrit G. Bonnet, reprenant la distinction freudienne entre aberrations se rapportant à l’objet et au but, «Avec le fétichisme (...) nous entrons dans un tout autre registre de l’expression , celui de l’objet. (...) Les pervers s’y présentent comme des sujets dont l’accès à la jouissance est conditionné par la présence indispensable d’un élément objectif dans des conditions parfaitement définies» (29). Ces éléments se retrouvent «au centre du dispositif libidinal dont ils constituent la pièce essentielle. Il s’agit à cet égard de véritables perversions d’objet (partiel), au sens où la perversion s’exprime et se structure grâce et par l’objet, exactement comme elle se structure dans le sadisme ou le masochisme grâce et par l’acte ritualisé» (29). Et plus loin, «On parle stricto sensu de perversion fétichiste dans tous les cas où un sujet ne peut accéder à la jouissance sexuelle sans la présence effective d’un objet sexuel auquel il attribue un pouvoir mystérieux» (30). Par ailleurs il en garde généralement assez jalousement le secret (hy-!) dans ce culte tout à fait privé qu’il lui voue et par lequel il s’assure de l’objet, tout en s’en conciliant les ombres.

3. Le fétiche comme type de formation substitutive

Dans un tel substitut, la substitution cherche à masquer sa nécessité, à y mettre un terme définitif et faire comme si elle n’avait eu à se produire, (re)niant la négativité constitutive de tout rapport de substitution. Ce qui s’inaugure ainsi, ce n’est pas un mouvement de déplacement, de dérivation, de transfert à travers le passage par un deuil. Un remplacement définitif se fixe : une véritable prothèse, comme dit Szondi, vient suppléer et entre en fonction pour que se réalise, sans l’objet manquant et malgré sa perte (ou malgré ce qui manque à tout objet), ce qu’il était, ou mieux serait censé permettre.

On peut comparer ce substitut qu’est le fétiche avec d’autres formations substitutives, et ce parallèlement à ce qu’il en est du substitut maniaque.

Tout d’abord il opère tel un moyen magique (conformément à son acception étymologique). On connaît l’analyse que Freud a produite de la magie comme technique de l’animisme. Il conçoit cette mise en acte qu’est la pratique magique comme dérivation à partir de la satisfaction hallucinatoire du désir. Il y a déplacement d’accent, de la toute puissance du désir : «L’accent psychique se déplace des motifs de l’action psychique pour s’attacher à ses moyens, voire à l’action elle-même. Il serait peut-être plus exact de dire que ce sont les moyens dont il se sert qui donnent au primitif une idée de la grande valeur qu’il attache à ses actes psychiques. S’en tenant aux apparences, il est persuadé que c’est l’action magique qui, grâce à sa ressemblance avec ce qu’il désire, amène la réalisation de l’événement désiré.» (31) Le désir se surestime lui-même inflativement, se narcissise dans la toute puissance de la pensée. Sa mise en acte déplace cette surestimation sur la technique même de réalisation. Semblablement Szondi parle de transfert sur l’acte même : «Der Süchtige überträgt seine Unfähigkeit, eine Dualbindung zu unterbrechen, auf die Suchthandlung. Daher das Nicht-aufhören-Können» (32). Désirer devient volonté en acte que les voeux aient force de loi, qu’ils créent l’événement effectif, qu’ils passent de l’optatif à l’indicatif présent. La pratique est imitative : c’est un faire comme si déjà le désir s’accomplissait. En se dotant d’une telle technique, le désirant devient sujet actif qui a le pouvoir de faire que se réalise à son gré ce qu’il souhaite. L’acte d’auto-intoxication autant que celui de voler pourraient s’envisager en ce sens. Pas plus que la technique magique n’est satisfaction hallucinatoire, la prothèse dont parle Szondi n’est pas de l’hallucination : elle n’est point un membre fantôme. C’est un artifice d’ordre réel, substitut instrumental permettant que le manque subi ne prive pas de l’activité désirée, mise en cause par la perte. Il permet, dès lors, l’illusion de n’être point manquant, ou de ne l’être qu’en ayant de quoi y remédier absolument, de façon miraculeuse.

Le substitut maniaque/fétichiste peut aussi se comparer à l’objet transitionnel de Winnicott pour faire ressortir cette différence essentielle qu’il n’est justement pas un substitut de transition. Le transit s’y bloque comme si le but s’y trouvait déjà atteint. De même que la prothèse maniaque, «l’objet winnicottien, écrit O. Mannoni, obstrue ce qui manque à l’enfant, comble “matériellement” si on peut dire, le manque que laisse l’absence.» (33) Mais il s’outrepasse, son statut est celui d’intermédiaire, il permet qu’un espace se creuse, qu’une séparation s’instaure dans le même temps qu’un pont se lance pour une réunion par une relation et qu’une marge de manoeuvre se crée pour qu’un jeu s’y produise. Plutôt que d’ouvrir à la transitionnalité, le “Sucht-Mittel”, lui, conclut une fermeture. Il garantit un fonctionnement en circuit fermé de la réalisation pulsionnelle, en alimentant de réel l’auto-érotisme. Il tente de faire aboutir définitivement et de mettre un terme à la nécessité du déplacement-remplacement. En revanche, comme l’indique très bien Ph. Greenacre, «L’objet transitionnel, de quelque manière qu’il soit choisi, est le symbole tangible d’une relation passant par le changement.(...) Il est dans chaque cas significatif d’une période et du déroulement d’un processus.» (34)

On a pris l’habitude de situer le fétiche dans la généalogie de l’objet transitionnel, cependant il nous paraît surtout accomplir, au niveau du registre sexuel et de la crise qui le caractérise, la même fonction que le moyen maniaque dans la rupture du contact. Tous deux se font l’instrument d’un mécanisme de déni, articulé selon la logique propre au vecteur en cause. La “Verleugnung se produit là où une crise contraint à une épreuve de réalité, elle est façon de ruser (35) avec la réalité pour conserver, malgré son verdict, la croyance ou conviction narcissique à laquelle l’épreuve imposerait de renoncer.

Dans son article de 1927, Freud (36) décrit le fétiche comme un substitut qui hérite de l’intérêt porté à ce qu’il remplace (ce recueil d’héritage ne serait-il pas à entendre, comme dans la mise en acte magique, également tel un transfert, un transbordement de la dimension inflative-participative à la puissance d’avoir ?). Il permet de sauver, en lui donnant réalité, quelque chose qui s’avère n’avoir jamais existé en réalité, mais dont la “perte” est intolérable. Rôle qu’il joue par incarnation. Comme l’écrit J.-B. Pontalis : «Incarner : donner chair, comme si, à l’origine de l’instauration du fétiche, il y avait une non-satisfaction intolérable face à ce qu’offre — ou n’offre pas — l’objet d’amour» (37). Il incarne un objet imaginaire (le phallus maternel) en l’existence duquel on a cru et auquel on ne peut renoncer. Refus de renoncer pour pouvoir conserver la croyance, le déni est réaffirmation visant à apporter un démenti à la négation infligée à la croyance (38). C’est parce qu’il n’en est pas comme on l’imaginait et comme on le désirerait, c’est parce qu’on le sait bien qu’il faudra un substitut permettant de soutenir la conviction narcissique contre toute contradiction possible. Ce déni doit s’assurer d’une certaine réalité. La question de la croyance ou la croyance mise en question doit toujours se prouver, faire sa preuve contre l’épreuve de réalité, se trouver une solution définitive qui règle son compte à toute prétention du réel à la démentir, mais qui désormais devra se répéter telle indéfiniment. Le substitut atteste donc qu’il a dû y avoir substitution et qu’il n’est là qu’en remplacement de ce qui n’a jamais été réel, de ce qui n’est qu’imaginaire mais à quoi on a besoin de croire. On ne peut y renoncer, ni continuer d’y croire sans plus, sans lui donner une certaine réalité. En même temps ce substitut prétend dénier cette négation qui nécessite la substitution. Cette nécessité n’est acceptée que pour s’assurer d’un ultime substitut, dotant la conviction d’une certitude tangible.

S’il y a un substitut c’est parce que la réalité est connue. Le pouvoir primordial d’affirmation du réel persiste tout autant que cette double négation fondatrice qui pose et affirme la réalité comme n’étant pas l’imaginaire et l’imaginaire comme n’étant pas la réalité, fondant ainsi toute possibilité d’affirmer quoi que ce soit de ce qu’il en est. Ce qui pose et circonscrit l’imaginaire comme “autre scène” (O. Mannoni) (39). Le désir se produit sur fond de ce réalisme premier. En reprenant le langage inspiré des réactions-positions szondiennes, on pourrait dire de k+ qu’elle annexe ou détourne à son profit k- pour l’affirmation péremptoire d’une possession absolue, non négativable. Il y a fixation ayant la solidité et la pérennité d’un monument (selon le terme freudien) et doublement : fixation d’un quelque chose dans le réel et fixation d’une croyance à cette réalité.

A ce substitut Freud reconnaît d’autres avantages : «Le fétiche, dans sa signification, n’est pas reconnu par d’autres, c’est pourquoi aussi il ne lui est pas refusé, il est facilement abordable, la satisfaction qui y est attachée est aisée à obtenir. Ce que les autres hommes recherchent et ce pourquoi ils doivent se donner de la peine n’exige aucun effort du fétichiste.» (40) Le fétichiste ferait donc l’économie du passage par l’échange, de cette quête aventureuse, risquée, dans laquelle engage la séduction. Alors que constitutivement et étymologiquement, le symbole se partage, s’échange et se met en commun entre partenaires qui lient leur existence et leurs désirs au nom d’un contrat, d’un accord mutuel et réciproque, le fétiche, lui, est secret (41), privé, il appartient à l’“idios cosmos”, sous l’emprise absolue du sujet, de son désir «comme d’une puissance qui obéirait strictement aux moindres éclats du désir, comme d’une volonté sans obstacle» écrit Rosolato (42). Il n’offre aucune prise à autrui «comme pour le mettre à l’abri de tout examen, de toute influence, pour en faire ressortir la puissance d’ukase» (42). Et Clavreul d’ajouter : «La fonction du fétiche est de prouver que seule sa présence (aussi le pénis lui-même peut-il être fétiche) est cause de désir. (...) Le fétiche a sa valeur irremplaçable en ceci que le pervers est assuré qu’il ne sera pas manquant, et que, grâce à lui, le désir ne sera pas manquant.» (43) Aussi «C’est bien sur ce point que porte le désaveu du pervers : ce n’est pas un manque qui est cause du désir, mais une présence (le fétiche)» (44). Le sujet a (en son pouvoir) le fétiche sans qu’on puisse l’en priver, sans qu’il puisse en manquer, sans qu’il ait à le recevoir ou à l’obtenir, sans que l’ayant il le doive à quiconque, sans qu’il faille le légitimer, sans que cette possession ait à être médiatisée en rapport à autrui.

En guise de conclusion, remarquons ceci : grâce à de tels substituts, qu’il s’agisse du fétiche ou du moyen maniaque (dont nous venons de souligner certains traits communs, tout en sachant que chacun opère cette fonction équivalente en des registres existentiels différents) la réalité n’importe plus pour quelqu’un qui prétend ainsi à une preuve, soustraite à quelque récusation que ce soit, d’une réalisabilité toujours assurée du comble du comblement ou de la complétude narcissique (p+). Quelle que soit la réalité, quoi qu’il en soit de la sexuation (et de ses implications) comme de la rupture du contact, le sujet se dote de quoi “restituer” ou instituer à jamais le sens qu’avaient pour lui la croyance au phallus maternel ou l’aspiration à un contact d’union “duelle”.

En ce point, il nous faudrait reprendre l’indication fournie par cette idée d’une transposition sur l’agir même, en analysant les formes spécifiques du recours à l’acte dans la psychopathie et dans la perversion. Tel sera le thème d’un prochain développement.

NOTES

(1) KINABLE, J., Abords de la psychopathie, Louvain-la-Neuve, Cabay, Cahiers des Archives Szondi, 5, 1984.

(2) SZONDI, L., Introduction à l’analyse du destin, Tome 2 : Psychologie spéciale du destin, traduction de l’allemand par J. Melon, J.-M. Poellaer et Cl. Van Reeth, Bruxelles, Ed. Nauwelaerts, Coll. Pathei Mathos, 1983, pp. 177-201.

(3) LEKEUCHE, Ph., Pathologie du vecteur contact, Fortuna, 7, Bulletin du groupe d’études szondiennes de Montpellier, décembre 1989, pp.49-70.

(4) SCHOTTE, J., Comme dans la vie, en psychiatrie... Les perturbations de l’humeur comme troubles de base de l’existence, in Szondi avec Freud. Sur la voie d’une psychiatrie pulsionnelle, Bruxelles, De Boeck, Bibl. de pathoanalyse, 1990, pp.173-213.

(5) KINABLE, J., Pulsions à l’oeuvre, moi à l’ouvrage ou hors circuit, communication inédite présentée au XIIe Congrès International de l’Association Internationale de Recherche en Psychologie du Destin, Liège, 1-3, novembre 1991.

(6) THUILLIER, P., L’homosexualité devant la psychiatrie, in La Recherche, vol.20, n°213, septembre 1985, pp. 1128-1139.

(7) SZONDI, L., op.cit. (2), p. 184.

(8) SZONDI, L., op.cit. (2), p. 44.

(9) SZONDI, L., Triebpathologie, Erster Band : Elemente der exakten Triebpsychologie und Triebpsychiatrie, Bern, Hans Huber, 1952, p. 425.

(10) SZONDI, L., op.cit. (9), pp. 421-422.

(11) KINABLE, J., Au contact de... : sens en émoi et aube du moi, in J. SCHOTTE (éd.) Le Contact, Bruxelles, De Boeck, Bibl. de pathoanalyse, 1990, pp. 25-44.

(12) KINABLE, J., Sentir et érogenèse : du contact à l’éveil sexuel, in P. FEDIDA et J. SCHOTTE (Textes réunis par) Psychiatrie et existence, Grenoble, J. Millon, Coll. Krisis, 1991, p. 311.

(13) FREUD, S., La création littéraire et le rêve éveillé, in Essais de psychanalyse appliquée, traduction de l’allemand par M. Bonaparte et E. Marty, Paris, Gallimard, 1933, p. 71.

(14) FLORENCE, J., L’identification dans la théorie freudienne, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1978, p. 63 et p. 105.

(15) KINABLE, J., Le sens de la délinquance, in Acteur social et délinquance. Hommage à Christian Debuyst, Bruxelles-Liège, P. Mardaga, 1990, pp. 375-395.

(16) KINABLE, J., op. cit. (11).

(17) FREUD, S., Totem et tabou, traduction de l’allemand par S. Jankélévitch, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1965, p. 32.

(18) ANZIEU, D., Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985, p. 148.

(19) KINABLE, J., op. cit. (12).

(20) SZONDI, L., op. cit. (2) p. 53.

(21) KINABLE, J., op. cit. (12) p. 314.

(22) SZONDI, L., op. cit. (2) pp. 53-54.

(23) SZONDI écrit, à propos du trouble de l’avoir typiquement pervers qu’il «se manifeste subjectivement chez le pervers en ce sens qu’il ne parvient pas à l’assurance de posséder effectivement l’objet sexuel. Ce défaut de certitude quant au sentiment d’avoir le pousse à s’approprier quelque chose de substantiel, de matériel, qu’il puisse saisir en main et dont il puisse disposer à son gré. Cette recherche d’assurance est le plus clairement manifeste chez les fétichistes...», op. cit. (2), pp. 50-51.

(24) BONNET, G., Les perversions sexuelles, Paris, P.U.F., Que sais-je ?, 1983.

(25) BONNET, G., op. cit. (24) p. 42.

(26) BONNET, G., op. cit. (24) p. 52.

(27) BONNET, G., op. cit. (24) p. 53 - les notes entre crochets sont de l’auteur du présent article.

(28) SZONDI, L., op.cit. (2) p.51, même remarque que pour la note précédente.

(29) BONNET, G., op. cit. (24) p. 78.

(30) BONNET, G., op. cit. (24) p. 80.

(31) FREUD, S., op. cit. (17) p. 99.

(32) SZONDI, L., op. cit. (9) p. 425.

(33) MANNONI, O., La part du jeu, in L’Arc n°69, 1977, p. 42.

(34) GREENACRE, Ph., L’objet transitionnel et le fétiche, essentiellement du point de vue du rôle de l’illusion, in Revue française de psychanalyse, Tome XLII, 2, mars-avril 1978, Paris, P.U.F., p. 287.

(35) Freud qualifie de “rusée” la façon qu’à le fétichiste de traiter la réalité, épithète que les traducteurs précisent comme porteuse des « marques péjoratives de malhonnêteté et de mauvaise foi, de “petite” astuce qui n’en impose pas ».

FREUD, S., Le clivage du moi dans le processus de défense, in Résultats, idées, problèmes II 1921-1938, traduction de l’allemand sous la direction de J. Laplanche, Paris, P.U.F., 1985, p. 286.

(36) FREUD, S., Le fétichisme, in La Vie sexuelle, traduction de l’allemand par D. Berger, J. Laplanche et collaborateurs, Paris, P.U.F., 1969, pp. 133-138.

(37) PONTALIS, J.-B., Présentation, in Nouvelle revue de psychanalyse n°2, automne 1970, Paris, Gallimard, p. 8.

(38) Freud considère que la croyance est à la fois conservée et abandonnée : quand même conservée, à condition d’être transformée, alors même que le sujet sait bien, réalité à l’appui, qu’en fait il n’en est rien, cette croyance instaure l’existence du fétiche qui vient se substituer à elle, intervenant en ses lieu et place. Aussi O. Mannoni précise-t-il que la formule “je sais bien, mais quand même” par laquelle s’exprime cet abandon-conservation de la croyance, « le fétichiste ne l’emploie pas en ce qui concerne sa perversion : il sait bien que les femmes n’ont pas de phallus, mais il ne peut y ajouter aucun “mais quand même” parce que pour lui, le “mais quand même” c’est le fétiche »*.

Dès lors nous pourrions dire, en variant la formule dans le sens où le fétichiste la transforme, que ce que le fétiche permet au sujet de se dire, c’est : “peu importe la réalité, j’ai de quoi...”. Quelle que soit la réalité, quoi qu’il en soit de la différence des sexes, le sujet se dote de quoi faire comme si le phallus maternel existait réellement même s’il n’existe pas. Ce “quoi qu’il en soit” (de la menace de castration, dirait aussi Freud — menace sur laquelle le sujet ne se prononce pas et se dispense d’avoir à le faire car, grâce au fétiche, ce n’est plus nécessaire : elle peut être vraie ou fausse, cela n’a plus aucune importance) peut se trouver exprimé par l’objet-fétiche même qui se constitue tel un masque. A ce propos, Freud cite un cas très suggestif de fétichisme du sous-vêtement, en tant que cache-sexe : « Selon les documents de l’analyse cela signifiait aussi bien que la femme était châtrée ou qu’elle n’était pas châtrée et cela permettait par surcroît de supposer la castration de l’homme, car toutes ces possibilités pouvaient parfaitement se dissimuler derrière la gaine dont l’ébauche était la feuille de vigne d’une statue vue dans l’enfance. Un tel fétiche doublement noué à des contraires est naturellement particulièrement solide. »** Ainsi peut s’affirmer de la réalité l’une des possibilités contradictoires aussi bien que l’autre. Qu’on doive en affirmer une à l’exclusion de l’autre, quelle que soit l’éventualité qui se vérifie dans la réalité, cela importe peu du moment que le sujet est en possession du fétiche.

* MANNONI, O., Je sais bien, mais quand même..., in Clefs pour l’imaginaire ou l’autre scène, Paris, Seuil, Le champ freudien, 1969, pp. 11-12.

** FREUD, S., op. cit. (36) p. 137.

(39) MANNONI, O., op. cit. (38)*.

(40) FREUD, S., op.cit. (36) p. 133.

(41) CLAVREUL, J., participation aux discussions in collectif : Le désir et la perversion , Paris, Seuil, 1967, pp. 50-51.

(42) ROSOLATO, G., Le fétichisme dont se “dérobe” l’objet, in Nouvelle revue de psychanalyse n°2, Paris, Gallimard, 1970, p.36.

(43) CLAVREUL, J., op. cit. (41) p. 52.

(44) CLAVREUL, J., Le couple pervers, in op. cit. (41) p. 104.

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