KARAMAZOV ET CIRCUIT P DE SCHOTTE [1].
- UNE ÉTUDE SZONDIENNE DU
CHEF-D’ŒUVRE DE DOSTOIEVSKI -
Par Philippe Lekeuche
En 1975, Jacques Schotte
“découvrit” les circuits pulsionnels tels qu’ils fonctionnent dans le
“Triebbild” de Léopold Szondi. Dans cet ensemble de quatre vecteurs, le
vecteur Paroxysmal ou vecteur des affects articule la problématique
hystéro-épileptique telle qu’elle recouvre, au plan
anthropologico-clinique ainsi que Freud et Szondi ont pu le montrer, la
question soulevée par le sujet dans le complexe d’Oedipe en tant qu’il
conjoint à la fois le désir de la mère et le désir
du parricide [2]. C’est la
raison pour laquelle nous avons voulu tenter, dans les pages qui suivent, une
lecture szondienne de “Les frères Karamazov” de
Dostoïevski. Le dernier roman du grand écrivain russe raconte en
effet l’histoire d’un parricide et il nous importait de savoir si le circuit
paroxysmal pouvait éclairer la structure du roman et si l’oeuvre
littéraire pouvait en retour adéquatement renouveler la
sphère conceptuelle du vecteur P. Mais avant de la commenter plus avant,
nous présentons l’esquisse de notre lecture szondienne des frères
Karamazov dans le tableau suivant:
I. SMERDIAKOV, MITIA, YVAN, ALIOCHA OU LA TOPIQUE D’UNE FRATRIE. - LE MOUVEMENT
GÉNÉRAL DU CIRCUIT
Smerdiakov forme le radical des
frères Karamazov (e-) : il est présent au fond de ses trois
frères. Il est le négateur par excellence : il apprend au petit
Illioucha à tuer le chien Scarabée; l’enfant en mourra de
chagrin. Smerdiakov n’est pas seulement parri-cide, sui-cide, il est aussi
infanti-cide : il s’attaque au fondement du Monde (la paternité) et au
fond du Monde, c’est-à-dire à l’enfance, la réserve du
Monde, à ce qui, dans notre culpabilité, nous reste d’innocence.
Smerdiakov tue l’innocence du petit Illioucha et le culpabilise à mort.
Smerdiakov hait tout, y compris lui-même.
Sa haine prend le masque de
l’indifférence : il ne s’intéresse à rien, tout le
dégoûte (bien qu’il soit un excellent cuisinier). Taiseux,
insociable, arrogant, il méprise tout le monde. Le propre de la haine
est de faire table rase de toutes les valeurs. Smerdiakov est l’homme de
l’“à quoi bon ?”, du “tout m’est égal”. Dans le livre III, le
chapitre 7 intitulé “Une controverse” nous montre un Smerdiakov
théoricien : pour lui, il n’existe rien de définitif, rien de
fondé, tout se vaut, tout est dérisoire. La thèse qu’il
défend est la suivante : qu’un chrétien souffre le martyre ou
renie le Christ pour sauver sa vie, pour un chrétien mis en demeure de
choisir, c’est du pareil au même. Tout est égal.
Berdiaeff écrit que Smerdiakov est
une “caricature informe et lamentable” de l’âme russe. Mais qu’est-ce
qui forme le fond de l’âme russe ? Quelle est la géographie
de cette âme si semblable à la géographie de la terre russe
? Citons encore Berdiaeff : “L’autodestruction et l’autoconsomption sont en
Russie des traits nationaux” [3, 20]; et reprenant Dostoïevski : «“Le
nihilisme est apparu chez nous, écrit Dostoïevski dans son carnet,
parce que nous sommes tous nihilistes”. C’est ce nihilisme qu’il étudie
jusqu’au fond, nihilisme qui n’est, encore une fois, qu’un apocalyptisme
renversé”» [p. 18].
Revenons à la géographie :
la terre russe est plaine, toundra, steppe, que rien, en apparence, ne vient
limiter. “Le défaut de forme” - de leur terre, de leur âme -
abolit chez les russes tout véritable instinct de conservation : “ils se
détruisent, se consument eux-mêmes pour un rien, il disparaissent
dans l’espace” [p. 203]. En cette terre russe, en cette âme russe, tout
est égal, tout est suicidaire; tel est son fond, tel est Smerdiakov, sa
caricature informe. Smerdiakov nie qu’il y ait quelque chose à nier,
c’est pourquoi j’ai dit qu’il était le négateur par excellence.
C’est à peine si le père Karamazov existe pour lui : il le sert,
il lui est fidèle, il le protège et en même temps il le tue
pour faire plaisir à Yvan (et donc, du même coup, perdre ce
dernier). Smerdiakov ne vit pas dans l’indifférence mais dans l’indifférenciation
haineuse primordiale dans laquelle une chose égale l’autre, une
chose détruit l’autre, etc... On retrouve cette indifférenciation
haineuse primordiale dans la crise d’épilepsie et le suicide (cf.
l’analyse de Freud : “Dostoïevski et le parricide”) : tuer l’autre revient
à se tuer soi-même, tuer soi-même revient à tuer
l’autre. Le suicidaire s’envoie au diable avec le monde entier.
Mitia affirme que ce Smerdiakov
nie : il affirme la nécessité de nier, de s’opposer aux
prétentions de son père à l’égard de Grouchegnka.
Quel est pour lui le statut de ce père ? Ce père est un rival, un
faux-frère, un “double”. La deuxième position de notre
circuit est celle d’un sujet narcissique, au sens du stade du miroir : le
rival, sa propre image, est à la fois haï et adulé. Lorsque
cette position s’accentue, il se produit un dédoublement tel celui qui
suit la régression d’Yvan Karamazov après ses entretiens avec
Smerdiakov, à l’hôpital. Lorsque cette position n’est pas
accentuée, elle est celle de la rivalité fraternelle,
narcissique, en miroir. C’est le cas entre Mitia et son père. Le roman
ne laisse subsister aucun doute sur la nature des relations entre les deux
hommes [3] :
a) au début du roman, la famille
Karamazov et l’une ou l’autre de ses relations sont réunies dans la
cellule du starets Zossime; Mitia et son père font une scène.
Chacun exprime le désir de tuer l’autre dans un rapport duel :
“- En duel ! glapit de
nouveau le vieux, haletant et bavant à chaque mot.”
“- Pourquoi un tel homme
existe-t-il ? rugit sourdement Dmitri Fiodorovitch, (...)” [1, 123]
Tous les deux sont en rivalité pour la
possession de Grouchegnka.
b) par rapport à la question de la
limite à franchir ou à ne pas franchir, la position de
Mitia est identique à celle de son père; Rakitine dit à
Aliocha, en parlant de Dmitri :
“ Chez ces gens très
honnêtes, mais sensuels, il y a une ligne qu’il ne faut pas franchir.
Autrement, il frappera même son père avec un couteau.” [1, 130]
Quant au père Karamazov, il nous est dit de
lui qu’“il ne dépassait jamais certains limites, ce qui ne laissait pas
de le surprendre.” [1, 140]. Mais une fois la limite franchie, plus rien ne
l’arrête :
“Puisque j’ai commencé,
il faut aller jusqu’au bout” [1, 14]
“Et bien qu’il sût parfaitement que tout ce
qu’il dirait ne ferait qu’aggraver cette absurdité, il ne put se
contenir et glissa comme sur une pente.” [1, 143].
Dès qu’une certaine limite est
franchie, plus rien n’arrête Mitia et son père.
c) La perte de la maîtrise,
l’enfoncement, le glissement sur une pente, voilà autant de traits qui
révèlent le masochisme d’une telle position. Le
père Karamazov déclare au starets :
“Oui, oui, j’ai pris plaisir
toute ma vie aux offenses, pour l’esthétique, car être
offensé, non seulement, ça fait plaisir, mais parfois c’est beau
!” [1, 84]
ou encore :
“A maintes reprises, au cours
de sa carrière, Fiodor Pavlovitch risqua d’être battu, et
même cruellement;” [1, 148]
Quant à Mitia, parlant de lui-même au
passé, il dit :
“J’étais alors un vrai
casse-cou” [1, 171]
et présentement :
“Quand je roule dans
l’abîme, c’est tout droit, la tête la première; il me
plaît même de tomber ainsi, je vois de la beauté dans cette
chute. Et du sein de la honte j’entonne un hymne.” [1, 166]
d) Un quatrième trait semble
trahir le rapport en miroir entre Mitia et son père. Mitia
déclare à Aliocha :
“Peut-être le tuerai-je,
peut-être ne le tuerai-je pas. Je crains de ne pouvoir supporter son
visage à ce moment-là. Je hais sa pomme d’Adam, son nez, ses
yeux, son sourire impudent. Il me dégoûte. Voilà ce qui
m’effraie, je ne pourrai pas me contenir.” [1, 185]
Mitia et son père se
reflètent l’un dans l’autre et se détestent mutuellement. Ils
s’observent en détail, s’épient, sont voyeurs l’un de l’autre (la
femme Grouchegnka étant toujours présente à l’horizon). La
rivalité narcissique en miroir s’inscrit dans une structure triadique
impliquant à l’arrière-fond la présence de l’objet
d’amour. L’ambiguïté d’une telle structure est telle que l’obstacle
tend toujours à devenir objet alors que l’objet constitue
déjà une manière d’obstacle. Le rapport à l’objet
est secondaire, ce qui prime, c’est le rapport au rival. L’objet est
contaminé, il est lui-même objet de rivalité : il existe un
combat entre Mitia et Grouchegnka, entre le père Karamazov et
Grouchegnka : pour sauvegarder son narcissisme, chacun blesse l’autre. Il
s’agit du narcissisme au sens imaginaire du terme :
“je veux me sentir complet ou
complète, intègre, entier ou entière”
Et effectivement, tant Mitia que son père
veulent apparaître comme des individus entiers. A propos du désir
parricide de Mitia, le séminariste Rakitine déclare à
Aliocha :
“Je n’aurais rien vu, si je
n’avais compris aujourd’hui Dmitri Fiodorovitch, ton frère, d’un seul
coup et en entier, tel qu’il est, d’après une certaine ligne.” [1, 130]
e) Je signalerai enfin brièvement
que Dostoïevski marque explicitement, par une série de traits qu’il
leur confère, la forte ressemblance entre Mitia et Fiodor : tous les
deux sont qualifiés de “fêtards” [1, 45-46]; ce sont des
“voluptueux”, “avec des passions vives” [id.]; tous les deux fréquentent
assidûment les cabarets, faisant scandale, exhibant leurs passions
et leur dépit (Fiodor : [1, 4]; Mitia : [2, 394]; tous les deux sont des
spécialistes des sorties et des entrées
brusquées (Dmitri : [1, 44] et [1, 69]) : “Dmitri, qui n’avait jamais
été chez lui et ne l’avait jamais vu, - NB : le starets -
pensa qu’on voulait l’effrayer de cette façon; mais comme lui-même
se reprochait secrètement maintes sorties fort brusques dans sa querelle
avec son père, il accepta le défi” ; quant à Fiodor : “Il
parut dans la salle à manger au moment où, la prière
finie, on allait se mettre à table. Il s’arrêta sur le seuil,
examina la compagnie en fixant les gens bien en face et éclata d’un rire
prolongé, impudent :
“Ils me croyaient parti, et me
voilà!”
cria-t-il d’une voix retentissante.
Les assistants le
considérèrent un instant en silence, et soudain, tous sentirent
qu’un scandale était inévitable” [1, 140]. Un dernier trait
commun aux deux hommes est à signaler : chez tous les deux, il existe un
décalage entre ce qu’ils vivent à l’intérieur
d’eux-mêmes et ce qu’ils expriment au-dehors; de Dmitri, il est
écrit : « Même lorsqu’il était agité et parlait avec
irritation, son regard ne correspondait pas à son état
d’âme. “Il est difficile de sa voir à quoi il pense”, disaient
parfois ses interlocuteurs. Certains jours, son rire subit, attestant des
idées gaies et enjouées, surprenait ceux qui, d’après ses
yeux, le croyait pensif et morose.» [1, 115]; quant à Fiodor, son
père, voici ce que nous dit Dostoïevski : « il y a chez les vieux
menteurs qui ont joué toute leur vie la comédie, des moments
où ils rentrent tellement dans leur rôle qu’ils tremblent et pleurent
vraiment d’émotion, bien qu’au même instant, ils puissent se dire
(ou bien tout de suite après) : “Tu mens vieil effronté, tu
continues à jouer un rôle malgré ta sainte colère”»
[1, 123].
Résumons brièvement la
deuxième position de notre circuit, celle qu’occupe
préférentiellement Mitia Fiodorovitch Karamazov dans le rapport
à son père : c’est une position de rivalité narcissique en
miroir, teintée de masochisme, caractérisée par la
désintrication pulsionnelle (dissociation de la haine et de la
sensualité), position de bouffonnerie (comédie, brusques
entrées et sorties), accompagnée d’une dissociation entre ce qui
est vécu à l’intérieur (sensation) et ce qui est
exprimé au-dehors (perception), et cela, bien que le sujet se veuille
“entier”.
Quelle est alors la différence entre
la première position (Smerdiakov) et la deuxième position (Mitia) ?
Comme nous l’avons dit, par rapport au
père Karamazov, Smerdiakov ne se situe pas comme rival. Mitia affirme sa
haine, il affirme que les prétentions du faux-frère, du
faux-jeton sont à nier. Smerdiakov va jusqu’à nier sa haine (qui
au début du roman prend le masque de l’indifférence, de la
froideur, avant de sourdre peu à peu quoique toujours contenue,
excepté au moment du meurtre), haine qui se trahit déjà
dans ce halo d’indifférenciation haineuse primordiale qui l’entoure
(haine de Dieu, de la Russie, du sens même de la vie), halo dont le plus
fort contraste est l’auréole d’Aliocha, halo de haine qui est
à l’auréole ce que l’”apocalyptisme renversé” (Berdiaeff)
est à l’apocalyptisme affirmé (l’apocalypse signifiant la
révélation - de Dieu -, on peut penser qu’en parlant
d’”apocalyptisme renversé” à propos de Smerdiakov, Berdiaeff nous
donne à entendre que, pour Smerdiakov, ne peut se révéler
que le néant).
Mitia est un “chaud lapin”. Il vit
passionnément et exprime ses affects. C’est le plus sensuel des
frères Karamazov. C’est un Don Juan, un coureur de jupons. Des quatre
frères, il apparaît comme étant le plus mobilisable,
à tel point qu’il ne sera pas seulement lui-même mais aussi
Smerdiakov, Yvan et Aliocha (à la fin du roman). Hystérique, on
peut déjà dire qu’il l’est, au sens où il s’exhibe en ce
que Szondi appelle un “flux d’affect hystériforme”, une tempête de
mouvement quand, débordé par l’angoisse de conscience
(Gewissensangst), il la décharge dans un éclat, un scandale,
toute une scène, s’attirant la réprobation de tous.
Yvan Fiodorovitch Karamazov occupe
la troisième position de notre circuit. C’est, de tous les
frères, la plus tragique figure. Tel Oedipe Roi, il va se lancer dans
une enquête à la recherche du parricide, et c’est lui-même
qu’il va démasquer en débusquant Smerdiakov. Que va-t-il devenir
? Nous n’en saurons jamais rien. Aliocha va probablement se marier. Mitia va
partir au bagne. Mais après son cri lancé en pleine audience du
tribunal : “Qui ne désire pas la mort de son père ?”, Yvan
disparaît du roman. Qu’est devenu Yvan Karamazov ? Dostoïevski est
mort sans nous laisser le moindre pressentiment concernant ce destin.
Mais n’allons pas trop vite.
Souvenons-nous qu’Yvan fait son entrée dans le roman en tant que tiers;
voici ce que Dostoïevski nous dit d’Yvan tout au début du roman :
“J’ajouterai qu’il tenait lieu
d’arbitre et de réconciliateur entre son père et son frère
aîné, alors totalement brouillés, ce dernier (NB : Mitia)
ayant même intenté une action en justice” [1, 52].
Quel est donc son rapport à son
père puisqu’il n’est pas de rivalité directe ? Lisons ce que
Dostoïevski nous dit :
“L’aîné, Yvan,
devint un adolescent morose, renfermé, mais nullement timide; il avait
compris de bonne heure que son frère et lui (NB : son frère est
Aliocha) grandissaient chez des étrangers par grâce, qu’ils
avaient pour père un individu qui leur faisait honte, etc...” [1, 49].
Ce qui caractérise le rapport
d’Yvan à son père, c’est la honte du fils pour le
père (honte à la place du père, pourrait-on dire). Yvan
est extrêmement secret. Jusqu’avant son dédoublement à la
fin du roman, Yvan cache des choses à lui-même et aux
autres. Il a caché aux enquêteurs le contenu véritable de
sa conversation avec Smerdiakov la veille du crime :
“- Pas de détours. Tu as
prédit que tu aurais une crise sitôt descendu à la cave; tu
as ouvertement désigné la cave.
- Vous l’avez dit dans votre
déposition ? demanda Smerdiakov avec flegme.
- Pas encore, mais je le dirai
certainement. (...)” [2, 284]
Ce qu’Yvan dissimule et se dissimule,
c’est très probablement la vraie nature de son rapport avec son
père. En effet, en apparence tout au moins, Yvan et son père
s’entendent très bien. Au début du roman Dostoïevski
écrit :
“Fiodor Pavlovitch l’avait
ignoré toute sa vie, (...). Et voilà que le jeune homme
s’installe chez un tel père, passe auprès de lui un mois, puis
deux, et qu’ils s’entendent on ne peut mieux. Je ne fus pas le seul à m’étonner
de cet accord.” [1, 51]
Dès le départ, Yvan nous
apparaît comme le plus ambigu, le plus divisé, le plus ambivalent
des fils Karamazov. L’ambivalence des affects qui le caractérise ne va
faire que s’accroître au fil de l’histoire et son exacerbation conduire
Yvan au dédoublement. L’affect haineux, mortifère, sera
clivé de l’affect qui lui est opposé et il sera projeté et
incarné dans le personnage du diable qu’Yvan hallucinera. Alors que
Smerdiakov nie radicalement le désir parricide, alors que Mitia, tout au
contraire, le clame avec force, on pourrait reprendre à propos d’Yvan le
mot de Freud concernant le savoir de l’hystérique quand il nous dit
qu’il s’agit d’un savoir qui s’ignore, “Wissen ohne Wissen”. Telle est
exactement la position d’Yvan : il veut tuer et ne veut pas tuer,
il sait et ne sait pas son propre désir. Après le meurtre du
père, lors des trois entrevues entre Yvan et Smerdiakov, au moment
où, sans le savoir, il s’acharne à déterrer et à
nier sa propre culpabilité, juste avant son dédoublement, cette
position de méconnaissance, de vouloir savoir tout en ne voulant rien
savoir, s’accentue à l’extrême :
“Il se sentait
tranquillisé par le fait que le coupable n’était pas Smerdiakov,
comme on pouvait s’y attendre, mais son frère Mitia. Il ne voulait pas
en chercher la raison, éprouvant de la répugnance à
analyser ses propres sensations. Il avait hâte d’oublier.” [2, 288]
Effectivement, Yvan veut oublier et n’y
parvient pas. La position d’Yvan nous fait songer à celle de l’hystérie
de conversion : la conversion hystérique est un oubli qui se
souvient. L’affect, cette mémoire phylogénétique, est
converti, traduit dans la motilité sans être le moins du monde
liquidé. Les hystériques souffrent de réminiscences
(Freud).
`
La question se pose alors de savoir quel
est, chez Yvan, le mode de conversion, de négation de l’affect. La
réponse est facile à donner. Si Mitia est d’abord un voyeur,
Yvan nous donne à contempler un certain spectacle, un théorème
(du grec théorêma, “spectacle”). Quel est donc le sujet de sa
contemplation, de sa théorie (du grec théoria, “contemplation”,
“étude”) ? Ici aussi Yvan n’est pas sans contradiction. A tel
point qu’il cultive la contradiction dans la contradiction. En effet,
dans un premier temps, Yvan affirme ne pas croire ni en Dieu, ni en
l’immortalité de l’âme :
“Mais dis-moi pourtant, y
a-t-il un Dieu ou non ?
Seulement il faut me parler
sérieusement.
- Non, il n’y a pas de Dieu.
- Aliocha, Dieu existe-t-il ?
- Oui, il existe.
- Yvan, y a-t-il une immortalité
? Si petite soit-elle, la plus modeste ?
- Non, il n’y en a pas.
- Aucune ?
- Aucune.
- C’est-à-dire un
zéro absolu, ou une parcelle ?
N’y aurait-il pas une
parcelle ?
- Un zéro absolu.
- Aliocha, y a-t-il une
immortalité ?
- Oui.
- Dieu et l’immortalité
ensemble ?
- Oui. C’est sur Dieu que
repose l’immortalité.
- Hum, ce doit être Yvan
qui a raison, (...)” [1, 200]
Dans un deuxième temps, plus loin
dans le roman, on voit Yvan admettre l’existence de Dieu mais refuser
radicalement son univers après avoir un instant auparavant
accepté et l’existence de Dieu et la création voulue par Lui :
“Ainsi, j’admets non seulement
Dieu, mais encore sa sagesse, son but qui nous échappe; je crois
à l’ordre, au sens de la vie, à l’harmonie éternelle,
où l’on prétend que nous nous fondrons un jour; je crois au Verbe
où tend l’univers qui est en Dieu et qui est lui-même Dieu,
à l’infini. Suis-je dans la bonne voie ? Figure-toi qu’en
définitive, ce monde de Dieu, je ne l’accepte pas, et quoi que je sache
qu’il existe, je ne l’admets pas.” [1, 324]
La théorie d’Yvan est
contradictoire. Yvan est un être déchiré. Il pose un terme
puis le nie. Ou, plus exactement, son poème intitulé “Le Grand
Inquisiteur” nous montre qu’Yvan nie en affirmant : en voulant nier l’existence
de Dieu, l’immortalité de l’âme et la divinité du Christ,
il ne se rend pas compte que, malgré lui, il les affirme; c’est ce
qu’Aliocha lui fait remarquer après avoir écouté “Le Grand
Inquisiteur” :
“Mais... c’est absurde,
s’écria-t-il en rougissant. Ton poème est un éloge de
Jésus, et non un blâme... comme tu le voulais.” [1, 356]
Le sens caché de toute la
polémique d’Yvan avec lui-même à travers une théorie
manifeste qui porte sur l’existence de Dieu et sa
légitimité, le bien-fondé de sa création, de son
ordonnancement du monde, renvoie en réalité, à travers ses
contradictions et son ambivalence, au désir parricide qu’il porte en
lui. Le débat autour du déicide est la traduction manifeste d’un
débat plus profond autour de la question du parricide. Le
refoulé devenu méconnaissable, désaffecté,
intellectualisé, fait retour dans l’acte de refoulement
lui-même. Tel est le résultat principal du refoulement : la
désaffectation, l’intellectualisation du désir inconscient.
Yvan s’entend donc relativement bien avec
son père réel, Fiodor Karamazov. C’est ce que peut constater
n’importe quel observateur extérieur. Plus encore, nous avons vu
qu’Yvan avait à jouer un rôle de tiers dans la rivalité qui
oppose Mitia à Fiodor. Ce père réel est un père de
mensonge, de chaos, de sensualité. C’est au père
législateur qu’Yvan Karamazov s’attaque. Ou mieux : à la fonction
législatrice du père telle que Dieu la figure pour lui. Son
univers est mal fichu, injuste, cruel. Yvan s’attaque au bien-fondé de
la création et de ses lois. C’est en cela que ses
velléités de parricide prennent des manières de
déicide : dans l’ambivalence, dans la négation qui affirme en la
niant la légitimité, voire l’existence même, du
législateur. Yvan, l’intellectuel, nie le Mitia, le sensuel, qu’il
porte en lui. Il nie ses velléités parricides en les affirmant
dans une théorie déicide.
Aliocha Karamazov occupe la
quatrième et dernière position de notre circuit. Le roman se
termine également avec lui. La scène est touchante : Aliocha et
les gamins sont réunis autour de la tombe du petit Illioucha, le fils du
capitaine que Mitia avait humilié. Illioucha, qui est mort de
tuberculose, vient d’être enterré. Illioucha est mort de chagrin,
il a été le complice de Smerdiakov dans le meurtre du pauvre
chien Scarabée et il ne s’est jamais remis de l’humiliation publique que
Mitia a fait subir à son père, le capitaine. Illioucha avait
pris la défense de l’honneur de son père qui, lui aussi, comme le
père Karamazov, nous est présenté par Dostoïevski
comme un alcoolique, un bouffon. Le roman se termine sur la mort d’un fils.
Signifie-t-elle un contrepoids ou le rachat du meurtre du père Karamazov
? Nous savons que pour Freud, le péché originel n’est rien d’autre
que le meurtre du père de la horde primitive (dans cette perspective,
pour Freud également, la culpabilité est universelle, supra- ou
trans-individuelle) et la mort du Christ, celle du fils qui se sacrifie dans
l’espoir de sauver ses frères du poids de la culpabilité. Pour en
revenir aux frères Karamazov, Illioucha est-il Aliocha enfant ? Est-ce
son enfance qu’Aliocha enterre à la fin du roman ? Dans les brouillons
des frères Karamazov, Dostoïevski prête à
Aliocha un rêve étrange qui n’est pas repris dans la version
définitive. Le voici (page 970, la Pléiade) :
“Aliocha : il voit
Noiraud en rêve, le garçon pleure, trouvez-moi Noiraud. Dommage
que vous n’avez pas trouvé Noiraud, vous étiez le dernier
espoir. Le père espérait en vous. Oui dommage.”
Noiraud, c’est le chien qui, dans la
version définitive, s’appellera Scarabée, le chien tué par
Smerdiakov avec la complicité innocente d’Illioucha qui ensuite en meurt
de chagrin. Le père d’Illioucha espère, pour sauver son fils, que
Kolia Krassotkine retrouvera le chien en question (un doute en effet plane sur
la mort de Scarabée). C’est le premier sens de la phrase qu’Aliocha
entend en rêve : “Vous étiez le dernier espoir. Le père
espérait en vous. Oui dommage”. Le père, c’est le père
d’Illioucha, mais n’est-ce pas aussi celui d’Aliocha lui-même, le
père Karamazov ? Est-ce qu’Aliocha ne se reproche pas en rêve
de n’avoir pas tout fait pour éviter la mort de son père ? Le
rêve dit aussi : “le garçon pleure”; est-ce que l’identité
entre les pères ne conduit pas logiquement à l’identité
entre Illioucha et Aliocha ? Si tel était le cas, ce serait bien sa
propre enfance qu’Aliocha enterre à la fin du roman; c’est comme s’il se
disait : “mon père est mort et avec lui l’enfant que j’étais”.
Continuons d’examiner cette
“dernière scène” dans laquelle Aliocha, entouré des
enfants sur la tombe d’Illioucha, leur livre ses dernières
recommandations. Que recommande-t-il en fait ? Laissons-lui la parole :
“Mes colombes, laissez-moi vous
appeler ainsi, car vous ressemblez tous à ces charmants oiseaux - tandis
que je regarde vos gentils visages, mes chers enfants, peut-être ne
comprendrez-vous pas ce que je vais vous dire, car je ne suis pas toujours
clair, mais vous vous le rappellerez et, plus tard, vous me donnerez raison.
Sachez qu’il n’y a rien de plus noble, de plus fort, de plus sain et de plus
utile dans la vie qu’un bon souvenir, surtout quand il provient du jeune
âge, de la maison paternelle. On vous parle beaucoup de votre
éducation; or un souvenir sain, conservé depuis l’enfance, est
peut-être la meilleure des éducations : si l’on fait provision de
tels souvenirs pour la vie, on est sauvé définitivement.” [2,
479]
Aliocha devient un père
pour ces petits enfants. Les trois pages de son discours contiennent un
leitmotiv : souvenons-nous, commémorons, n’oublions
jamais notre communion [478] ici même autour du souvenir
d’Illioucha. Alors qu’Yvan s’acharne, dans un oubli qui se souvient, à
nier sa participation indirecte au parricide, Aliocha s’efforce d’entretenir
la flamme d’un souvenir acceptable; “acceptable”, c’est-à-dire qui
ménage une part à l’oubli dans une sorte de
déplacement : ce n’est pas le meurtre du père qui est directement
commémoré mais la mort du fils qui en est le corrélat
obligé dans la mesure où, avec la mort du père, c’est une
part de sa propre enfance - de lui-même enfant - que le fils enterre.
Mais cette scène se passe
après la mort de Fiodor Karamazov. Quelle est avant le parricide
l’attitude d’Aliocha vis-à-vis de son père ? Nous verrons plus
loin qu’il a pris, à son insu, une part active dans le parricide. D’une
manière générale, Aliocha s’entendait très bien
avec son père et l’on peut affirmer qu’il exerçait même sur
ce dernier une influence bénéfique. N’oublions pas qu’Aliocha
avait, dès le début du roman, une sorte de “père
symbolique” en la personne du starets Zossime. Comme c’est le cas pour son
frère Yvan, Aliocha va faire porter son désir, son
intérêt, sur la question de Dieu. Sa théorie
(contemplation) à lui est une théologie, c’est-à-dire
qu’il va affirmer ce qu’Yvan s’efforce en vain de nier pour lui-même :
l’existence du Père universel, législateur légitime.
Plus encore : nous verrons que pour Aliocha, Dieu-Le-Père est au-dessus
de la morale, qu’il n’est pas un Dieu simplement moral. C’est cette
idée, qu’il se fait du Père, qui lui permettra d’aimer son
père Fiodor, tout immoral qu’il soit (ce que ne peut pas faire Yvan); ne
dit-il pas à son père :
“- Non, je ne vous en veux
pas. Je connais vos pensées . Votre coeur vaut mieux que votre
tête.
- Mon coeur vaut mieux que ma
tête... Et c’est toi qui dis cela...” [1, 201]
II. SPÉCIFICITÉ DU CIRCUIT
KARAMAZOVIEN
A. Avant le parricide : implications
mutuelles
Selon l’étymologie, “implicare”
signifie “envelopper”. Du latin “implicitus” est dérivé
l’adjectif français “implicite”. Dans notre circuit, la seconde
position implique la première; la troisième implique la seconde
et la première; la quatrième implique la troisième, la
seconde et la première.
Smerdiakov, qui occupe la première
position, n’est que lui-même. Mitia est explicitement le rival de son
père dans la mesure où il recèle implicitement en lui un
Smerdiakov : souvenons-nous de l’irruption brutale qu’il fit chez son
père en le frappant cruellement [1, 207]. Nous avons vu qu’Yvan Karamazov,
en troisième position, niait le Mitia qu’il porte en lui. Il y a en
Yvan un sensuel, un affectif, auquel il s’oppose : en témoigne son
approche relativement froide et intellectuelle de Katerine Ivanovna. Cette
opération de négation a pour effet de rapprocher Yvan de
Smerdiakov, de le faire ressembler à ce dernier, à cette
différence près qu’Yvan est beaucoup plus complexe,
contradictoire, ambigu, ambivalent, dans sa polémique interne avec
lui-même et son père que ne l’est le personnage de Smerdiakov.
Une certaine dissociation, qui apparaît déjà dans le chef
de Mitia (entre son intérieur et son extérieur), est cette fois
entièrement intériorisée, cachée dans le for
intérieur d’Yvan. Une ressemblance frappante entre Yvan et Smerdiakov
apparaît notamment dans le fait qu’ils nient tous les deux l’existence de
Dieu. Enfin, en quatrième position, nous trouvons un Aliocha qui
recèle en lui un Smerdiakov, un Mitia, un Yvan. Cependant, Aliocha
n’est ni la synthèse, ni la sommation de ses trois frères.
Aliocha est Smerdiakov dans la crise d’hystéro-épilepsie qu’il
présente au début du roman [1, 204]. Il est Mitia dans son amour
pour la petite Lise ou encore dans la scène qu’il présente chez
et avec Grouchegnka (certes, après la mort de son starets [1, 465]),
scène toute empreinte de sensualité. Il est Yvan parce qu’il se
cache à lui-même son désir parricide ou la
possibilité du parricide ([1, 208 et 211] : à comparer avec [2,
290]), qu’il a menti à Yvan et à lui-même lorsque fut
évoquée par Yvan la possibilité du parricide et qu’il se
révolte en parlant comme lui [1, 454]. Aliocha est tout cela et il est
aussi quelque chose de plus : celui dont la tâche est de “ne pas
oublier”, d’ être dans le monde, parmi ses frères, en train de
tenter de les réconcilier avec Fiodor; le starets a dit à Aliocha
:
“Travaille, travaille sans
cesse. Rappelle-toi mes paroles; (...) Va et dépêche-toi. Demeure
auprès de tes frères, et non pas seulement auprès de l’un,
mais de tous les deux.” [1, 128].
B. Les axes diagonaux, horizontaux et
verticaux
1. Les diagonaux : Smerdiakov et Mitia, Yvan
et Aliocha
Smerdiakov et Mitia apparaissent comme
des praticiens ou des acteurs du parricide alors qu’Yvan et
Aliocha apparaissent plutôt comme des théoriciens ou des spectateurs
du parricide. Sur le terrain, il existe un soutien logistique entre Mitia et
Smerdiakov : ce dernier lui a communiqué le code secret qui signifie
pour le père Karamazov l’arrivée de sa bien-aimée
Grouchegnka au seuil de sa demeure et lui a aussi communiqué un faux
emplacement de l’enveloppe contenant les 3000 roubles [2, 307]. Quant à
Yvan et Aliocha, ils développent chacun à leur manière une
théorie, une contemplation, qui leur permet de ne pas voir ce qui se prépare
ou de ne pas y croire [1, 211] :
“(NB : Yvan) Me crois-tu
capable, comme Dmitri, de verser le sang d’Esope, de le tuer enfin ?
- Que dis-tu Yvan ? Jamais
cette idée ne m’est venue. Et je ne crois pas que Dmitri ...”.
2. Le horizontaux : Aliocha et Mitia, Yvan et
Smerdiakov
Aliocha et Mitia occupent les positions
connotées positivement, à valence érotique :
Aliocha, parce qu’il s’efforce de relier ce qui se trouve séparé
et Mitia, parce qu’il est un sensuel, amateur du beau sexe. Par contre, Yvan
et Smediakov occupent des positions connotées négativement,
à valence thanatique : Smerdiakov est le négateur par
excellence, c’est lui qui tuera réellement; quant à Yvan, il se
dévitalise, il se désaffecte : Mitia dit d’Yvan qu’il est un
tombeau ([1, 317-318-319] : “cimetière”; “tes morts”; “C’est à
cause de Smerdiakov que tu t’es assombri ?”). Quant à Smerdiakov,
dès son plus jeune âge, il aime à pendre les chats et est
attiré par le mortifère [1, 187]; il moque et tourne en
dérision la création du monde. Il y a d’autre part une collusion
secrète entre Yvan et Smerdiakov : le “tout est permis” d’Yvan
(position 3) résonne en Smerdiakov (position 1) comme le “nous sommes
tous coupables” d’Aliocha (position 4) résonnera plus tard en Mitia
(position 2). Ou encore : Smerdiakov donne corps à la théorie
d’Yvan, et Mitia à celle d’Aliocha :
(idée)
Aliocha
|
(incarner)
|
Mitia
|
Smerdiakov
|
|
Yvan
|
Mitia va incarner, va vivre, va découvrir, va
mettre en pratique la théorie de l’omniculpabilité.
3. Les verticaux : Aliocha et Smerdiakov, Yvan
et Mitia
Smerdiakov est l’épileptique
avéré, le sombre contemplateur à “l’apocalyptisme
renversé”. Aliocha est l’épileptique extatique, apocalyptique,
révélateur du Père, de Dieu (alors que Smerdiakov est
l’épileptique négateur du père). Mitia, lui, est
l’hystérique enflammé, affirmant tempétueusement son
affect alors qu’Yvan est semblable à l’hystérique de conversion :
refroidi, niant l’affect, apparemment indifférent. Alors que les
positions 1 (Smerdiakov) et 4 (Aliocha) sont en opposition dans la
discontinuité (notons-le bien : ce sont deux positions
épileptiques), les positions hystériques 2 (Mitia) et 3 (Yvan)
sont en opposition dans la continuité.
En effet, sur le plan strictement
clinique, dans l’épilepsie, la phase critique (position 1) et
celle de la réparation (position 4) marquée par
l’obséquiosité et la culpabilité sont
séparées par une phase post-critique de sommeil, de migraine, ou
de quelque autre phénomène, qui vient médiatiser le
rapport de négation de l’attaque morbide (e-) à la
réparation (e+), instaurant entre ces deux dernières une
discontinuité temporelle; dans l’hystérie, par contre, la
position d’affectation (hy+) (position 2) est le plus souvent suivie immédiatement
par la position de désaffectation ou de refoulement (position 3) (hy-)
à l’intérieur d’une continuité temporelle dans laquelle
s’inscrit cette négation.
Sur le plan du roman, on constate
qu’entre Smerdiakov (position 1) et Aliocha (position 4), il existe une
distance maximale : ils ne se parlent quasiment jamais de manière
directe dans toute le roman sauf dans le passage intitulé “Smerdiakov et
sa guitare”. Par contre, entre Yvan et Mitia, la distance est plus
réduite puisque, comme nous allons le voir, ils vont échanger
leur position après le parricide. On remarque d’autre part qu’Yvan
passe très rapidement et facilement de l’affirmation sous-entendue de
son parricide (hy+) [1, 208] à sa négation radicale (hy-) [1,
211].
C. Après le parricide : Mitia et Yvan
s’échangent
1. Yvan va passer de la troisième à la
deuxième position du circuit.
Lors de ses trois entretiens avec
Smerdiakov après le meurtre, Yvan se défend avec acharnement
contre toute culpabilité. Ces entretiens lui dévoilent peu
à peu qu’il a pris part au parricide via Smerdiakov. C’est Yvan qui
interroge ce dernier et c’est Yvan qui se démasque lui-même. Au
moment même où sa propre culpabilité ne lui fait aucun
doute, il dit à Smerdiakov :
“Sais-tu que j’ai peur que tu ne
sois un fantôme ?” [2, 304]
Quelques heures plus tard, Yvan est halluciné
(vomit son père par les yeux) : il voit le diable lui apparaître ,
il hallucine tout ce que sa théorie du “Tout est permis” recélait
de diabolique, de parricide, de déicide, de suicide. Yvan dit au diable
:
“Tu es une hallucination,
l’incarnation de moi-même, d’une partie seulement de moi... de mes
pensées et de mes sentiments, mais des plus vils et des plus sots” [2,
319]
Yvan a abandonné la troisième position,
son habituelle, celle du mensonge à soi-même; comment pourrait-il
en être autrement puisque maintenant, il sait ? Yvan est débordé
par ses affects plus que ne l’a jamais été Mitia. Le
“double” de ce dernier était un personnage réel, existant hors de
lui, c’est-à-dire son père, et non une part de lui-même
hallucinée comme c’est le cas pour Yvan.
C’est en sortant de son dernier entretien
avec Smerdiakov qu’Yvan commence à s’incarner :
“Il marcha d’abord d’un pas
assuré, mais bientôt se mit à chanceler. “Ce n’est que physique”,
songea-t-il en souriant.” [2, 315]
Il se met à éprouver de bons
sentiments; lui qui déclarait que :
“C’est
précisément, à mon idée, le prochain qu’on ne peut
aimer” [1, 326]
Le voilà qu’il secourt un inconnu, un ivrogne
qu’il avait tout à l’heure renversé dans la neige, le
voilà en train de devenir un bon samaritain :
“il fit examiner le croquant
par un médecin en payant généreusement les frais”.
Mais Yvan demeure foncièrement ambivalent,
pris dans un flux d’affects contradictoires qu’il ose maintenant manifester (on
dirait, vulgairement, qu’il “s’extériorise”) :
“Une sorte d’allégresse
le gagnait .” [2, 315]
“Il sourit, mais le rouge de la
colère lui monta au visage.” [2, 316]
Yvan veut aller sur-le-champ se
dénoncer chez le procureur mais ce n’est pas à proprement parler
du repentir. Non, Yvan veut se punir, se faire mal, par haine de
lui-même et de Smerdiakov; il déclare à ce dernier :
“Je te répète que
si je ne t’ai pas tué, c’est uniquement parce que j’ai besoin de toi
demain; ne l’oublie pas” [2, 314]; (“demain”, c’est-à-dire au tribunal).
Un peu plus loin Aliocha déclare
à propos d’Yvan :
“Ou Yvan se relèvera
à la lumière de la vérité, ou bien... il succombera
dans la haine, en se vengeant de lui-même et des autres pour avoir servi
une cause à laquelle il ne croyait pas” [2, 341]
Au tribunal, Yvan fera une piètre
exhibition. Alors que Mitia rugissait :
“Pourquoi un tel homme
existe-t-il ?”
Yvan s’écriera en pleine audience :
“Qui ne désire pas la
mort de son père ?” [2, 375]
Ce que Mitia était capable de formuler
avant le meurtre (le
désir parricide), Yvan ne peut l’exprimer que longtemps après.
Tous ces éléments
(l’affectation, l’incarnation, le dédoublement, l’exhibition du
désir parricide, le masochisme, etc...) montrent que la
régression d’Yvan après le meurtre se fait dans le sens du
passage de la troisième à la deuxième position.
2. Mitia va
passer de la deuxième à la troisième position et de la
troisième à la quatrième.
Alors
qu’il fait bombance à Mokroïé avec Grouchegnka, on vient
arrêter Mitia. Mitia commence par nier sa culpabilité :
“Je ne suis pas coupable, je
n’ai pas versé le sang de mon père... Je voulais le tuer mais je
suis innocent. Ce n’est pas moi” [ 2, 111]
Mitia doit ensuite se déshabiller devant le
procurer et le juge :
“Il était très
gêné et, chose étrange, se sentait comme coupable, lui nu,
devant ces gens habillés, trouvant presque qu’ils avaient maintenant le
droit de le mépriser, comme inférieur. “La nudité en soi
n’a rien de choquant, la honte naît du contraste, songeait-il. On dirait
un rêve, j’ai parfois éprouvé en songe des sensations de ce
genre”. Il lui était pénible d’ôter ses chaussettes, assez
malpropres, ainsi que son linge, et maintenant tout le monde l’avait vu. Ses
pieds surtout lui déplaisaient, il avait toujours trouvé ses
orteils difformes, particulièrement celui du pied droit, plat, l’ongle
recourbé, et tous le voyaient. Le sentiment de sa honte le rendit
plus grossier, il ôta sa chemise avec rage.” [2, 140]
Quelques pages plus loin, Mitia affirme encore :
“Je le jure devant Dieu, je
suis innocent de la mort de mon père.” [2, 164]
Les rôles ont changé : Mitia
n’est plus le voyeur; c’est lui “qui est vu” comme dit l’expression. Il a
honte, il se sent presque coupable. Que les rôles aient changé
entre le représentant de la loi et lui, c’est à n’en point douter
si l’on se rapporte à un autre morceau du dialogue entre le procureur et
l’inculpé :
“Voyez-vous, messieurs, en vous
écoutant, il me semble faire un rêve, comme ça m’arrive
parfois.. . Je rêve souvent que quelqu’un me poursuit, quelqu’un dont
j’ai grand-peur et qui me cherche dans les ténèbres. Je me cache
honteusement derrière une porte, derrière une armoire. L’inconnu
sait parfaitement où je me trouve, mais il feint de l’ignorer, afin de
me torturer plus longtemps, de jouir de ma frayeur... C’est ce que vous faites
maintenant.
- Vous avez de pareils
rêves ? s’informa le procureur.
- Oui, j’en ai... Ne
voulez-vous pas le noter ?
- Non, mais vous avez
d’étranges rêves.
- Maintenant, ce n’est plus un
rêve. C’est la réalité, messieurs, le réalisme de
la vie. Je suis le loup, vous êtes les chasseurs.” [2, 126]
Autrefois, Mitia était voyeur dans
la vie (il était le chasseur, il épiait son père, il
tentait de s’immiscer dans sa maison) et il était gibier dans le
rêve; maintenant, c’est dans la réalité qu’il occupe la
troisième position, celle de celui qui se cache, qui a honte.
Après l’interrogatoire des
témoins, Mitia s’endort sur une malle dans le lieu même de son
arrestation tandis que l’on procède à la rédaction
définitive du procès-verbal. Il va faire un rêve
étrange qui va confirmer - en rêve cette fois - son passage
à la troisième position.
C’est le fameux rêve du petiot [2,
165-166-167] à l’issue duquel Mitia va passer de la troisième
à la quatrième position. Mais pendant le rêve même,
Mitia est, comme son frère Yvan (troisième position), face
à la souffrance des enfants innocents et comme Yvan, il questionne :
“Pourquoi pleure-t-il ? demanda
Mitia en passant au galop.”
“Pourquoi ses petits bras
sont-ils nus ? pourquoi ne le couvre-t-on pas ?”
“... dis-moi pourquoi ces
malheureuses se tiennent-elles ici, pourquoi cette détresse, ce pauvre
petiot, pourquoi la steppe est-elle nue, pourquoi ces gens ne s’embrassent-ils
pas en chantant des chansons joyeuses, pourquoi sont-ils si noirs, pourquoi ne
donne-t-on pas à manger au petiot ?” [2, 166]
Pourquoi, pourquoi, pourquoi : telle était
l’obstination d’Yvan face à l’injustice, face au mal qui est dans le
monde, face à la douleur pour rien des enfants innocents. Ce pourquoi
adressé par Yvan à Dieu l’avait amener à se
révolter théoriquement contre ce mauvais père. Car Yvan
voulait comprendre Dieu avant de croire en Lui comme il voulait comprendre le
sens de la vie avant de vivre [1, 319].
A l’issue de ce rêve, Mitia va
accéder à une première forme de reconnaissance de sa
culpabilité en tenant un discours très proche de celui d’Aliocha
et du starets Zossime qui occupent, quant à eux, la quatrième
position de notre circuit, celle qui, au-delà du “Tout est permis”
d’Yvan, affirme “Nous sommes tous coupables”. Voici en effet ce que Mitia -
encore ambivalent, il faut le dire - déclare après s’être
réveillé :
“Messieurs, nous sommes tous
cruels, tous des monstres, c’est à cause de nous que pleurent les
mères et les petits enfants, mais parmi nous, je le proclame, c’est moi
le pire. (...) J’accepte les tortures de l’accusation, la honte publique. Je
veux souffrir et me racheter par la souffrance” [2, 168]
Dès cet instant, Mitia ne va plus
cesser de tendre à l’omniculpabilité salvatrice. La veille du
procès, il déclarera à Aliocha venu le voir en
prison :
“Frère, j’ai senti
naître en moi, depuis mon arrestation, un nouvel être; un homme
nouveau est ressuscité. Il existait en moi, mais jamais il ne se serait
révélé sans le coup de foudre. (...) Pourquoi ai-je
rêvé alors du “petiot”, à tel moment ? C’était une
prophétie. J’irai pour le “petiot”. Car tous sont coupables envers
tous. Tous sont des “petiots”, il y a de grands et de petits enfants. J’irai
pour eux, il faut que quelqu’un se dévoue pour tous. Je n’ai pas
tué mon père, mais j’accepte l’expiation” [2, 267]
Ce rêve a permis à Mitia de
ne pas se révolter contre son arrestation car il a pris conscience de sa
culpabilité, à l’opposé d’Yvan qui, devant le petiot,
étouffait son propre sentiment de culpabilité pour accuser son
père à lui, sous la figure de Dieu.
D. Tétralogies : quatre
modalités de “clusion”, de centration, de culpabilité, de discours,
d’éthicité.
1. Smerdiakov
Des quatre frères, Smerdiakov est celui
qui exclut :
a) le père Karamazov - et radicalement -
puisqu’il le tue;
b) Yvan, puisqu’il fait en sorte que ce dernier
s’exclue de lui-même, la veille du crime, en partant pour Tchermachnia,
c’est-à-dire en laissant le champ libre au meurtrier, comme s’il disait
à Smerdiakov, “Tu vois, je pars pour Tchermachnia, je m’exclus du
terrain, tu peux tuer le vieux, vas-y, exclus-le”;
c) mais Smerdiakov exclut aussi lui-même, en se
suicidant, en excluant le monde entier dans lequel il ne saurait pas ne pas se
trouver : “Je hais la Russie entière” dit-il [1, 311], or il est russe.
On retrouve ici à nouveau l’indifférenciation primordiale dans
laquelle baigne le monde de Smerdiakov.
L’exclusion ne signifie pas la libération de
l’exclu mais son enfermement au dehors (excludere, ex-claudere :
littéralement : “enfermer au dehors”). Il est en effet évident
que l’auto-exclusion d’Yvan, son départ pour Tchermachnia signifie son
enfermement dans la complicité du meurtre qui va être commis.
Smerdiakov est aussi l’excentrique
: il n’a pas son centre en lui-même, son centre est en Yvan car il tue le
père afin d’accomplir le désir parricide d’Yvan. On a
l’impression que Smerdiakov, bien qu’il soit le meurtrier effectif, n’est pas
au centre des événements. Il est par exemple étonnant
que la plupart des commentateurs qui s’attachent à décrire la
“psychologie” des frères Karamazov oublient Smerdiakov comme s’il n’y
avait que trois frères[4].
Cette excentricité de Smerdiakov, qui fait qu’on l’oublie, vient de ce
qu’il n’est pas un fils légitime du père Karamazov mais seulement
son fils naturel supposé.
Smerdiakov commet le parricide en
action : il tuera réellement le père et il se tuera ensuite.
C’est lui le meurtrier réel et c’est le seul des frères à
ne pas se sentir coupable.
Quelle est donc la position de Smerdiakov
par rapport à la culpabilité ? La culpabilité est
un donné. Tout individu humain qui naît tombe dans ce
pétrin. Les théologiens, tout comme Freud, voient dans la
culpabilité une catégorie universelle constitutive de notre
humanité. Le désir sourd des marécages de l’angoisse et
de la culpabilité. Le désir abouti ou accompli - au sens de
l’accomplissement d’une oeuvre, d’un travail - est un remède contre
l’angoisse et la culpabilité; il doit être conquis contre elles.
La culpabilité en soi n’est pas nécessairement pathologique.
Freud affirme que ce qui est pathologique ou non, c’est ce que l’on fait de la
culpabilité. En effet, Freud nous montre que la culpabilité peut
s’exprimer de diverses manières : dans la crise d’épilepsie, dans
le meurtre, dans l’inhibition au travail, dans les dettes de jeu, dans la
religiosité ou l’oeuvre de civilisation. Mais revenons à
Smerdiakov. Sa position fondamentale par rapport à la
culpabilité est la suivante : il n’y a pas de culpabilité
(comme on dirait “il n’y a pas de mal à ça”, “il ne pleut pas”).
Nous avons vu que, pour Smerdiakov, tout peut être justifié; rien
n’est fondé, rien n’est définitif; tout est égal : le mal
au bien, le bien au mal, le martyre au reniement, etc... Il ne s’agit pas d’un
déni, ce qui signifierait que la culpabilité est à la fois
reconnue et niée. Il s’agit d’une négation radicale, d’une forclusion,
au sens exact de ce terme :
“forclore : en termes de
pratique, exclure de faire quelque production en justice, après certains
délais passés. Il s’est laissé forclore. Forclore
quelqu’un de produire (NB : une action en justice). Le sens propre et primitif
est exclure.” (Littré)
Il est exclu de prendre en considération la
culpabilité : elle ne saurait avoir droit de cité. Pourquoi
déclare-t-il alors à Yvan :
“... vous êtes pourtant
coupable de tout; en effet, vous étiez prévenu de l’assassinat,
vous m’avez chargé de l’exécution et vous êtes parti.
Aussi, je veux vous démontrer ce soir que le principal, l’unique
assassin, c’est vous, et non pas moi, bien que j’aie tué.
Légalement, vous êtes l’assassin.” [2, 308]
Avant de répondre à cette question,
n’oublions pas que Smerdiakov ne veut absolument pas qu’Yvan se rende au
tribunal pour se dénoncer :
“Vous-mêmes
répétiez sans cesse que tout est permis, pourquoi êtes-vous
si inquiet maintenant ? Vous voulez même vous dénoncer. Mais il
n’y a pas de danger. Vous n’irez pas, dit-il catégoriquement.” [2,314]
Si Smerdiakov feint de culpabiliser Yvan, ce n’est
pas qu’il reconnaît l’existence d’une quelconque culpabilité,
c’est qu’il attend d’Yvan un démenti tout aussi catégorique :
“moi, Yvan, je ne suis pas coupable non plus”. Or Yvan ne réagit pas du
tout de cette manière mais il se laisse progressivement submerger par
son propre sentiment de culpabilité. Il ne faut pas croire non plus que
si Smerdiakov se tue, c’est par remords ou par repentir. Smerdiakov se tue en
ne laissant aucune lettre, aucun aveu écrit. Son suicide est autant
allo-agressif qu’auto-agressif : en se tuant, il va laisser condamner Mitia.
En se suicidant, Smerdiakov se perd et perd autrui. Il se tue par haine de soi
et d’autrui ainsi que le fait remarquer à l’audience l’avocat de Mitia :
“Mais pourquoi, s’exclame
l’accusation, Smerdiakov n’a-t-il pas avoué dans un billet écrit
avant de mourir ? “Sa conscience n’est pas allée jusque-là.”
Permettez; la conscience, c’est déjà le repentir, peut-être
le suicidé n’éprouvait-il pas de repentir, mais seulement du
désespoir. Ce sont deux choses tout à fait différentes.
Le désespoir peut être méchant et irréconciliable,
et le suicidé, au moment d’en finir, pouvait détester plus que
jamais ceux dont il avait été jaloux toute sa vie”. [2, 438]
De Smerdiakov, que peut-on dire encore ?
Fiodor Pavlovitch avait une confiance totale en lui :
“Il le savait
foncièrement honnête, incapable de dérober quoi que ce
fût, et c’était l’essentiel.” [1, 190]
Or Smerdiakov va lui dérober 3000 roubles et
l’assassiner. Smerdiakov n’a aucune droiture, il est tout de fausse
rectitude. Son discours - quand il parle, car l’ânesse de Balaam est
avare de parole - est à son image : un discours en zigzag. D’une
part, son discours se donne pour droit : quand Dostoiëvski décrit
la manière dont parle Smerdiakov, il utilise les expressions suivantes :
“fermement”, “avec un regard pénétrant”, “avec assurance”, “d’un
ton ferme”, “d’un air doctoral”, “avec calme et très nettement”, “posément
(...) tout en fixant Yvan”, etc... (voir notamment [I, 361] et sequi]; d’autre
part, il n’échappe pas à Dostoïevski que ce discours est
dévié, que cette rectitude est faussée :
“Mais l’oeil gauche, clignant
et paraissant faire allusion, rappelait l’ancien Smerdiakov.” [2, 283]
“Smerdiakov eut un mauvais
regard, son oeil gauche se mit à cligner, comme pour dire, avec sa
réserve habituelle : ‘Tu veux y aller carrément, soit’ “[2, 292]
“ Smerdiakov s’arrêta,
Yvan l’avait écouté dans un silence de mort, sans bouger, sans le
quitter des yeux. Smerdiakov lui jetait parfois un coup d’oeil, mais regardait
surtout de côté.” [2, 311]
Dans l’épisode déjà
mentionné, relaté dans le chapitre “Une controverse”, là
où il s’attaque à la foi chrétienne, Smerdiakov parle au
père Karamazov mais son discours cherche en fait à blesser son
père adoptif, le serviteur Grigori (ce discours amuse Fiodor mais
blesse, pourfend le vieux Grigori, fidèle à la foi) qui se tient
quelque part dans la pièce sans mot dire :
“Smerdiakov s’adressait avec
une satisfaction visible à Grigori, tout en ne répondant qu’aux
questions de Fiodor Pavlovitch; ...” [1, 193]
Mais c’est là une diversion qui en contient
une autre car, en réalité, c’est à Yvan que Smerdiakov
s’adresse et non pas à Grigori ou à Fiodor :
“Yvan, s’écria Fiodor
Pavlovitch, penche-toi à mon oreille, c’est pour toi qu’il
pérore, il veut recevoir tes éloges. Fais-lui ce plaisir.” [1,
193]
Le discours de Smerdiakov est donc un
discours faussement droit, en zigzag, qui cherche à meurtrir autrui.
Pour en terminer avec Smerdiakov, je
voudrais signaler que, du point de vue des catégories de
l’éthique, c’est à celle de la loi que Smerdiakov se
rapporte et qu’il s’y rapporte sur un mode négatif.
Dostoïevski a fait porter tout
l’accent de son roman sur le “tu ne tueras pas”. L’importance de l’interdit du
meurtre vient occulter celle de la prohibition de l’inceste dont il n’est
nullement question de manière directe. La prohibition de l’inceste est
cependant présente de manière indirecte via la présence du
complément d’objet direct du verbe “tuer” : le père. Et
pourquoi tuerait-on le père si ce n’est pour hériter de la
mère ? Or la question de l’héritage de sa mère est une
des causes centrales du litige entre Mitia et son père :
“Le désaccord entre
Dmitri et son père au sujet de l’héritage de sa mère
atteignait alors a son comble.” [1, 68]
Mais revenons à Smerdiakov. Que
sait-t-on de lui ? Tout d’abord, qu’il est un enfant illégitime,
naturel. Enfin, que son père adoptif, le serviteur Grigori, lui
déclara un jour qu’il n’était pas un être humain
mais qu’il était né de l’humidité des étuves [1,
187].
Smerdiakov nous apparaît
d’emblée comme exclu de la société et de la fratrie. Et
peut-être que tuer le père prit pour lui la signification d’une
réintégration de la fratrie, quoique sur un mode
illégitime ?
Et pourtant, par trois fois, Smerdiakov
va prendre des airs d’homme de loi : a) sur le plan de la loi
de la science :
“Dieu a créé le
monde le premier jour, le soleil, la lune et les étoiles le
quatrième jour. D’où venait donc la lumière le premier
jour ?” [1, 187];
b) sur le plan de la loi
morale ou religieuse :
“il n’y aurait eu en pareil
cas, aucun péché à renier le nom du Christ et le
baptême, pour sauver ainsi sa vie et la consacrer aux bonnes oeuvres,...”
[1, 192];
c) sur le plan strictement juridique
:
“Légalement, vous
être l’assassin.” [2, 308].
Dans les trois cas, Smerdiakov est dans
l’erreur. Comment pourrait-il en être autrement puisque, depuis toujours
déjà, Smerdiakov est en dehors de toute légalité ?
En effet, la loi a pour première fonction d’assurer l’intégration
harmonieuse des parties dans le tout. Elle est lien (St. Thomas : lex,
ligare, lier, obliger), articulation de ce qui est disjoint tout en
sauvegardant la différenciation des éléments dans le
tout. Or Smerdiakov est l’exclu, le disjoint et il est aussi celui qui exclut,
qui disjoint, qui défait les liens dans ce que nous avons appelé
la confusion ou l’indifférenciation haineuse primordiale; une deuxième
fonction de la loi est qu’elle n’existe pas en soi mais pour un
être humain qui tend à connaître et à se
connaître, à situer et à se situer dans l’univers,
vis-à-vis d’autrui et de soi; or, Smerdiakov ne se situe que par rapport
à la loi d’Yvan qu’il aime autant qu’il hait, loi qui lui dit que “tout
est permis”, sous-entendu : “tuer son père”; et cette loi est le
contraire de la loi; enfin, une troisième fonction de la loi est
qu’elle n’est pas une fin (lettre de la loi) mais un moyen (esprit de la
loi); or, Smerdiakov prend à la lettre le chapitre de la Genèse
ou encore la théorie d’Yvan (Tout est permis) et la loi, qui devient
pour lui une fin, devient facteur de mort.
Exclu, rejeté, interdit par la loi
qui lui tombe dessus depuis toujours (c’est ainsi qu’il se vit), Smerdiakov va
s’emparer rageusement de la loi et, détruisant par elle, il va la
détruire elle. Entre ses mains, elle va devenir un instrument de mort.
Hors-la-loi, il est aussi hors du droit (ensemble articulé de lois), de
la morale (l’instance critique du droit) et de l’éthique
(accomplissement de la loi dans l’au-delà d’elle-même).
Smerdiakov est l’homme de la loi au sens de génitif objectif (celui qui
est exclu).
2. Mitia
Mitia est de toute évidence celui
qui s’inclut. L’idée que Grouchegnka pourrait se trouver en
compagnie de son père, c’est-à-dire dans la chambre de ce
dernier, le fascine, l’obsède [2, 39-40-41]. Il voudrait s’inclure
dans la “scène primitive” (fantasme originaire selon Freud) afin d’y
prendre la place du père. Il rôde autour de la maison du
père et il lui est interdit d’y entrer. Cependant, il y fait une fois
une entrée brusque, violente [1, 205] parce qu’il croit que Grouchegnka
se trouve en compagnie de Fiodor Pavlovitch.
Mitia tourne donc et autour de
Grouchegnka et autour de son père. Son rêve est d’être
lui-même le centre. Étant donné qu’il est dans un
rapport de rivalité narcissique en miroir avec son père, on peut
dire de Mitia qu’il est déjà à lui-même son propre
centre. En témoigne la conscience qu’il a de son désir
parricide, désir au centre duquel il se tient. Plusieurs passages du
roman nous montrent bien que Mitia est effectivement celui qui tourne autour et
celui autour duquel tout tourne :
“Pourquoi un tel homme
existe-t-il ? rugit sourdement Dmitri Fiodorovitch, que la colère
égarait et qui leva les épaules au point d’en être bossu...
Dites-moi, peut-on encore lui permettre de déshonorer la terre ?” Il eut
un regard circulaire et désigna le vieillard de la main.” [1, 123]
Plus loin, dans la même scène, Mitia
sera le centre car c’est devant lui seul que le starets se prosternera. Bien
plus tard, après le meurtre, lorsque Mitia fait bombance à
Mokroïs avec Grouchegnka et les polonais :
«“ - Je suis déjà
ivre... de toi, et je veux l’être de vin.”.
Il but encore un verre et,
à sa grande surprise, ce dernier verre le grisa tout à coup, lui
qui avait supporté la boisson jusqu’alors. A partir de ce moment, tout
tourna autour de lui, comme dans le délire. Il marchait, riait, parlait
à tout le monde, ne se connaissait plus.» [2, 93]
A l’instar de Stocker [4], nous pouvons
comparer Mitia à une toupie. Ce n’est pas pour rien que
Dostoïevski a intitulé la confession de Mitia : “Confession d’un
coeur ardent, la tête en bas”.
Mitia accomplit le parricide en parole.
C’est le fameux “Pourquoi un tel homme existe-t-il ?” déjà
mentionné. A la suite de cette question - qui est en fait une
affirmation, un “delenda est” - le père Karamazov s’écrie
immédiatement :
“L’entendez-vous, moines,
l’entendez-vous, le parricide,...” [1, 124]
Et c’est un peu plus bas dans la même page que
Zossima se prosternera devant Mitia... Ce dernier accomplit le parricide en
parole une seconde fois, par écrit, dans une lettre qu’il écrit
en état d’ivresse à Katia :
“..., je te donne ma parole
d’honneur que j’irai chez mon père, je lui casserai la tête et je
prendrai l’argent sous son oreiller, pourvu qu’Yvan soit parti.” [2, 298]
Que Mitia commette le parricide en parole, Berdiaeff
n’en doute pas du tout puisqu’il écrit : “Et par cette phrase, il avait
consommé le parricide tout au fond de son esprit.” (Berdiaeff, 125].
C’est peut-être dans la mesure où il a pu verbaliser son
désir, l’exprimer, que Mitia a pu lier l’affect meurtrier à des
mots et non le décharger dans un passage à l’acte.
Examinons maintenant la position de Mitia
par rapport à la culpabilité. Je précise qu’il
s’agit de sa position dominante, préférentielle, telle qu’elle
est repérable avant le meurtre et les changements de position qu’il
entraîne. Mitia étant dans un rapport de rivalité
narcissique en miroir avec son père, cet autre n’est pas pour lui un
“toi” mais un “il”, un “lui” qui est un “moi”. Par conséquent, nous ne
devons pas nous étonner de voir la culpabilité s’objectiver, prendre
figure, dans un complément d’objet direct, dans ce qu’il faut
littéralement appeler un accusatif :
“Mitia ne broncha point. La
lumière éclairait nettement le profil détesté du
vieillard, avec sa pomme d’Adam, son nez recourbé, ses lèvres
souriant dans une attente voluptueuse. Une colère furieuse bouillonna
soudain dans le coeur de Mitia : “Le voilà, mon rival, le bourreau de ma
vie”.” [2, 41]
C’est là une façon de dire
: c’est lui le coupable. Cependant, étant donné le
rapport en miroir, la culpabilité déplacée sur l’objet
accusé B (le père) fait facilement retour, dans un mouvement de
réversibilité immédiate, sur l’objet accusateur A (le
fils). Autrement dit, Mitia a une certaine conscience de sa propre
culpabilité corrélative à celle qu’il attribue à
son père; nous en avons la preuve dès le début du roman
dans ce que Mitia déclare aux moines lors de la rencontre avec le
starets :
“J’étais venu dans
l’intention de lui pardonner et de lui demander pardon. Mais comme il vient
d’insulter non seulement moi, mais la jeune fille la plus noble, (...) j’ai
décidé de le démasquer publiquement, bien qu’il soit mon
père.” [1, 122]
Le discours de Mitia est un discours
en spirale, un tourbillon qui tourne, la valse de toupie de son
désir parricide qui l’enivre de haine et d’amour et qui l’aspire en son
centre. Pour étudier le discours type de Mitia, il faut nous rapporter
à ce que Dostoïevski a intitulé : “Confession d’un coeur
ardent, la tête en bas”, ce long monologue déclamé devant
Aliocha sidéré. La propriété de ce discours, c’est
qu’il saoule de paroles, qu’il entraîne l’auditeur-spectateur dans une
valse infernale, qu’il le fait taire, parlant pour lui et à sa place;
illustrons notre propos par quelques exemples :
“Je me suis mis à parler
secrètement, à chuchoter comme un sot, sans raison. Allons,
viens et tais-toi.” [1, 161]. Mitia parle tout seul (il demande
à Aliocha de se taire : pp. 161, 162, 163, 169)
“Assieds-toi à table,
près de moi, que je te voie. Tu m’écouteras en silence, et je te
dirai tout,...” [1, 162] Mitia veut voir et être vu : l’auditeur
devient un spectateur;
Suite au discours de son frère,
Aliocha se trouve entraîné “dans une agitation extraordinaire”
[179]. Quant à Mitia, “Il avait l’air ivre. Ses yeux étaient
injectés de sang.” [181] - Mitia déclare d’ailleurs à
Aliocha : “Sais-tu, innocent, que tout ceci est un vrai délire, un
délire inconcevable,..” [181] Il entraîne Aliocha dans une
valse.
Devant Aliocha, Mitia n’a pas honte
mais s’exhibe : “Crois-tu que je t’ai appelé seulement pour te
débiter ces horreurs ? Non, c’est afin de te raconter quelque chose de
plus curieux; mais ne sois pas surpris que je n’aie pas honte devant toi; je me
sens même à l’aise.” [168]
Enfin, examinons brièvement la
position de Mitia par rapport à cette catégorie de
l’éthique qu’est le droit. C’est en effet au droit que se rapporte
préférentiellement Mitia, être éminemment discursif.
Comme nous l’avons déjà
mentionné, Dostoïevski nous informe au début du roman que
Mitia a entamé une action en justice contre son père. A la fin
du roman, c’est Mitia qui se retrouve en justice mais en tant qu’accusé
cette fois. Il est le seul des frères Karamazov dont Messieurs les
juristes s’emparent. Mitia témoigne d’un esprit vindicatif et
revendicatif. Il revendique le respect de ses droits. Le français
“revendiquer” est issu du substantif “revendication”, lui-même
dérivé du latin juridique “rei vindicatio”; le “rei vindicatio”
est l’action en justice de réclamer un bien. Dès l’ancien droit
romain ou “droit quiritaire” [5],
dès 1450 A.J.C., l’action en justice, le noyau du droit, est
une action de revendication : “meum esse ex jure quiritium” : “je dis que
cette chose est mienne en vertu du droit des quirites”. Seul le père,
le “Pater” - unique personne - a le droit de revendiquer puisqu’il est le seul
propriétaire légalement reconnu (ni sa femme, ni ses enfants, ni
ses gens, qui pour le droit ne valent en rien).
Mitia a une affinité pour la
catégorie du droit parce qu’il est celui des frères qui revendique
son bien : il est celui dont les revendications pulsionnelles se font le
plus clairement entendre sur la place publique. Il est celui pour lequel se
pose de la manière la plus pressante la question de la jouissance de
ce bien qu’est l’héritage de la mère. Son “bien” n’est pas
un bien moral qui s’opposerait à un mal immoral. Non, il s’agit du
“bien” objet de droit, de la chose au sens juridique du terme, de ce dont une
personne (sujet du droit) revendique la jouissance. Mitia est donc l’homme
du droit au sens du génitif objectif et subjectif.
3. Yvan
Yvan est bien celui des frères qui
s’exclut de lui-même du terrain pour laisser le champ libre à
l’assassin Smerdiakov :
““Pourquoi donc, interrompit-il
brusquement, me conseillerais-tu de partir à Tchermachnia ?
Qu’entendais-tu par là ? Après mon départ, il arrivera ici
quelque chose.”
Il haletait.
“Tout juste, dit
posément Smerdiakov, tout en fixant Yvan Fiodorovitch.
- Comment tout juste ?
répéta Yvan Fiodorovitch, tâchant de se contenir, le regard
menaçant.
- J’ai dit tout cela par
pitié pour vous.
A votre place, je
lâcherais tout... pour m’écarter d’une mauvaise affaire”,
réplique Smerdiakov d’un air dégagé.
Tous deux se turent.” [1, 370]
Et quelques pages plus loin :
“Tu vois, je vais à
Tchermachnia” ... laissa tout à coup échapper Yvan comme
malgré lui et avec un rire nerveux. Il se le rappela longtemps ensuite.
- “C’est donc vrai, ce qu’on
dit : il y a plaisir à causer avec un homme d’esprit”, répliqua
Smerdiakov avec un regard pénétrant.” [1, 377]
“Pourquoi y a-t-il plaisir
à causer avec un homme d’esprit, qu’entendait-il par là ? se
demanda-t-il soudain. Pourquoi lui ai-je dit que j’allais à
Tchermachnia ?” [1, 377]
Tout le dialogue entre Yvan et Smerdiakov se passe en
sous-entendus. Smerdiakov est bien conscient de ce qu’il suggère
à Yvan. Yvan n’en est pas conscient mais dans son “inconscient”, il a
compris le sens caché de la suggestion de Smerdiakov (il est à
noter que le père Karamazov a lui-même insisté pour qu’Yvan
s’en aille à Tchermachnia).
Ce décalage à
l’intérieur d’Yvan, entre ce qu’il sait et ce qui’il ne veut pas savoir,
nous indique qu’Yvan est décentré par rapport au désir
parricide. Je vais citer littéralement et assez longuement Mikhail
Bakhtine qui a parfaitement analysé la structure du discours d’Yvan; il
écrit :
«“ Je ne souhaite pas le
meurtre de mon père, s’il a lieu ce sera en dépit de ma
volonté. Mais je veux que le meurtre ait lieu en dépit de ma
volonté car alors j’y serai intérieurement étranger
et n’aurai rien à me reprocher.”
Telle est, écrit
Bakhtine, la structure du dialogue intérieur d’Yvan avec
lui-même. Smerdiakov en devine, plus exactement en entend nettement, la
seconde réplique, mais interprète à sa façon
l’échappatoire qu’elle contient : comme le désir d’Yvan
de ne laisser aucun indice prouvant sa participation au crime, comme
l’extrême prudence extérieure et intérieure d’un “homme
intelligent”, évitant tout mot direct qui pourrait l’accuser et avec
lequel de ce fait, “il y a plaisir à causer” : on peut lui parler par
allusions. Pour Smerdiakov, la voix d’Yvan avant le meurtre est une conclusion
absolument évidente et naturelle de ses conceptions idéologiques
et de son affirmation que “tout est permis”. Il n’entend pas la première
réplique du dialogue intérieur d’Yvan, et ne croira pas
jusqu’à la fin que sa première voix ne voulait réellement
et sérieusement pas la mort du père.” [Bakhtine, p. 334]
Yvan ne veut rien savoir, ne veut rien
entendre, de sa deuxième voix. Smerdiakov s’adresse par ses allusions
à la voix cachée qu’Yvan lui-même veut ignorer. Les mots
de Smerdiakov s’adressent donc à la deuxième voix alors que c’est
la première qui lui répond Il s’ensuit que la première
voix (consciente) d’Yvan qui répond à Smerdiakov “est
entrecoupée ça et là par des répliques
cachées de la seconde voix.”. [Backhtine, 335]. Par rapport à
sa seconde voix, Yvan est décentré : il ne veut pas regarder de
ce côté-là mais fait un effort
désespéré “pour contourner quelque chose qui de
l’intérieur modèle déjà sa pensée et son
discours, et qui est la “vérité” invisiblement présente.”
[Bakhtine, 319]. On peut dire qu’Yvan se cache quelque chose qui lui reste
cependant constamment devant les yeux. Comme l’écrit très bien
Bakhtine :
“L’évolution de la vie
intérieure d’Yvan Karamazov, décrite par le roman, est dans une
large mesure un processus de reconnaissance et d’affirmation pour soi et pour
les autres de ce qu’en fait il sait depuis longtemps.” [p. 320]
On dirait Freud parlant de l’analyse d’un
hystérique. Si
Smerdiakov parvient à s’emparer de la voix cachée d’Yvan, c’est
dans la mesure où ce dernier refuse justement de regarder de ce
côté-là. Le fait que le discours de Smerdiakov noyaute le
discours d’Yvan (en s’adressant à sa seconde voix) va introduire une
polémique cachée, intérieure, dans le discours d’Yvan.
Alors que Mitia tente de remplacer la
voix d’autrui par la sienne propre, la voix d’Yvan subit l’intrusion de celle
de Smerdiakov. La lutte contre cet ennemi intérieur va produire des
dissonances particulières dans le discours d’Yvan. Voici comment les
décrit Bakhtine :
“ Ces dissonances dans la voix
d’Yvan sont très subtiles et ne se traduisent pas tant dans les mots que
dans des silences que ne justifie par le sens de son discours, dans des
changements de ton inexplicables par rapport à sa première voix,
dans un rire déplacé, etc...” [p. 335]
C’est la raison pour laquelle on peut
parler du discours d’Yvan comme d’un discours en pointillé :
il est rempli de points de suspension, de cassures, d’interruptions, qui ne
sont que la manifestation en surface d’un combat que se livrent ses voix
contradictoires qui se coupent continuellement avec une extrême
agressivité. Un tel type de discours freiné et interrompu est
particulièrement caractéristique : il nous fait penser à
ces phénomènes de parole dans lesquels Freud débutant
décelait le travail de la résistance chez les hystériques.
On peut donc dire d’Yvan qu’il commet
le parricide en pensée puisque, si sa seconde voix lui demeure
cachée, il n’en pense cependant pas moins. Ce qui fait écrire
à Berdiaeff :
“Yvan accomplit le crime en
esprit, en pensée; Smerdiakov le perpètre effectivement, donne un
corps à l’idée d’Yvan.” [p. 187]
Quelle est alors la position d’Yvan par
rapport à sa culpabilité ? Deux choses sont d’abord
à constater :
a) Yvan intervient comme tiers dans la querelle entre
Mitia et son père (voir ci-avant);
b) contrairement à ce que disent les
commentateurs, s’il y a bien une collusion secrète entre Yvan et
Smerdiakov, il ne s’agit pas d’un rapport en miroir (double) puisqu’il
se situe au niveau d’un dialogue (redoublé du côté
d’Yvan dans une polémique intérieure), dialogue plein de
sous-entendus entre les deux hommes. On doit donc s’attendre à ce
qu’autrui, pour Yvan, ne soit pas “lui” mais un “toi”, un “tu”
véritable. Et effectivement, au moment où l’ambivalence, la
contradiction interne d’Yvan s’accentue au maximum, c’est-à-dire lors de
ses trois derniers entretiens avec Smerdiakov au cours desquels Yvan s’acharne
à se démasquer et à se cacher, à faire, pourrait-on
dire, hurler ses deux voix simultanément ou l’une après l’autre,
que constate-t-on ?
Yvan sait à ce moment-là
que si Smerdiakov est innocent, c’est sa première voix qui a
été entendue par ce dernier, et que par conséquent,
lui-même, Yvan, est innocent; par contre, si Smerdiakov est coupable,
Yvan sait que c’est sa deuxième voix qui a été entendue
par Smerdiakov, et que, par conséquent, elle existe cette deuxième
voix, et qu’il est coupable, lui, Yvan. Poussé par lui-même dans
ses derniers retranchements, Yvan va prendre parti tantôt pour la
première hypothèse, tantôt pour la seconde. Mais ce qui
nous importe, c’est de constater qu’Yvan ne peut accepter ou refuser sa propre
culpabilité que via celle qu’il attribue à un autrui qui n’est
pas pour lui sa propre image : cet autrui est un “toi”, un “tu” avec lequel il
a parlé et parle encore et dont il est le répondant; Smerdiakov
n’est pas son double mais son complice, c’est-à-dire,
étymologiquement parlant, son “complex”, celui auquel il est “uni
étroitement” :
«“ C’est toi qui l’as
tué” s’écria-t-il soudain, Smerdiakov sourit, dédaigneux.»
[2, 293]
«“- Tu as menti, ce n’est pas
toi qui a tué” rugit Yvan.
“Tu es fou, ou tu
m’exaspères à plaisir, comme l’autre fois.”» [2, 304]
Rien que ce que nous venons de dire
concernant cette deuxième voix d’Yvan suffirait déjà
à nous convaincre qu’Yvan veut rester moral même dans la
complicité d’un meurtre car cette deuxième voix dit :
“... je veux que le meurtre ait
lieu en dépit de ma volonté car alors j’y serai
intérieurement étranger et n’aurai rien à me reprocher.”
[Bakhtine, 334]
Traduisons : si le meurtre a lieu, ce
sera à cause des circonstances, le hasard faisant que je devais
justement me rendre à Tchermachnia; mais, face à moi-même
et à autrui, je n’aurai pas à m’en sentir responsable. Les
circonstances auront simplement bien fait les choses; intérieurement, je
n’aurai rien à me reprocher ... Dans la mesure où l’on
définit classiquement la moralité d’un homme par la
qualité de son adhésion intérieure à une action
commise soit par lui-même, soit par autrui, dans le cas
précité, Yvan serait moralement irréprochable.
Mais cette définition de la
moralité est par trop étroite et même incorrecte; à
la suite de plusieurs chercheurs en ce domaine, nous avons
préféré voir dans la moralité l’instance
critique du droit. Et c’est alors qu’Yvan se révèle
être un moraliste.
Dès l’ancienne Rome
déjà et son droit quiritaire, la morale avait pour fonction
d’adoucir les rigueurs du droit. Aujourd’hui encore, la moralité est ce
qui critique le droit jusque dans ses fondements. Autrement dit, contrairement
à ce que pense un Kelsen, le droit ne s’auto-fonde pas mais il a
à se fonder en dehors de lui-même. Yvan nous apparaît donc
comme un moraliste dans la mesure où il va faire une critique morale du
droit en vigueur dans la Russie de la fin du 10ème siècle :
“Il y a longtemps que le peuple
russe appelle l’avocat une “conscience à louer”. Le défenseur
plaide pour son client : “l’affaire est simple; c’est une scène de
famille, comme on en voit tant. Un père a fouetté sa fille,
c’est une honte de le poursuivre.” Le jury est convaincu, il se retire et
rapporte un verdict négatif. Le public exulte de voir acquitter ce
bourreau. Hélas, je n’assistais pas à l’audience. J’aurais
proposé de fonder une bourse en l’honneur de ce bon père de
famille.” [1, 332] (voir aussi les exemples qui suivent, notamment
l’épisode du général, [pp. 332-333-3341]).
D’autre part, le bien auquel s’intéresse
Yvan n’est pas le bien au sens de la chose juridique (Mitia) mais le bien
moral en tant qu’il se définit dans son opposition au mal. Et Yvan
va critiquer et dénoncer comme immoral le mode de connaissance de la
différence entre le bien et le mal qui nécessite le passage par
l’expérience de l’injustice et de la souffrance des innocents :
“On dit que tout cela est
indispensable pour établir la distinction du bien et du mal dans
l’esprit de l’homme. A quoi bon cette distinction diabolique payée si chère
? Toute la science du monde ne vaut pas les larmes des enfants.” [1, 333]
Certes, Yvan est contradictoire, nous
l’avons vu, il est théoricien du “Tout est permis”. Il opère une
réflexion critique sur les fondements ultimes du droit : est-ce Dieu ?
Cela doit-il être la raison ? Il s’interroge sur ce que l’homme est en
droit de revendiquer légitimement : qu’est-il permis ? Qu’est-ce qui
est interdit ?
4. Aliocha
En quoi peut-on dire qu’Aliocha est
celui des frères qui inclut ? Nous savons que tout au début
du roman, le père Karamazov et ses fils sont réunis, dans un
esprit d’apaisement, dans la cellule du starets Zossime; même si ce n’est
pas Aliocha qui eut l’initiative d’une telle réunion, unique en son genre
dans le roman, même s’il nous est dit que cette initiative lui
déplut et l’effraya, il n’en demeure pas moins qu’en tant qu’homo
religiosus, Aliocha, solidaire de son starets, collabore à réunir
sa famille au monastère, lieu sacré, entouré d’une
enceinte. Dans “les frères Karamazov”, la fonction du religieux, qu’il
s’agisse de Zossime ou d’Aliocha, est toujours de relier, de réunir,
de réconcilier, d’inclure en un même lieu d’apaisement les
contraires qui s’affrontent.
Cependant, Aliocha est celui qui inclut
dans un autre sens aussi et ce sens me semble d’une importance capitale du
point de vue psychologique. Jean Mélon a vu en filigrane, dans
les quatre vecteurs szondiens, les quatre fantasmes originaires de Freud et il
a opéré un rapprochement entre le vecteur paroxysmal
(celui où se passe le roman) et le fantasme originaire de la
scène primitive. Nous avons constaté que Smerdiakov (e-) est
celui qui est exclu par le père de la scène, que Mitia (hy+), le
voyeur, cherchait à s’y inclure pour prendre la place du père,
qu’Yvan (hy-) cherchait quant à lui à interrompre la scène
en s’en excluant; Aliocha (e+) est celui dont le fantasme est de réunir
à nouveau dans le fantasme du père les parents dispersés
:
“Un an avant la fin de ses
études, il déclara soudain à ces dames qu’il partait chez
son père pour une affaire qui lui était venue en tête.” [1,
56]
“Comme son père lui
demandait pourquoi il n’avait pas achevé ses études, il ne
répondit rien mais se montra plus pensif que d’habitude. Bientôt
on constata qu’il cherchait la tombe de sa mère. Il avoua même
n’être venu que pour cela.” [1, 56]
“L’arrivée d’Aliocha
influa sur son moral (NB : le père) et des souvenirs qui dormaient
depuis longtemps se réveillèrent dans l’âme de ce vieillard
prématuré : “Saisis-tu, répétait-il à son
fils en l’observant, que tu ressembles à la possédée ?””
[1, 57]
“J’ai déjà
raconté qu’ayant perdu sa père à quatre ans, il se rappela
toute sa vie son visage, ses caresses “comme s’il la voyait vivante”. De
pareils souvenirs peuvent persister (chacun le sait), même à un
âge plus tendre, mais ils ne demeurent que comme des points lumineux dans
les ténèbres, comme le fragment d’un immense tableau qui aurait
disparu.” [1, 53]
Aliocha est celui qui fait se souvenir
le père de la mère d’Aliocha et de lui-même enfant, celui
qui inclut dans l’esprit du père, en un souvenir de famille, les membres
dispersés. Le père n’est pas exclu (e-) mais inclus avec la
mère et le fils (e+, la “sainte” famille).
Je voudrais, avant de poursuivre la
description de la position propre à Aliocha, citer une phrase de
Dostoiëvski à son propos qui résume à merveille, en
une seule formule, les propriétés caractéristiques de
cette position :
“Dans son enfance et sa
jeunesse, il se montra plutôt concentré et même
taciturne, non par timidité ou sauvagerie, mais par une sorte de préoccupation
intérieure si profonde qu’elle lui faisait oublier son
entourage. (...) Quelque chose en lui révélait qu’il ne
voulait pas se faire le juge d’autrui.” [1, 53]
Retenons ces quatre propriétés :
a) Aliocha est l’homme de la concentration;
b) il est l’homme de l’intériorité;
c) il lui arrive, étant donné cette
concentration et cette intériorité, d’oublier
son entourage;
d) il ne veut pas juger autrui.
En principe, idéalement, Aliocha se voudrait
à la fois “intérieur” et extérieur, attentif,
réaliste :
“ il me semble qu’Aliocha
était plus que n’importe qui réaliste” [1, 60].
Par rapport à son désir
parricide, Aliocha est concentré (et donc, corrélativement, il
est oublieux). Qu’est-ce que cela veut dire ? Le désir parricide est
donc le centre du roman. Smerdiakov par rapport au centre est excentré;
Mitia est dans l’axe du désir parricide; Yvan est décentré
par rapport à ce désir : il a un pied dedans, l’autre dehors;
Aliocha est tout cela à la fois et quelque chose en plus : il fait de ce
désir son propre centre, il se concentre sur lui afin de le transmuer.
Mitia est lui-même aspiré au centre de la spirale de ce
désir, emporté par la tourmente; Yvan se décentre : il
tâche d’en sortir, il est à la fois dedans et dehors; Aliocha en
sort complètement dans un premier temps pour, dans un second temps,
prendre en lui ce désir et s’y concentrer et, s’il n’oublie pas
l’existence de ce désir (s’il s’y concentre), il pourra peut-être
éviter le pire. Donc : Smerdiakov est le plus extérieur par
rapport au désir parricide et c’est lui qui passe à l’acte;
Aliocha est celui qui intériorise le plus ce désir; Mitia et Yvan
occupent des positions intermédiaires :
(1) e-
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(2) hy+
|
(3) hy-
|
(4) e+
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Smerdiakov
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Mitia
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Yvan
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Aliocha
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excentré
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centré
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décentré
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concentré
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(qui exclut)
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(qui s’inclut)
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(qui s’exclut)
|
(qui inclut)
|
Mais la
concentration d’Aliocha peut revêtir aussi un autre sens : il est
centré avec (cum) ses frères : il est dans le bain ou dans
le pétrin avec eux; les frères sont solidaires dans le crime
comme dans le salut.
Étant
donné que la position d’Aliocha est une position de solidarité,
on comprend que du point de vue de la culpabilité, il va défendre
l’idée de l’omniculpabilité, culpabilité “homoousienne”
(Evdokimov), c’est-à-dire consubtantielle aux quatre frères.
Mais avant de dire quelques mots de cette omniculpabilité, je voudrais
parler de la culpabilité d’Aliocha (qui donc est coupable pour les trois
autres et lui-même).
Aliocha est le premier
des frères qui va reconnaître SA culpabilité
personnelle, suite à ce que Freud appellerait trois causes
occasionnelles :
a) le petit Illioucha accuse
Aliocha d’être un Karamazov et il le mord; Aliocha n’y comprend rien mais
ressent de la culpabilité (en fait le petit garçon sait que Mitia
a humilié son père) [1, 256];
b) Aliocha a commis certaines
maladresses dans la relation entre Yvan et Catherine, à savoir que,
contre l’avis général qui tente de rapprocher Dmitri de Catherine
Yvanovna, Aliocha s’efforce de rapprocher Catherine et Yvan, cette tentative
ayant pour effet de repousser Dmitri vers Grouchegnka et donc de
réactiver la rivalité entre Dmitri et son père; donc par
cette erreur maladroite, Aliocha provoque la rivalité entre son
frère et son père, ce qui va dans le sens de pousser au
parricide, d’où la culpabilité consécutive d’Aliocha [1,
270-274-276];
c) Aliocha commet
également une maladresse vis-à-vis du capitaine en retraite
Sniéguirov, le père d’Illioucha que Dmitri a humilié
publiquement; voulant réparer la faute de son frère, Aliocha en
remet; d’où, à nouveau, surgissement de sa culpabilité [1,
301].
Aliocha
reconnaît donc SA culpabilité (il ne sait pas encore qu’elle a
avoir avec le parricide) et il reconnaîtra plus tard que SA culpabilité
est étroitement intégrée ou liée à celle de
ses trois frères. Car en tant que religieux, Aliocha reprend l’axiome
du starets Zossime (idée que ce dernier a repris à son propre frère,
Marcel, qui s’était converti) :
“... chacun de nous est coupable
devant tous pour tous et pour tout, et moi plus que les autres” [1, 388]
Or, il
apparaît que la reconnaissance de l’omniculpabilité est une
manière de transmuer la culpabilité, de la faire déboucher
sur autre chose qu’elle-même. En quoi peut-on dire avec Dostoïevski
que cette omniculpabilité est la porte du salut ?
1) elle permet à
l’individu de réintégrer une totalité, le “suicide total”
consistant en ce que “tous se sont fractionnés en unité “[1,407];
la culpabilité supportée par tous, partagée dans la
solidarité, est plus facile à porter pour l’individu;
2) cette culpabilité, de
par son universalité totalisante, est grâce et non accablement,
joie et allégresse, accord avec la totalité de la vie (Marcel
demandait pardon aux oiseaux) [1, 389; Evdokimov : 6, 86-87-88-89-357];
3) la culpabilité
infinie permet de faire le saut vers la responsabilité [1, 428] et elle
se change en amour infini [1, 236 et 276] : “L’amour agissant, c’est le travail
et la maîtrise de soi, et pour certains, une vraie science” [1, 102]; en
pardon total (cf. l’extase d’Aliocha) : “il peut tout pardonner, à tous
et pour tout, car c’est lui qui a versé son sang innocent pour tous et
pour tout” [1, 337];
4) l’innocent prend sur lui la
culpabilité du coupable [1, 429] et le coupable hérite de
l’innocence de l’innocent [1, 430], d’où il s’ensuit que la
culpabilité est vaincue : il n’y a plus rien à pardonner.
Smerdiakov, en
première position du circuit (e-), nie radicalement la
culpabilité qui, revenant au galop, le fera tuer; Aliocha, en
dernière position (e+), accepte radicalement la culpabilité, ce
qui lui permet de la dépasser.
Aliocha commet le parricide
par omission ou, plus précisément, par défaut;
le désir parricide qui existe chez lui s’exprime de manière
très déguisée :
1) au début du roman,
Aliocha pense fuir le monde (du parricide, du conflit
frères-père) mais le starets Zossime le renvoie au milieu de ses
frères qui ont besoin de lui [1, 128];
2) Aliocha perd sa
concentration ou encore, ce qui revient au même, oublie de s’occuper de
son frère Dmitri (s’occuper = travailler avec lui à la
réconciliation avec le père) [1, 361; 2, 188] alors qu’il sait
bien qu’il y a danger que Dmitri tue le père et que donc , il doit
veiller sur lui et non pas l’oublier; or, il va oublier [1, 252] (voir le
contraste frappant encore [1, 252] et [1, 361] :
“Mon père est
irrité et méchant, il demeure ancré dans son idée.
Dmitri s’est lui aussi affermi et doit avoir un plan ... il faut absolument que
je le rencontre aujourd’hui...”
Mais Aliocha se laisse
distraire, divertir et :
“Plusieurs fois dans la suite,
il s’étonna d’avoir pu, après le départ d’Yvan, oublier si
totalement Dmitri, qu’il s’était promis, le matin même, de
rechercher et de découvrir, dût-il passer la nuit hors du monastère”.
3) Aliocha se ment et ment
à Yvan en ne voulant pas croire à la possibilité du
parricide (comparer [1, 208 et 211] avec [2, 290];
4) comme nous l’avons vu, il
organise inconsciemment le conflit Mitia-Fiodor, en poussant Mitia dans les
bras de Grouchegnka ou, plus exactement, en rapprochant Yvan de Catherine (donc
en écartant indirectement l’idée d’un rapprochement
Mitia-Catherine); ici, Aliocha est actif dans l’organisation du parricide.
Cette
présence du désir parricide chez Aliocha, telle qu’elle s’exprime
en se donnant comme absente, par défaut ou omission, conserve au discours
d’Aliocha une droiture apparente qui lui permet de se développer en
ligne droite. Tout comme Smerdiakov, Aliocha développe un discours
pénétrant (“mot pénétrant” selon Bakhtine), ferme,
et il regarde également l’interlocuteur dans les yeux :
“- Tu sais toi-même qui,
fit Aliocha d’une voix basse et pénétrante.” [2, 279]
“- Ce n’est pas toi qui as
tué, pas toi, répéta avec fermeté Aliocha.” [idem]
“Aliocha pâlit, regarda
en silence son frère dans les yeux.” [2, 290]
“... : il y a plaisir à
causer avec un homme intelligent, répondit fermement Smerdiakov avec un
regard pénétrant” [1, 377; I, 361 à 371]
Cependant, il y a dans le
discours d’Aliocha de la douceur alors que celui de Smerdiakov
n’est que froideur. Le discours de Smerdiakov meurtrit, blesse;
celui d’Aliocha s’efforce de déculpabiliser. Bakhtine a raison
de souligner que Smerdiakov s’empare de la voix cachée d’Yvan alors
qu’Aliocha fait crédit à son frère : il entend et
répond à la voix consciente d’Yvan qui affirme qu’il ne
désire pas le parricide. Mais Aliocha aurait peut-être pu entendre
la voix cachée afin de ne pas laisser cette part-là d’Yvan
à Smerdiakov seul. Il aurait pu aider Yvan à prendre conscience de
son désir parricide. Yvan ne serait pas parti pour Tchermachnia,
Smerdiakov n’aurait pas interprété ce départ comme une
caution et n’aurait pas tué. Mais Aliocha n’a pas voulu entendre (cf.
Bakhtine, p. 320-330-334].
En quoi alors,
étant donné ce qu’on vient de dire, Aliocha est-il l’homme de
l’éthique ? Soyons concret, partons d’un passage du roman :
“Cependant il aimait ses
semblables, et toute sa vie, sans passer jamais pour nigaud, il eut foi en
eux. Quelque chose en lui révélait qu’il ne voulait pas se faire
le juge d’autrui. Il paraissait même tout admettre, sans
réprobation, quoique souvent avec une profonde mélancolie. Bien
plus, il devint dès sa jeunesse inaccessible à
l’étonnement et à la frayeur. Arrivé à vingt ans
chez son père, dans un foyer de basse débauche, lui, chaste et
pur, il se retirait en silence quand la vie lui devenait intolérable,
mais sans témoigner à personne ni réprobation, ni
mépris. Son père, que sa qualité d’ancien parasite
rendait fort sensible aux offenses, lui fit d’abord mauvais accueil : “il se
tait, disait-il, et n’en pense pas moins”; mais il ne tarda pas à
l’embrasser, à le caresser; c’étaient à vrai dire des
larmes et un attendrissement d’ivrogne, mais on voyait qu’il l’aimait de cet
amour sincère, profond, qu’il avait été jusque-là
incapable de ressentir pour qui que ce fût ...” [1, 53]
Aliocha ne fait
pas la morale, au contraire d’Yvan qui, avec son “Tout est permis”, se
permet de juger, de dénoncer, de s’indigner, lui qui déclarait :
“je n’ai jamais pu comprendre comment on pouvait aimer son prochain” [1, 326].
Avec son “Tout est permis”, Yvan fait la morale à tout le monde. Yvan a
honte de la conduite de son père (cf. ci-avant). Aliocha est le seul
des frères qui témoigne de l’amour pour son père.
Nous entendons le concept
d’“éthique” au sens de l’éthos grec (êthos), le concept
qui englobe ceux d’habitat, d’habitude, d’habitus, le plus
extérieur et le plus intérieur, c’est-à-dire, dans l’ordre
et par inclusions conceptuelles successives : la loi, le droit,
la morale.
Aliocha est
à la fois excentré, centré, décentré,
concentré par rapport au désir parricide, c’est-à-dire
qu’il est à la fois l’homme de l’intériorité à
l’oeuvre pleinement - oeuvre de médiateur entre ses frères -
dans l’extériorité (au sens de l’entourage). Sa mission
est d’éviter que le parricide ait lieu. Yvan le moraliste est en
polémique constante avec lui-même, il ne s’extériorise pas
mais s’acharne à être moral, à se faire violence, à
nier ce désir qu’il porte en lui et qu’il ne veut pas voir, ni savoir.
Aliocha, lui, travaille à aménager un espace d’apaisement
où les contraires en opposition pourraient se réconcilier. C’est
pour cela que le starets le renvoie auprès de ses frères, dans la
maison paternelle.
L’homme du droit
s’efforce de positiver la loi : que celle-ci ne soit plus simplement une
interdiction mais qu’également et au contraire, elle assure au citoyen
le respect de ses droits en les protégeant. De même, l’homme
de l’éthique s’efforce de positiver la morale : qu’elle serve donc
à autre chose qu’à se faire violence à soi-même; il
s’efforce de lever le refoulement, de ne pas “oublier” : (a) l’interdit du
parricide; (b) l’existence effective du désir qu’il ait lieu. Autrement
dit, l’homme de l’éthique s’efforce de déculpabiliser
là où le moraliste culpabilise car l’homme de
l’éthique sait que la culpabilité est en elle-même
mortifère. L’homme éthique prône la reconnaissance de la
culpabilité afin de permettre son dépassement dans une prise de responsabilité :
“il résolut de ne plus
“penser” au “mal” qu’il venait de faire, de ne pas se tourmenter par le
repentir, mais d’agir;” [1, 276]
Alors que la morale est la
négation sur soi de la violence qu’on porte en soi (Kierkegaard verra même dans la
moralité un péché ou, du moins, une tentation), l’éthique
est la reconnaissance et la transmutation de ce désir. La nature de
cette transmutation qui ne doit pas être un refoulement ou une
méconnaissance (comme c’est le cas dans la morale) reste inconnue.
L’homme
éthique, au sens d’Aliocha Karamazov, s’efforce de travailler à
l’accomplissement (réalisation et déplacement) de la loi dans
l’amour actif, agissant [1, 102] : la loi n’est pour lui qu’un moyen que
l’amour transcende car quand on aime, il n’y a plus rien à pardonner;
c’est ce dont font l’expérience tant Mitia que Catherine, à la
fin du roman, après que Mitia ait été arrêté,
et après qu’il ait reconnu sa culpabilité en rejoignant Aliocha
dans sa position quatrième :
«“As-tu pardonné ?”
murmura enfin Mitia, et aussitôt, se tournant radieux vers Aliocha, il
lui cria : “Tu entends ce que je demande, tu entends...”»
“- Je t’aime parce que ton
coeur est généreux, dit Katia. Tu n’as pas besoin de mon pardon,
pas plus que je n’ai besoin du tien.” [2, 468]
Le moraliste ne saurait aimer
parce qu’il est trop occupé à refouler, à nier la violence
qu’il porte en lui. Or, pour vraiment aimer, il faut se savoir capable de
tuer. C’est seulement à cette condition qu’on peut faire le choix de
ne pas tuer. C’est au-delà du refoulement que se trouve le seuil de
l’éthique. Tel est bien, avant Freud, le testament de Dostoïevski.
BIBLIOGRAPHIE
1. F.M. DOSTOIEVSKI, “Les
frères Karamazov”, vol. 1, coll. Folio, Gallimard, Paris.
2. F.M. DOSTOIEVSKI, “Les
frères Karamazov”, vol. 2, coll. Folio, Gallimard, Paris.
3. Nicolas BERDIAEFF, “L’esprit
de Dostoïevski”, Stock, 1974.
4. Arnold STOCKER, “Ame russe,
réalisme psychologique des frères Karamazov”, coll. Action et
Pensée : 18, Genève, 1945.
5. Mikhaïl BAKHTINE, “La
poétique de Dostoïevski”, Seuil, 1970.
6. Paul EVDOKIMOV,
“Dostoïevski et le problème du mal”, Desclée de Brouwer,
1978.
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