L. Szondi


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Le « Moi » à son paroxysme…

Le « Moi » à son paroxysme

Alain LAROME

Maxime LECAMP

(Dijon)

 

 

Nuages rapides, flotte aérienne,

Que ne peut-on voyager, voguer avec vous1

 

W. Benjamin

 

 

 

Le paroxysme est une création szondienne qui ne saurait être contenue dans l’étroitesse d’un seul vecteur. En promouvant le « Moi » paroxysmal, Szondi en fait plus qu’une simple incrustation du paroxysme dans le « Moi ». Il le présente dialectiquement comme une tentative d’ébranlement de soi, une tentative de remise en mouvement, le qualifiant de fugueur.

 

Dans notre relecture de l’Homme aux Rats2, le plus szondien des cas princeps, nous avons été particulièrement impressionnés par le mouvement qui imprègne cette cure, sensible à cette errance dans l’espace. Autour du champ de bataille, Ernst Lanzer, jeune juriste, s’adresse dès octobre 1907 à Freud afin d’y solutionner ce fameux complexe paternel. La comédie de la restitution, « le voyage au bout de la nuit » du champ de manœuvre de Presmyl Spas à Vienne illustre le concept szondien de « Moi » fugueur. Ces éternelles hésitations, ce va et vient incessant, constituent la trame paroxysmale de cette névrose obsessionnelle. C’est un peu la guerre avant la guerre mais on en connaît la fin tragique rapportée par Freud à la fin de la cure. « Le patient auquel l’analyse qui vient d’être rapportée restitua la santé psychique a été tué pendant la grande guerre, comme tant de jeunes hommes de valeur sur lesquels on pouvait fonder tant d’espoir » (note de 1923).

 

Ce conflit interpelle un autre soldat, le peintre Ernst Ludwig Kirchner (1880 – 1938).

Connu comme la personnalité dominante de la communauté d’artistes « Die Brücke »3 à Dresden, cofondateur de l’expressionnisme allemand, Kirchner se porte « volontaire involontaire » pour cette grande guerre. Il développe rapidement un état délirant persécutif d’essence paroxysmale. L’autoportrait en uniforme, que nous commenterons (1915), traduit sa perplexité et son inquiétante étrangeté.

 

Kirchner ne pouvant plus travailler que la nuit, se détourne du nu, sa créativité est comme éteinte. Souffrant de symptômes de folie de la persécution ainsi que de la phobie de guérir et d’être renvoyé à la guerre, il est admis à Kreuzlingen chez Binswanger (hivers 1917 – 18).

Soigné, il continue à peindre comme en témoigne la tête du Docteur Ludwig Binswanger avec les jeunes filles4, gravures sur bois (1917/18).

Comme Van Gogh, Münch, il révèle sa haine des formes picturales guindées et classiques. A Dresden de Winckelman (1754) à Kirchner (1917) se déploie un conflit entre l’antique et le moderne soit cette nécessité intérieure de briser la contemplation passive de la normativité grecque. Chez Kirchner comme pour Van Gogh, le paroxysme se révèle comme du « démonique » soit cette tendance à s’affirmer sans repos au regard de l’absolu dans l’effroi et le ravissement ». Le péril dans la demeure du « Moi » est immanent et le sédentaire retrouve son instinct de nomade ou de criminel.

 

Nous avons traduit et commenté avec le Docteur Patrick Bantman5, le fameux cas Wagner qui marque le développement de la criminologie et la question controversée de l’irresponsabilité. Le matin du 04 septembre 1913, Ernst Wagner, 39 ans, Professeur qui avait une vie familiale irréprochable, assassine sa femme et ses quatre enfants. L’acte accompli, il partit pour Mulhouse où il avait habité, y alluma quatre incendies, se met à tirer « tel un soldat de la grande guerre » sur tous les passants du sexe masculin, huit furent tués, douze blessés grièvement. Ces crimes qui lui apparaissaient comme une obligation morale furent mis sur le compte d’une paranoïa par les experts Bleuler parla de « paranoïa légitime ».

 

Kretschmer s’interroge « qu’est ce que ce grand criminel, dont la maladie se termine par un meurtre collectif, le plus grand de l’histoire de la criminologie »6. Wagner revendiquait sa responsabilité mais il mourut dans un asile en 1938.

 

L’Homme aux Rats, dont le père prophétisait face à ses colères d’enfants « ce petit là sera ou bien un grand homme ou bien un criminel »7 va devenir un juriste névrosé dont les impulsions à faire du mal apparaissent électivement lorsqu’il s’agit de droit pénal.

 

La prédiction paternelle.

 

            Un autre épisode retient notre attention dans la mesure où il vient mettre en lumière le déterminisme de ce que Szondi aurait pu nommer "l'ergotropisme", "l'opérotropisme", le choix professionnel. Un jour son père le bat, le petit Ernst fait alors une colère et l’injurie à l'aide des mots dont il dispose. Il refuse l'intervention paternelle. A ce moment son père répond de bien curieuse façon, comme s'il se trouvait dominé par son fils, comme si celui ci l'excédait par avance, et fait cette prédiction: mon fils sera un grand homme ou un grand criminel.[1]

            L'Homme aux Rats va réussir à réaliser la prédiction de son père en conjoignant les deux facettes de sa prophétie, la réussite d’une part (un grand homme) la dimension de la loi d’autre part (le crime) et deviendra juriste : le Dr Lanzer. Ce en quoi la dialectique d’homme moral qui lui est propre -mais d'un homme moral particulier dans la mesure où le devoir qu'il s'impose est adressé à lui-même, obéissant à sa loi singulière- vient le situer ici sous les auspices du vecteur P tel qu'illustré par l'exemple de Dostoïevski et de ses "Frères Karamazov". Cependant, et même si l'affinité de l’Homme aux Rats avec ce vecteur n'est pas à mettre en doute, Szondi réfère très distinctement la névrose obsessionnelle aux troubles du moi et plus particulièrement à la position k+/- p 0. La névrose obsessionnelle est ainsi désignée par lui, et par opposition à l’hystérie -mais aussi à la phobie et l'épilepsie, qu'il qualifie de névroses paroxysmales- comme la névrose du moi. D'ailleurs, dans son test, il ne fera pas figurer de patients obsessionnels.

 

            Si nous devons analyser ce clivage vertical du moi, nous pourrions ainsi distinguer deux tendances : le refoulement k-p0 où le désir (sadique, haineux, e-) est nié et l’introjection k+p0 où le moi s'incorpore une série de conduites qui visent à donner une issue satisfaisante aux exigences pulsionnelles par le biais de formations réactionnelles (e+). Leur combinaison produit le doute, l'ambivalence, l'indécision et l'incapacité à prendre position.

            Quant à p0, cette position signifie que la question de l’être est évacuée. Plus exactement, selon l'expression de Jean Mélon "l'obsessionnel isole la question du désir d’être".

 

            Cette scène, celle de la colère contre le père, avait produit une telle impression sur lui qu'il en était devenu lâche nous dit Freud "par crainte de la violence de sa propre rage" (5 Psy p 233). Il avait refoulé cette rage si profondément qu'il la croyait, avant que Freud n'éveille ce souvenir, impossible. Ensuite, et via l'instrument du transfert que cette analyse mit en exergue, il se mit à insulter Freud.

            Le désir de l'Homme aux Rats, ce souhait de mort proféré quinze ans avant qu'elle n'advienne, implique la destruction de l'Autre. Mais lorsque celle ci advient il vient se l'attribuer et s'attribue par là même une pensée toute puissante. "Son amour -ou plutôt sa haine- est vraiment tout puissant : ce sont justement ces sentiments qui produisent les obsessions dont il ne comprend pas l'origine et contre lesquelles il se défend sans succès" (5 Psy p 252). Ses fantasmes, son extension à l'au-delà de ses inquiétudes obsédantes, ses dénégations ne sont là que pour rendre cette mort non advenue et refouler l'expression du désir parricide.

 

Wagner, l’Homme aux Rats, Kirchner, chacun sur des plans différents plaident pour une haine, un relativisme des Formes et des Normes. A la même époque, Proust 19078, produit un écrit de circonstance étonnant : sentiments filiaux d’un parricide où il fait preuve d’une fascination pour ce meurtre.

« Au fond, écrit Proust, nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons, par l’inquiète tendresse elle-même que nous inspirions et mettons sans cesse en alarme ».

 

Haine des formes et des normes, Ernst Lanzer se métamorphose en névrosé, Wagner plaide ouvertement pour un relativisme des valeurs, il veut retourner au champ de bataille, ne voyant pas de différence entre ses propres crimes « interdits » et ceux prescrits et recommandés par l’Allemagne en guerre et il ajoute « la souffrance du Nazaréen (le Christ) une goutte d’eau dans l’océan à côté de la mienne ! ».

Bref, à l’instar de Eichmann9, il plaide pour la banalité du mal, la fragmentation de l’éthique. Il n’est pas cet apôtre noir de la criminologie mais un homme gris comme les autres10.

 

Le paroxysme qui métamorphose le « Moi » fait que l’Homme par un retour exclusif sur lui-même devient son propre champ d’expérimentation. Sa liberté se pense comme une pure indépendance. Je fais, donc je suis. Sa liberté est pensée naïvement comme une chose en soi. L’acte est réduit à sa seule valence paroxysmale érigée en dogme.

 

Pourtant, en ce qui concerne la névrose obsessionnelle, Szondi, dans son approche des formes d'existence, va mettre l'accent sur ce qu'il considère comme un trait majeur de cette pathologie : l'indécision. Il met ainsi en exergue simplement l’hésitation entre l’affirmation et la négation d'une tendance : +/-. Il règne chez le sujet un débat permanent dans un climat de doute qui, contrairement à celui de Descartes, ne vise et n'aboutit à aucune certitude quant à son être, à aucun "je suis". Voila pour Szondi le cœur du problème, ce qui l’arrête. Car au fond la question que pose l’obsessionnel est celle de l’être : suis-je mort ? suis-je vivant ? "Etre ou ne pas être" pour le dire comme Hamlet. Mais la façon dont il la pose empêche toute décision et toute réponse. Ernst quant à lui s’y intéresse tant que son entourage le surnomme bientôt "l'oiseau charognard" de par sa présence soutenue aux enterrements.

De la haine au père, transformée en grande appréhension obsédante chez l’Homme aux Rats, à celle de Wagner pour qui ses crimes apparaissaient comme une obligation morale ou la peur panique et délirante de Kirchner face à la grande guerre, se dessine comme une trame paroxysmale, un noyau commun confrontant le moi au péril de sa dissolution.

 

NOTES DE TRAVAIL

 

1 - Allusion à Schiller, dans Benjamin écrits autobiographiques, choix essais, p 402 ;

2 - Larome A., Le monde de l’obsessionnel, errance ou aventure (à propos des 90 ans de l’analyse de l’Homme aux Rats »). Conférence donnée le 28.11.1997 à U.C.L., Bruxelles (inédit) ;

3 – L’expressionnisme, une révolution artistique allemande, D. Elger, Taschen, 1998 ;

4 – Binswanger T, Ausgewählte Werke, Band 1, Formen missglüchten Daseins, R Asanger, Heidelberg, 1992 ;

5 – Les paranoïaques et la loi, P. Bantman, thèse Paris, 1979 ;

6 – Paranoïa et sensibilité, P.U.F., p 190 ;

7 – Freud Sigmund, Hawelka, l’Homme aux Rats, Journal d’une analyse, Paris, 1985 ;

8 – Proust, Pastiches et mélanges, p 196 ;

9 – Notre discussion avec R. Brauman autour de son livre, « Eloge de la désobéissance à propos d’ »un spécialiste » Adolf Eichmann (Juin 1999) ;

10 - Se référer à notre travail autour de l’œuvre de Kelsen et de la Norme Fondamentale, 1979 (inédit) ;

11 – L’ensemble des cours de Schotte, notamment le Clivage du Moi chez Szondi (1969 – 1970) mais aussi Van Reeth, dans Psychiatries, n° 43 – 44 – 1981/1, épilepsie et paranoïa p107 et bien sûr Szondi dans Ich. Analyse, S 85 ;

12 – Binswanger Ludwig, Henrik IBSEN et le problème de l’autoréalisation dans l’art, traduction Michel Dupuis, De Boeck, Bruxelles, 1996 ;

13 – Gattinari, Larome, Délire mystique : maladie de la foi ? Annales médico-psychologiques 1991, n° 55, p 451.



[1] Freud, dans "Totem et Tabou" , avance l’idée selon laquelle, pour être un grand homme, il faut tuer le père.

© 1996-2002 Leo Berlips, JP Berlips & Jens Berlips, Slavick Shibayev