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SZONDI - RORSCHACH : INTERANALYSE

 

SZONDI - RORSCHACH : INTERANALYSE

A PROPOS DU TRAUMATISME

DU POINT DE VUE DE L'AFFECT

 

Jean KINABLE

 

Mon propos se développera en deux temps. Une première étape explicitera ce choix du terme « interanalyse » pour évoquer l'usage conjoint de ces deux méthodes projectives dont la pratique sur le terrain est sans doute plus fréquente que l'on n'en trouve des échos dans les publications de la littérature consacrée à la psychologie projective. Or, cet usage conjoint peut se déployer sur l'ensemble des formes et figures de la psychopathologie, tout autant qu'il peut concerner, a priori, n'importe quelle problématique rencontrée par la clinique en matière de santé, mentale et somatique tout ensemble. S'il en va bien ainsi, discuter des principes méthodologiques d'une telle conjonction d'instruments et de leur mise à l'épreuve des questionnements cliniques pourrait nous entraîner à devoir trop embrasser, et donc mal étreindre, l'ensemble des thèmes et interrogations à traiter que fait surgir un pareil projet. Aussi mon propos se concentrera-t-il, en un second temps, sur la seule question du traumatisme, laquelle me paraît pouvoir tout particulièrement bénéficier d'une telle interanalyse. Expliciter en quoi et tenter de le montrer ne pourront se faire que d'une manière partielle. Avoir retenu le traumatisme se justifie aussi par l'actualité de ce thème de recherche dans plusieurs travaux en cours où je suis impliqué, notamment la thèse de doctorat de Fiorella Febo au sujet des grands brûlés, thèse dont l'un des mérites consiste dans un effort soutenu, si rare, pour entretenir le parfois difficile dialogue entre interprétations szondiennes et rorschachiennes.

Autant donc, au seuil de cet exposé, commencer par un avertissement : si le titre annonce un propos ambitieux, vu l'ampleur du sujet, au risque d'avoir suscité des attentes d'ordres fort divers, l'on ne peut procéder, cependant, qu'en opérant des choix restrictifs, en espérant que ceux-ci présentent quelque pertinence, mais en ne prétendant nullement à la moindre exhaustivité. Les options prises ci-dessous seront donc nécessairement critiquables : opérant par découpage délimitatif et ne retenant que ce qu'il décide de prendre en compte, un choix, quel qu'il soit, s'avère toujours coupable en regard de ce que, injustement, il a laissé à l'abandon, en marge ou en jachère, le réservant peut-être à plus tard pour une prise en charge ultérieure. En attendant cette éventuelle reprise, considérons un tel reste comme la «part laissée à l'autre»[1] selon la fameuse formule de J. Schotte pour qualifier le profil théorique complémentaire déduit lors de la passation du Szondi au vu des choix posés.  En outre, gageons que mes options trouveront à se justifier des quelques propositions qu'elles auront rendues possibles.

Une difficulté supplémentaire cependant, qui s'est imposée à moi pour l'effectuation de ces choix, est la suivante : au sujet de chacun des deux tests, il est aléatoire de mesurer les connaissances et compétences présumables de la part de l'auditoire, vu cette tendance trop fréquente dans la formation  aux méthodes projectives (une fois dépassée, du moins, cette prévention encore plus fréquente, chez le clinicien idéalisant le thérapeutique, que l'usage de tests n'appartienne pas aux tâches suffisamment nobles auxquelles se vouer – sans parler des anathèmes de la part de certains tenants de la thérapie) tendance donc à se spécialiser dans une seule méthode à l'exclusion des autres. Si la présence à un colloque dit szondien autorise de tabler sur un minimum d'intérêt et d'expérience au sujet du test de Szondi, il n'en va sans doute pas de même, ni de façon équivalente, en ce qui concerne le Rorschach. Aussi est-ce à son propos surtout que mes considérations risquent de paraître en dire trop ou trop peu. Trop : rappels inutiles ou vues peut-être inédites mais insuffisamment poussées. Trop peu : supposant connues des informations manquantes ou négligeant l'évocation d'expériences qui permettraient d'apprécier la pertinence des propositions avancées.

Mais foin de précautions, venons-en au vif du sujet.

 

QU’ENTENDRE PAR INTERANALYSE ?

 

Pour aborder notre thème, il faut donc préciser ce qui est visé par le terme d' « interanalyse ». En effet, une procédure classique, pour l’usage conjoint de plusieurs instruments projectifs, est d’engager une démarche de différenciation et de confrontation. Celle-ci passe par des rapprochements et des mises en correspondance tant de conceptions théoriques que de résultats testologiques. Elle enquête, d’une part, en testant la confirmation, l’infirmation ou l’approfondissement des diagnostics issus des méthodes respectives, d’autre part, en éprouvant la vérifiabilité des conceptions nosologiques, mais aussi en examinant les problèmes de validation spécifiques à chacun des instruments dans leur efficacité clinique (laquelle ne se réduit pas au seul diagnostic), tout en tentant éventuellement une validation de l’un par l’autre, et réciproquement.

Les cheminements dès lors empruntés suivent plusieurs voies. Trois sont évoquées ci-dessous, sans établir d’ordre de préséance entre elles.

Mesurer au plus juste la portée révélatrice des données projectives fournies par chaque instrument. On tentera, d’une part, d’élaborer ou de renouveler les méthodes de lecture et d’analyse permettant d’élucider, de déchiffrer et de systématiser une telle puissance de révélation ; d’autre part, on cherchera à rendre compte des mécanismes mêmes d’une telle révélation, au travers des fonctions mises en jeu par la personne pour répondre à la tâche que le test demande d’elle. L’analyse évaluative de cette portée révélatrice conduit à préciser ce qui se donne à connaître, ou pas (ce qui en échappe) à la faveur de telles médiations instrumentales. Ceci en ce qui concerne le diagnostic possible du psychisme, soit les questions suivantes :

- comment se structurent la réalité psychique et le fonctionnement de la subjectivité dans leurs rapports aux situations de la réalité extérieure et de l’entourage ;

- selon quels processus s’ouvre et s’établit cette « autre scène », à la topographie complexe, que l’on appelle l’espace psychique ou la sphère mentale ;

- selon quels mécanismes producteurs fonctionnement, s’organisent et se dramatisent, dynamiquement et économiquement en ces lieux spécifiques, l’élaboration mentale par l’appareil psychique à penser et la construction-formation de l’intéressé par le système instanciel de la personnalité ;

- comment y repérer les indices des diverses logiques de structuration caractéristiques des différentes formes de psychopathologie.

Comparer, pour un même sujet, les portraits ou profils de personnalité résultant des données projectives, tout en les confrontant aux autres données cliniques recueillies par ailleurs. Ici les points de divergence sont peut-être les plus intéressants en ce qu’ils peuvent nous indiquer au moins deux choses :

- en quoi consiste la sphère de révélation spécifique à chaque test, en correspondant chacun à tel registre de fonctionnement du psychisme susceptible dès lors de venir s’y manifester électivement ;

- en quoi le sujet est capable de différer de lui-même (tout autant que de ce que l’on saisit de lui), plutôt que d’être toujours égal à lui-même ou de se répéter à l’identique ; en quoi il dispose donc d’une gamme variée de ressources mobilisables dans le travail clinique.

Interroger les théories de référence tant au sujet de la méthode qu’en matière de psychopathologie[2] et poursuivre le travail de conceptualisation, compte tenu également des évolutions historiques que connaissent la pathologie et la santé.

            De ces différents points de vue, il est bon de rappeler que le test de Szondi et celui de Rorschach ne sont point à égalité ni en situation équivalente. Des différences notables se marquent quant à leurs possibilités d’utilisation, ainsi qu’en ce qui concerne la part prise par la théorisation et les avancées de celle-ci.

1. Du point de vue de la passation, tout d’abord, le Szondi peut prétendre davantage à une quasi universalité, hormis certains cas où le simple choix demandé paraît impossible au sujet, compte tenu de son état pathologique, ou semble perdre toute signification, en raison d’une déficience mentale trop profonde. En revanche, le Rorschach relève de conditions d’applicabilité plus restreintes dans la mesure où la tâche demandée non seulement exige, de la part du sujet, la capacité de mettre en oeuvre dialectiquement plusieurs gammes de fonctions mentales d’ordres distincts, tout en passant par une mise en mots, mais cette tâche dépend aussi des dispositions présentes, liées à des circonstances conjoncturelles, dispositions dans lesquelles le sujet se trouve à l’égard de cette sollicitation à exercer, via la parole, ses compétences propres ou ressources personnelles disponibles. Aussi est-il dans la logique du dispositif même que la performance d’un même sujet puisse varier selon les situations et les moments : l’entreprise de l’épreuve de passation garde toujours un aspect aventureux et imprévisible quant à ce dont la prestation, finalement obtenue, pourra être tenue pour représentative et significative. Alors que, à l’inverse, un profil szondien, d’une passation à l’autre comme d’un sujet à l’autre, présente une façon de faire son jeu « complet » par rapport à un même et égal ensemble de cartes à jouer.

2. Du point de vue du rapport théorie-pratique, la situation des deux tests a quelque chose d’un positionnement inverse l’un de l’autre. En effet, mort prématurément avant d’atteindre la quarantaine, Rorschach n’a eu le temps que de présenter son instrument et nous léguer quelques principes méthodiques d’interprétation pour en jouer cliniquement, instrumentistes que sont appelés à devenir tant le patient que le clinicien. Au cours de sa longue vie, Szondi s’est employé à élaborer les résultats accumulés par la pratique de son dispositif expérimental et à déployer les implications nosologiques, voire thérapeutiques, du système pulsionnel qu’il avait établi. On sait aussi comment et dans quelles orientations, à la suite des travaux de J. Schotte, la dite « école de Liège-Louvain »[3] a poursuivi diverses élaborations théorico-cliniques. Tant et si bien que, en forçant quelque peu le trait, nous pourrions mettre en contraste nos deux tests en disant ce qui suit.

2.1. Le recours au test de Rorschach a connu une très large diffusion pour de multiples usages, ce qui n’a jamais cessé de confirmer l’efficacité clinique de la méthode, tandis que la théorisation susceptible de rendre compte, en la fondant, d’une telle expérience a plutôt mal

suivi et s’avère toujours quelque peu en reste. Les modèles théoriques les plus divers ont été utilisés pour analyser et interpréter les protocoles du Rorschach. Sans doute cela fait-il partie de cette richesse intrinsèque propre à l’instrument qu’il se prête ainsi à plusieurs abords théoriques possibles. Par ailleurs, le praticien pourra légitimement bénéficier de tout le reste de son expérience clinique et s’en référer à des paradigmes théoriques hétérogènes pour interpréter des résultats qui paraissent assez immédiatement parlants d’eux-mêmes. Initiée par D. Anzieu, poursuivie notamment à travers les travaux du laboratoire de C. Chabert, une importante école française a choisi la référence psychanalytique, tout en privilégiant les confrontations avec le T.A.T.

2.2. Aisés à recueillir, les profils szondiens ne deviennent parlants que grâce à un appareil théorique exigeant et complexe à maîtriser. L’intérêt du schéma pulsionnel légué par son concepteur a donné lieu à des développements théoriques qui ont pu paraître s’émanciper du lien à la pratique testologique : ces théorisations prétendaient pourtant, par le déploiement des virtualités du système, établir de nouvelles conditions de possibilité préalables à une lecture approfondie, voire inédite, non seulement des résultats obtenus au test, mais aussi de l’intelligibilité des pathologies examinées, ainsi que de bien d’autres témoignages cliniques, notamment issus d’oeuvres culturelles, d’organisations institutionnelles[4], de formations collectives, etc. Cependant, ces développements resteraient en attente d’attestations clinico-testologiques plus décisives.

            Ainsi, par exemple, dès 1966 un A. Vergote, à l’occasion de son étude intitulée « Complexe d’Oedipe et complexe de Caïn », terminait-il son travail en déclarant : « La question reste ouverte de savoir si un test d’analyse pulsionnelle peut dévoiler cette forme nouvelle [à savoir, en l’occurrence, l’instauration, en tant qu’instance psychique, de la conscience éthique]. Et si oui, comment ? » (1971, p. 454). Une telle interrogation ne nous a jamais quittés. On pourrait également la formuler en se demandant ce qui, de nos spéculations théoriques inspirées de la rencontre entre nos expériences cliniques et nos conceptions du système szondien, trouve à s’inscrire dans les profils résultant du test et à éprouver sa pertinence pour l’étude de cas singuliers[5]. Une autre façon encore d’aborder le même problème, en partant cette fois des données testologiques, est de considérer ce qui suit : les profils nous fournissent bien des formules de composition qui configurent les facteurs  racines, les plus radicaux pour la production des phénomènes, et qui sont au principe d’un large éventail de modalités d’actualisation possibles, très diverses, sous des formes de manifestation d’ordre pathologique tout autant que ressortissant à la santé ou à une socialisation de bon aloi. Dès lors la question reste ouverte de rechercher les indices (tenant sans doute à la dynamique d’ensemble) qui permettraient d’évaluer laquelle de ces actualisations possibles, de natures si différentes, se joue dans le cas concerné. La lecture de l’ouvrage de S. Déri (1998) en est particulièrement démonstrative : chaque configuration de signes voit sa signification s’emplir de valeur et de sens variables selon l’âge de l’intéressé et la phase de son devenir, ainsi que suivant qu’elle se présente sous une version morbide, caractérologique, normalisée, socialisée dans une option professionnelle, motivant un choix relationnel, etc. Mais comment décider, à partir du seul test, de la version selon laquelle cette configuration racine se traduit cliniquement ?

            C’est peut-être là qu’une interanalyse rend certains services et apporte une contribution intéressante. En une sorte d’échange de bons procédés entre méthodes, la conceptualité Schotto-Szondienne nous fournit une grille d’analyse pour enrichir la lecture des phénomènes engendrés au Rorschach, tandis que, en retour, ceux-ci peuvent témoigner des versions manifestes sous lesquelles se trahissent les configurations de facteurs racines qui seraient au principe actif de leur production. Ainsi, dans les confrontations entre ces deux types de données projectives, comme avec des données cliniques d’autres provenances (entretiens, anamnèse, narration, séances de thérapie, ateliers d’activité culturelle ou artistique, etc), l’interprétation-déconstruction d’un même corpus de données devient un analyseur potentiel pour l’intelligibilité des autres, et réciproquement.

           

            Ces préliminaires étant posés, passons à la problématique du traumatisme : elle représente un lieu commun aux deux méthodes, lesquelles en offrent aussi un abord original, propre à chacune.

 

CLINIQUE DU TRAUMATISME

 

Un fait diffère d’un événement. Si brutal soit-il dans sa survenue, si violent soit-il dans son effet de choc, si annihilant dans son impact subjectif, si maléfique dans ses conséquences, ... si atroce ou effroyable que soit la teneur dramatique de son déroulement, si évidentes que soient ses atteintes les plus purement objectives à l’intégrité de qui le subit, le fait brut, dans sa réalité factuelle (dont certains ont prétendu établir des échelles de gravité), ne suffit pas encore à autoriser de parler ni d’événement traumatique ni de traumatisme psychique. Passer du fait à l’événement à proprement parler, c’est-à-dire du fait tel qu’il serait descriptible et constatable de l’extérieur, tel qu’on peut prétendre en établir la réalité (matérielle) et décider de sa vérité (objective ou tranchée judiciairement), passer de pareil fait à ce qui fait véritablement et authentiquement événement existentiel, événement d’une histoire de vie, événement vécu en propre et en personne par l’intéressé auquel il appartient de pouvoir réaliser ce qui lui arrive et éprouver la vérité de ce qu’il en advient ainsi de lui, un tel passage implique l’entremise de la subjectivité, de la personnalité et du psychisme. De même, parler de traumatisme, en le qualifiant de « psychique », pointe l’effet produit par l’événement chez le sujet dans le registre psychique, tout à la fois intra- et interpersonnel sans doute, mais en tant qu’il faut en affirmer l’autonomie et l’autologie, tant vis-à-vis du biologique que vis-à-vis du socio-économico-culturel.

Un thérapeute[6] peut prendre pour option thérapeutique (souvent parce qu’il y voit une condition de possibilité nécessaire, préalable à toute élaboration psychique) d’insister sur l’exogénéité foncière de l’événement (assurant à la victime de n’être pour rien dans la survenue même du fait). Il peut insister également sur l’importance à accorder à la réalité événementielle, sur le soutien d’une démarche pour obtenir reconnaissance et réparation qui soient d’ordre social, voire en justice. Il n’empêche que le travail psychothérapeutique porte sur l’endogène et la mise en cause de soi : il concerne (et oeuvre sur) la dramaturgie interne des processus mentaux, en particulier l’activité fantasmatique (ressortissant à la réalité psychique) à l’occasion et à propos de l’événement critique.

A lire Freud, on peut voir se discerner deux appréhensions différentes du traumatisme : d’une part, en tant  qu’événement, incident historique dont la contribution à l’étiologie de diverses pathologies est envisagée ; d’autre part, un trauma inéluctable, obligé et d’un tout autre ordre, tel un fait de structure et un effet de structuration, appartenant constitutivement ou constitutionnellement aux conditions mêmes (aux « lois ») du système pulsionnel, de l’organisation psychique et de la construction de la personnalité. Or justement, nous pourrions considérer que le test de Rorschach se prête électivement à la survenue de phénomènes équivalents au traumatisme en tant qu’événement existentiel, tandis que le test de Szondi inscrit, dans le schéma pulsionnel qui le fonde, une acception structurale du trauma.

Au Rorschach c’est le phénomène particulier dit de « choc » justement qui en est tenu comme paradigmatique et qui offre l’occasion d’une analyse de la traumatisabilité actualisée du sujet.

En ce qui concerne le Szondi, dans notre effort de circonscrire les spécificités de chaque vecteur et de définir les coordonnées aptes à articuler les enjeux propres à chacune des scènes de la topique pulsionnelle, le concept de trauma figure en bonne place parmi ces coordonnées, où il a tout particulièrement partie liée avec l’un des fantasmes originaires et avec une forme d’angoisse singulière. Des propositions pour en formuler la teneur spécifique selon les vecteurs circulent dans l’ouvrage de Ph. Lekeuche et J. Mélon « Dialectique des pulsions ». Ainsi y est-il notamment question : du traumatisme de « séparation » (qu’il s’agisse de la « naissance » ou du « sevrage ») pour le vecteur C, de celui d’ « intrusion » ou de « perte d’objet » pour le vecteur S, de celui de la « différence des générations » pour le vecteur P et enfin de celui de la « différence des sexes » pour le vecteur Sch. Corrélativement, les fantasmes originaires seraient respectivement : celui du « retour au sein maternel », celui de « séduction », celui de la « scène primitive » et celui de « castration » – dont l’avers serait celui d’ « auto-engendrement » ajouterais-je. Quant aux formes d’angoisse correspondantes : celle d’ « abandon » ou de désaide (Hilflosigkeit), celle de « vide » ou de « perte », celle de « culpabilité, de faute et de punition », celle de « dépersonnalisation » enfin, ou de (dé)responsabilisation dirais-je.

A partir du système de concepts métapsychologiques ainsi mis au point, en relisant ensemble Freud et Szondi à l’aide de Schotte, indépendamment même du recours à l’instrument testologique, nous disposons également d’une grille d’analyse pour déconstruire les composantes et les mécanismes d’un événement traumatique, quel qu’il soit. En un premier temps, tel traumatisme particulier peut trouver à se définir par celui des registres existentiels (tels que discernés par la topique szondienne) où situer le point d’impact auquel sa puissance d’effraction porte atteinte. En même temps sont repérées la dynamique et l’économie vectorielles dont ses effets de choc viennent, tout à la fois, altérer et instiguer l’efficacité productive, mettre en échec et au défi la mécanique défensivo-promotionnelle, provoquer la stupeur et le tremblement, entraîner la sidération, la confusion, la désorganisation, le débordement, l’incapacitation... mais aussi l’impérieuse nécessité de restauration, de reconstruction, voire de transformation. Ainsi, par exemple, analysera-t-on volontiers la teneur critique d’un viol (ou autre agression sexuelle) selon la logique propre au vecteur S. C’est-à-dire, notamment, dans ses effets de ravalement du sujet au statut d’objet instrumentalisé pour les besoins de la jouissance d’un autre, au mépris de tout désir de sa part, jusqu’à perpétrer une mise à mal/mort de sa position de sujet ; on pourra l’analyser également en tant que transgression de la loi du change et de l’échange ; dans ses correspondances avec la fantasmatique de séduction et la reviviscence d’éventuels épisodes d’abus de cet ordre ; dans son efficience à pétrifier ou à solliciter la dramatisation des ressorts pulsionnels où s’enracine la vie sexuelle. En outre, le système szondien invite également à poursuivre l’analyse dans le sens des conséquences et des répercussions sur l’ensemble des trois autres registres : tant ceux de l’humeur et des affects que celui du moi, registres où les crises qui leur sont spécifiques peuvent s’en trouver provoquées : perte d’une confiance de base en un univers participatif et en une communauté d’appartenance ; sentiment d’injustice réclamant vengeance ou réparation ; mise en cause d’une culpabilité ou d’une responsabilité personnelles ; rupture de la continuité d’être et restauration de soi encore en souffrance, etc.

 

 

Rorschach et événement traumatique

 

En quoi et comment le Rorschach offre-t-il les conditions de possibilité pour une actualisation de la traumatisabilité du sujet et propose-t-il de mener une analyse du traumatisme en tant qu’événement ?

Ici nous serions nécessairement conduits à remobiliser toutes ces notions freudiennes capitales qui gravitent autour d’une telle acception du traumatisme, à savoir entre autres : l’inscription de traces (indélébiles, mais de quel ordre ?) aux destinées variables, l’amnésie et le refoulement, l’après-coup, l’incapacitation du psychisme à maîtriser et à élaborer la charge d’affects due à un excès énergético-économique.

Je m’en tiendrai à quelques indications polarisées, comme je le ferai ensuite à propos du Szondi, sur la question de l’affect. En effet, cette communication m’a été l’occasion de travailler davantage le vecteur P alors que mes précédents travaux[7], souvent présentés en ce cénacle, avaient concerné préférentiellement les trois autres.

Il convient sans doute de commencer par rappeler quelques principes de fonctionnement de l’expérience Rorschach, notamment quant à ce qu’elle met à l’épreuve dans le chef du sujet.

 

Celui-ci est mis en présence d’un matériau (celui des taches) d’autant plus étrange qu’il est dépourvu de sens : d’une signification préétablie, quelque peu énigmatique sans doute mais qu’il suffirait de dévoiler, signification déjà là qu’il faudrait pouvoir reconnaître... en traitant cognitivement des informations fournies. Ce matériau insensé, ou non encore sensé, lui tombe dessus comme par hasard mais dans une intention mal identifiable de la part de qui le lui propose, quoi qu’il en dise. Aussi cette mise en présence est-elle une expérience de vacillation des repères, d’instabilisation des références, de défaillance d’un quelque chose d’extérieur qui soit sûr et certain, auquel pouvoir se raccrocher et s’en tenir. Pour se faire le sujet de pareille situation, ainsi qu’il est appelé à le devenir, le testé se doit, à l’instar du Dieu Créateur de La Genèse, d’engendrer un monde qui ne pourra qu’être sien et à sa ressemblance. L’opération primogénétique est de procéder à des partages qui discernent et répartissent, discriminant le ciel de la terre, l’océan des continents, le jour de la nuit avant que de peupler l’ouverture du monde, ainsi constitué entre ciel et terre, des divers règnes du vivant pour terminer par l’homme créé à son image. Pour procéder de même, le sujet, contraint à la liberté, n’a d’autre marche à suivre que celle qu’il inventera en la tirant de lui-même. C’est pourquoi et en quoi les productions qu’il engendrera porteront témoignage des processus mentaux producteurs engagés dans leur élaboration.

Cette mise en situation comporte une dimension ou un potentiel foncièrement critique, allant de l’étonnement au véritable choc. Elle peut dès lors fonctionner comme modèle de crise existentielle et provoquer le rappel de toutes ces crises fondamentales qui, dans une biographie, sont des moments pivots, des tournants décisifs, des seuils de passage métamorphosant, des noeuds articulatoires ou de structuration pour le devenir du sujet (et ici, l’on voit poindre le trauma au sens structural). On pourrait tout aussi bien dire que cette situation, littéralement surprenante, est susceptible, par là même, de devenir un modèle de tout événement (au sens radical du terme) c’est-à-dire de tout événement dont la survenue, dans l’existence, met celle-ci en demeure d’exercer ses propres pouvoirs d’exister par elle-même : se pouvoir elle-même et pouvoir être elle-même par elle-même, y pouvoir quelque chose grâce à ses propres ressources, en mettant à l’oeuvre cette puissance endogène qui lui revient dans ce qu’il peut en advenir d’elle-même – transpassiblement et transpossiblement dirait sans doute H. Maldiney[8].

Pour arriver à ce que la personne puisse, en pareille situation, dire quelque chose à propos de quelque chose, il lui faut se déterminer, en engageant du même coup une auto-détermination d’elle-même, et se déterminer doublement : d’une part, découper, délimiter, départager ce qu’elle prend en compte, discerner ce qui sera le sujet de son interprétation ; d’autre part, décider du prédicat qu’elle lui attribuera, sélectionner l’aspect sous lequel elle le prendra en considération, opter pour ce qui la déterminera, selon sa sensibilité élective, et dès lors électrice, à interpréter suivant telle direction de sens. La première de ces déterminations s’analyse en termes de « localisation » et de « mode d’appréhension » : elle permet au sujet de situer ce dont il s’agit et donc de se situer, de se repérer, de s’y retrouver, de savoir où il en est quant au « il y a » de son « être là ». La seconde détermination s’analyse en termes de « déterminants » : Rorschach en a établi de 4 à 5 catégories. Deux entretiennent un rapport électif avec l’aspect configural, voire dynamique, des données tandis que leur mise en correspondance a été proposée, notamment par C. Chabert, avec le représentant psychique du pulsionnel qui est de l’ordre de la représentation : il s’agit de la forme et de la kinesthésie. Les deux (ou trois) autres ont une affinité élective avec l’aspect sensoriel des données, tandis que leur mise en correspondance équivalente s’est faite avec les représentants pulsionnels de l’ordre de l’affect : il s’agit de la couleur et de l’estompage, ainsi que du clair-obscur lequel est transversal aux deux précédents dès lors que ces déterminants ont un impact anxiogène – tant il est vrai que l’angoisse représenterait cette sorte d’étalon-or dans lequel tout affect serait convertible, autant qu’il est apte à se somatiser.

Pour ma part, j’ai l’habitude de travailler dans l’hypothèse d’un rapprochement, du moins sur certains points, entre le vecteur C et l’estompage, le vecteur S et la forme, le vecteur P et la couleur, le vecteur Sch et la kinesthésie.

 

Si le matériel proposé à la créativité du sujet par ces données offertes à sa réception, si ce matériau est insensé, il s’impose cependant tel un morceau de réalité présentant des caractéristiques objectives et des propriétés patentes, variables d’une planche à l’autre à travers des constantes et des innovations. L’expérience clinique démontre que la réception par le sujet de pareilles données voit se développer toute une dialectique entre manifeste et latent que l’on pourra appeler la « puissance d’évocation symbolique » des planches :  au sens où viennent se transférer, dans la situation de passation du test, en s’accrochant à telle ou telle caractéristique manifeste des données, des formes typiques de conditions-dispositions rencontrées dans l’existence, lesquelles renvoient à des prototypes originaires dans l’histoire de la personne, au cours des différentes phases et positions du devenir, qu’on les appelle complexes familiaux, constellations psychologiques ou crises structurelles et structurantes. S’y transfèrent donc des imagos, des scénarios fantasmatiques, des réminiscences d’affects, des épisodes de vie critiques, voire traumatiques, des mises en cause (ou à la question) de l’intéressé dans ce qu’il peut psychiquement et personnellement eu égard à des problématiques essentielles de l’existence. Dans un effort de systématisation des observations cliniques[9], on cherchera à thématiser à quoi tient cette puissance de transfert, c’est-à-dire tant ce qui, des circonstances contingentes, peut le provoquer, que ce qui peut ainsi venir s’y transférer. Il s’agit donc, d’une part, d’élucider ce pouvoir des données (sous condition de leur réception par le sujet prédisposé et sensibilisé par son histoire) d’autre part, d’analyser en quoi consiste ce processus de transport et ce qui en fait l’objet : de quoi y a-t-il ainsi réévocation et transposition. Ce processus s’engendre donc dans l’entre deux d’un double à partir : dans la rencontre et l’interaction entre l’exogénéité de la réalité du monde extérieur et l’endogénéité de la réalité psychique dont l’ « endon » le plus radical prend souche dans le fonds pulsionnel. Cette condition d’avoir à s’entremettre et s’entreprendre à partir d’une double source, endogène et exogène, c’est aussi celle de l’instance du moi (J. Kinable, 1990) et du for intérieur ou du quant-à-soi du psychisme, dans son autonomie et son autologie. Or justement, le traumatisme ne consisterait-il pas, à la limite, en une façon pour l’exogène de l’emporter au point de bloquer toute genèse, jusqu’à empêcher la moindre oeuvre, en mettant à mal, voire en court-circuitant et laissant hors jeu ce qui pourrait se dérouler depuis et dans l’en-dedans du psychisme ?

Le phénomène de choc en serait donc un équivalent atténué : paradigme d’événement traumatique, il s’avère également le révélateur particulièrement démonstratif de ladite puissance d’évocation symbolique de chaque planche.

Disons un mot de ces deux points.

1. Ce phénomène de choc a été identifié de prime abord par Rorschach à propos de l’impact de la couleur, avant qu’il ne s’avère que toute particularité des données était susceptible d’en provoquer également. Rorschach le décrit tel un passage à vide où le sujet, sous l’impact des données, reste comme interdit, à quia ou le bec dans l’eau, empêché quant à proposer une interprétation. Il y voit une réaction de stupeur affective : le sujet demeure surpris (c’est-à-dire pris par un surcroît excessif de ce qui se sollicite en lui), en état de perturbation émotionnelle qui entraîne soit une incapacitation de la pensée, un blanc dans l’activité d’élaboration, de liaison ou de symbolisation de ce qui se passe, soit des tentatives malhabiles et maladéquates de compensation ou de dépassement de cet état critique, en recourant substitutivement à certaines fonctions psychiques encore mobilisables. Rorschach y perçoit un indice de névrose et en conçoit la mécanique interne sur le modèle du refoulement, considérant que l’impact de la couleur a pour effet de susciter la montée d’affects, tandis que la représentation figurative manque à l’appel pour permettre quelque liaison de ces pression et énergie pulsionnelles mobilisées. On voit comment prolonger de telles analyses dans le sens des développements freudiens autour du traumatisme.

2. Susceptible de se produire à tout propos, c’est-à-dire à l’occasion de n’importe laquelle des propriétés manifestes des données, lorsqu’il survient, le choc devient le révélateur particulièrement significatif pour faire saillir deux choses. Premièrement, selon celle des planches qui met ainsi le sujet en difficultés, selon ce qui dans les données de celle-ci prend un tel impact, en quoi consiste la vulnérabilité du sujet : quelles sont ses zones de fragilité et les lignes de fracture possible selon lesquelles son psychisme risque de se briser, en fonction de sa façon de s’être organisé et construit. Deuxièmement, selon la gamme des mécanismes de défense et de promotion que le sujet parvient à engager pour s’en sortir, assiste-t-on à la perpétuation ou à la transformation des principes du style de la logique de fonctionnement selon laquelle le sujet s’était constitué jusque là.

 

Quand on sait par avance qu’une personne a subi dans sa vie des faits incontestablement traumatisants (ce qui ne préjuge pas encore de la façon dont l’intéressé en a fait un événement traumatique aux effets éventuellement pathogènes), qu’il s’agisse par exemple d’accidents ayant provoqué de graves brûlures ou de violences sexuelles, on sera attentif à des indices tant d’une probable évocation de leurs traces que de l’éventuelle poursuite d’un travail d’élaboration de celles-ci, à l’occasion et à la faveur du faire oeuvre en quoi consiste la tâche du sujet au Rorschach. La démarche est comparable, même si elle va en sens inverse, à celle d’un Freud dans son analyse de certaines oeuvres d’art en particulier, comme certains tableaux de Léonard de Vinci. Freud explique diverses particularités de telles productions picturales à partir de certaines singularités de la biographie de son auteur, en référence à des conditions décisives qui ont pu orienter le destin de celui-ci. On connaît aussi, dans son travail d’analyste, la part de reconstruction d’épisodes ou de scènes permettant de réaliser ce qui a bien pu se passer, à la rencontre du double à partir d’où cela s’est engendré. Le faire oeuvre, actuellement au Rorschach, ne peut se produire que à l’image de celui que requièrent l’existence et la dramatisation historique de celle-ci. Ce sont, en effet, les mêmes mécanismes mentaux qui, d’une part, sont ceux par lesquels le sujet organise, depuis toujours et tout au long de son histoire, son monde intérieur ou sa réalité psychique et cela sous l’effet exogène, d’un côté, de ce qu’il lui advient comme événement et, d’un autre côté, des interactions qu’il entretient avec l’entourage, les autres et le monde ; d’autre part, ces mêmes mécanismes sont ceux par lesquels le sujet produit, au présent, une certaine oeuvre, comme lors du Rorschach, laquelle s’organise en rapport avec ce monde intérieur et en référence avec la situation actuelle. Quand je disais que ce qui se passe au Rorschach est à l’image de ce qui se passe dans l’existence, cela signifie donc que les processus (dont l’expérience du test offre l’occasion de faire l’analyse) sont ceux-là mêmes dont se tisse la tâche d’exister. C’est déjà l’intervention de ces processus psychiques et de ces fonctionnements personnels qui fait que le monde intérieur de tout un chacun n’est jamais le pur reflet, la copie exacte, certifiée conforme, ni la reproduction intériorisée des faits qui lui sont advenus, ou d’une réalité extérieure telle qu’elle serait définissable objectivement et factuellement. Réciproquement, c’est aussi l’intervention de ces mêmes processus qui fait que l’oeuvre produite au test n’est pas non plus la réplique fidèle, le pur décalque extériorisé, la simple reproduction projetée au dehors du monde intérieur de celui qui propose pareille production. C’est notamment ce qui fait, rappelons-le, qu’un événement existentiel n’est jamais le compte rendu objectif de ce qui aurait eu lieu, un pur et simple prendre acte et se rendre à l’évidence du fait et du réel, tout autant qu’une image parentale n’est jamais le portrait fidèle de la personne réelle.

            Aussi, dans les cas qui nous occupent où des faits antérieurs sont déjà connus, l’important serait de pouvoir analyser comment certains représentants psychiques s’en sont élaborés, et à partir de quelles données d’ expérience, expérimentées de quelle façon. Il importerait ensuite d’analyser comment ces représentants se trouvent remobilisés et utilisés dans la production actuelle. La nécessité du double à partir se retrouve jusque dans le double sens du verbe « réaliser » : dans l’existence, il s’agit de pouvoir réaliser ce qui vous arrive (représenter psychiquement l’expérience que l’on vit et quelle en est la vérité existentielle, se rendre compte personnellement de sa signification propre) tout autant qu’il s’agit d’en faire une oeuvre de réalisation de soi, à travers l’effectuation d’un travail de production d’oeuvres diverses où se met en acte la réalité interne. Et c’est bien ce que demande le Rorschach. Dans ce que le sujet va forger comme représentants psychiques, certains le sont pour que le sujet  puisse s’en affranchir en les objectivant dans une oeuvre qui se détache de lui (ou en les « objectifiant » dans un produit extérieur, différant de soi), d’autres le sont pour qu’il parvienne à en instaurer en lui la symbolisation, ainsi construite dans un effort d’appropriation introjective[10]. L’insistance répétitive de certaines traces factuelles peut traduire l’appel désespéré à une telle capacité de réalisation appropriative.

 

C’est en tenant compte de tout ceci qu’il devient possible de saisir la portée significative des réponses obtenues au test de la part des personnes traumatisées. Deux illustrations me viennent dont la découverte m’a paru marquante. L’une est issue des productions recueillies par F. Febo, l’autre provient de plusieurs recherches différentes auprès d’enfants et d’adultes ayant vécu des abus sexuels durant l’enfance.

Les termes « trauma » et « choc » font image : ils évoquent un coup pouvant aller jusqu’à couper : un coup venant frapper un être ou un corps, mettant à l’épreuve sa résilience, au point que ce heurt violent ne se contente pas de meurtrir la zone de contact ni d’ébranler tout l’organisme ainsi atteint. Ce coup, s’il traumatise, va jusqu’à percer (selon l’étymologie grecque de trauma) sa surface ou son enveloppe par effraction, en y occasionnant une blessure. Mais justement un autre effet possible du coup assené est celui de fendre ce qui en est victime : c’est-à-dire le diviser le plus souvent dans le sens de la longueur, le couper en deux selon l’axe vertical, le disjoindre de part et d’autre de la fissure ou du clivage provoqué de part en part de cette ligne de force rectrice qui le tient, voire qui charpente la poussée de son auto-animation. Tout à la fois elle rassemble et maintient ensemble les parties dont l’être est composé et elle indique la direction de sens dynamique de sa croissance, de sa position érigée, de sa capacité de tenir le coup et de se camper debout. Par ailleurs, la manière dont le matériel de Rorschach a été obtenu actualise tout particulièrement un tel axe vertical, tout autant que sa puissance d’évocation symbolique suscite volontiers l’image du corps considéré frontalement. Le corps propre s’organise aussi symétriquement autour d’un axe central, pivot de toutes ses parties qui vont par deux. Or, dans les protocoles de grands brûlés adultes, si nous trouvons bien diverses manifestations de la mise en cause du moi-peau[11] et du système pare-excitation, il est plus étonnant de constater la fréquence d’apparition d’entités qui se fendent, au sens que nous venons de voir, tout particulièrement aux planches les plus unitaires et les plus compactes, dont la cinquième dite de la représentation de soi (que peuvent se disputer le réalisme et l’idéalisme). Comme si le choc vous révélait coupable : ici la matérialité sonore du signifiant offre la licence d’un jeu de mot que l’étymologie ne permet pas, à savoir l’évocation de la culpabilité. Retenons déjà que l’on peut aussi « se fendre d’un don » tel le sacrifice de Caïn (cfr. infra).

Chez les victimes d’abus sexuels, dans les protocoles de Rorschach comme dans plusieurs dessins d’enfant, c’est la présence insistante des pieds qui est interpellante, qu’ils soient accentués ou qu’ils soient perçus comme morceaux détachés de l’ensemble dont ils ne sont qu’une partie. Ne serait-ce pas parce que le pied incarne cet instrument non seulement du contact qu’entretient le piéton avec une base portante sur laquelle se (re)poser et prendre fond, mais aussi prendre appui pour se porter et s’élancer dans son être-en-marche ? Il est aussi l’organe de ce redressement décisif de l’ « hominescence » comme dit M. Serres de préférence à l’ « hominisation ». Si Freud (1971, p. 50) l’évoque d’un point de vue phylogénétique (dans « Malaise dans la civilisation » il fait même de cette verticalisation « le commencement du processus inéluctable de la civilisation ») dans l’ontogenèse, il permet à l’enfant d’acquérir la marche et d’ainsi conquérir la liberté de s’auto-promouvoir à son gré, de son propre fait et en vue de ses propres fins, vaquant à ce qui le concerne selon ses desiderata personnels, vecteur de subjectivation. Cette auto-mobilité lui permet également de « se tirer » : de s’échapper et de se soustraire, plutôt que de rester livré, figé sur place, à ce que d’autres peuvent sur lui ou se permettent comme privautés en se les accordant sur sa personne[12].

 

Szondi et trauma structural

 

Passons à Szondi en nous polarisant sur le vecteur paroxysmal, celui dit des affects. Pour l’aborder, nous pouvons rappeler quelques perspectives selon lesquelles ressaisir ces coordonnées qui permettent de spécifier chacun des registres vectoriels. Un vecteur peut être considéré en tant qu’il est le lieu d’une crise et la scène d’un drame à travers lesquels l’existant humain devient lui-même et qu’il est susceptible de traverser de façons diverses, plus ou moins constructives ou destructives. La théorie des circuits (J. Schotte) a établi un trajet logique pour ce passage et cette traversée. La crise dont question est conçue tel un trauma structurel, en tant qu’elle serait au principe de l’ouverture même et de l’instauration de ce registre. Il s’agit là d’une crise que le dispositif des ressorts psychiques (ou des facteurs pulsionnels) et leur mise en jeu, dialectique ou bloquée, ont vocation de traiter ou de gérer : on peut les appeler des mécanismes tant de défense que de promotion de soi dans cette explication en personne avec la problématique en cause. L’étude desdites formes de clivage (ou configurations des dynamiques pulsionnelles) cherche à définir quelle est la dramaturgie interne au vecteur, propre à élaborer (et à se positionner vis-à-vis de) ce qui s’y trouve en cause et en procès, en tant que cause à défendre. Si la crise paraît résulter d’un trauma obligé, elle met en demeure d’engager une certaine partie, tandis que les processus et procédures que représentent les facteurs et leurs configurations possibles sont les cartes et les mises grâce auxquelles la partie peut se jouer. Ce sont les ressources et fonctions à déployer et à mettre à l’oeuvre pour mener cette partie. Et il y a plusieurs manières possibles de « faire son jeu » que l’on pourra identifier comme correspondant, à chaque fois, à quelque logique pathologique.

Une façon d’éclairer de tels enjeux, comme rappelé plus haut, c’est de préciser quels sont spécifiquement le fantasme originaire (en l’occurrence : celui de la « scène primitive »), le trauma causant la crise (celui de la « différence des générations »), l’angoisse fondamentale encourue (celle de « culpabilité »), la règle du jeu (« tu ne tueras point »). Il est également diverses manières typique de « faire son jeu » ou des martingales qui trouvent à s’incarner dans certaines figures comme celles de Caïn et de Moïse convoquées par Szondi, ou celles des quatre frères Karamazov si finement analysées par Ph. Lekeuche (1994), ou encore celle de l’ « Idiot » étudiée par Cl. Pluygers (1994).

Le dessous des cartes ou les mises engagées seraient les affects dont Cl. Van Reeth (1971, p. 492) faisait justement remarquer qu’ils sont « tantôt ce qui permet de décrire la pulsion P, tantôt ce qui la conditionne, tantôt son objet ». Il faut préciser ici que si l’on a pris l’habitude d’aborder cette problématique de l’affect à partir et à propos de certains de ceux-ci, qualifiés de façons particulières, comme ceux dits caïnesques, brutaux, grossiers, meurtriers (rapportés à e-) ou encore la pudeur et le dégoût (rapportés à hy-), il conviendrait de les traiter en paradigmes d’un universel au coeur de n’importe quel affect, quelle qu’en soit la qualité singulière. Ainsi par exemple, la rage peut-elle se déspécifier par rapport à son sens premier, lequel concerne un affect particulier, obligatoirement impliqué, à savoir la colère ou le dépit dont l’extrême violence rend agressif l’enragé. En effet, la rage peut en arriver à exprimer l’envie violente ou le besoin passionné (jusqu’à la fureur ou la frénésie maniaque) de quelqu’ordre affectif que soit cette appétence. Et on parlera de la « rage de vivre » tout comme on peut déclarer : « ce n’est plus de l’amour, c’est de la rage ». Selon Freud, d’ailleurs, l’affect est le représentant de n’importe laquelle des motions pulsionnelles[13]. Comme celles-ci sont contradictoires entre elles, l’affecté est partagé entre affects antagonistes et en lutte conflictuelle les uns contre les autres. En principe, il en est donc de spécifiques pour chacune des tendances et des configurations pulsionnelles. Mais le vecteur P permettrait d’en articuler les différentes destinées possibles.

La loi fondamentale et fondatrice, équivalente à celles que j’avais formulées pour le contact comme celle « de partage et d’appartenance » (J. Kinable, 1990), pour le sexuel comme celle « du change et de l’échange » (J. Kinable, 1995), serait ici celle « de reconnaissance et de solidarité ». On pourrait même y ajouter des épithètes en parlant de reconnaissance paternelle et de solidarité fraternelle.

Partons donc de l’affect. Ce concept nous permettra également de marquer la distinction avec le registre de l’humeur dans lequel ont cours les notions de sensation, d’émoi et d’émotion qui sont également utilisées volontiers pour exprimer l’affect, au risque d’une assimilation dédifférenciatrice. Ne définit-on pas l’affectivité comme faculté de s’émouvoir. Or, si l’on peut reconnaître dans l’affect un mouvement au dehors[14] jusqu’à sortir de ses gonds et se déchaîner, cependant un constituant d’un autre ordre intervient également qui le spécifie. Entendons le à partir du verbe dont il provient : en même temps c’est une dimension de tout traumatisme qui se donnera à percevoir.

 

Affecter : affectation et affectataire

Une brève remarque étymologique[15], tout d’abord, pour le plaisir d’entr’apercevoir l’intérêt qu’il y aurait à en développer diverses implications. La racine indo-européenne d’origine a donné en grec la base « the » qui a engendré le verbe pour dire poser, établir et prendre (une) position : ainsi est-ce à une même parenté qu’appartiennent des mots comme hypothèque (en tant que gage qui sert de fondement), thème, thèse et la fameuse prothèse (toxicomaniaque). Tandis qu’en latin elle a donné lieu à deux variantes : la première en « der » a donné le verbe « dere » comme dans « credere » signifiant « faire foi » ; de la seconde, en « f », comme dans le verbe « facere », proviennent, d’une part, « afficere » au sens de mettre dans une certaine disposition, d’autre part, lorsque la base est « fect », « affectere » au sens de feindre, rechercher, attribuer, toucher. C’est à cette parenté qu’appartiennent tous ces termes si pertinents en ce registre existentiel comme : perfection, réfection (réparation), suffisant, facteur, affection, désaffection, indéfectible, bénéfice ou déficience.

Notre verbe français « affecter » condense, en quelque sorte, trois verbes distincts provenant de plusieurs sources latines mais qui relèvent de cette même parenté :

- ad-ficere qui signifie mettre quelqu’un dans une certaine disposition, le toucher (notamment en mal) et l’épithète affectus va se spécialiser dans le sens de correspondre au pathos grec ;

- affectare qui signifie se mettre à faire, rechercher ;

- affactare c’est-à-dire arranger, dont un rejeton en français se retrouve dans le mot « affèteries ». L’histoire de l’usage du verbe, en français, le voit prendre progressivement les trois significations suivantes :

rechercher, désirer, tout spécialement rechercher le pouvoir par ambition (dynamisme du facteur e) ; de là, prendre ostensiblement une forme ou une manière d’agir, en sous-entendant la double idée du mensonge et du manque de naturel, voire de la tromperie et de la simulation-dissimulation (dynamisme du facteur hy) ;

toucher par impression (où nous frôlons la question d’un choc potentiellement traumatique) ;

destiner, où se retrouvent le sens d’arranger, de mettre en état et de préparer en vue d’une finalité, mais aussi le sens d’instruire et de transmettre un bien ; il sera dès lors question d’affecter à quelqu’un quelque chose comme un rôle, un droit ou une rétribution, on pourra aussi affecter ce quelqu'un dans une fonction, en le désignant pour telle destination. Ne spécifie-t-on pas le vecteur P comme celui de l’interpellation et de la vocation ?

Ainsi « affecter » a-t-il pris, aujourd’hui, trois significations essentielles.

1. Dans la direction de sens où il est question d’arranger et de disposer, il s’agit d’une activité (proche du pôle e+) d’attribution, de consécration, de destination ou d’imputation (au sens où l’on parle aussi d’imputabilité d’une faute), voire d’une activité de désignation de quelqu’un pour remplir une fonction ou pour occuper un poste (dont celui de coupable-fautif désigné). On peut y repérer, du point de vue d’un éventuel candidat (tel Caïn) à pareille investiture, outre la référence au juge ou censeur censé être l’auteur de la désignation, une aspiration à une reconnaissance portant sur sa valeur personnelle ou son mérite propre, de la part de l’instance investie du pouvoir de décider d’une telle affectation. Ce qui nous fait passer à la seconde signification.

2. Dans la direction de sens où il est question de chercher à atteindre, de poursuivre, d’ambitionner, de chercher à paraître au point de feindre, on voit se dégager quatre acceptions particulièrement adéquates pour formuler la dynamique du facteur hy :

2.1. rechercher et aspirer à, briguer mais avec cette ambition, cette appétence, cette convoitise (peut-être envieuse ou jalouse), cet arrivisme dans lesquels se trouve engagée sans doute une prétention idéale d’ordre narcissique (l’ambition et le prix de l’excellence) ;

2.2. avoir les dispositions voulues pour pouvoir prendre telle ou telle forme (dans cette tâche d’avoir à se former en vue de quelque destination) ;

 

 

2.3. avoir une prédilection pour, mais excessive jusqu’à prendre, par ostentation ou singularisation, une manière d’être, de paraître et d’agir qui ne vous est pas naturelle ;

2.4. afficher des sentiments que l’on n’éprouve pas ou des qualités que l’on n’a pas, soit encore exagérer certains sentiments ou certaines qualités au point de fausser leur authenticité, donc faire semblant ou comme si.

Mais quelle est la provenance de pareille quête, voire le boute-feu de l’ardeur qui l’anime éventuellement jusqu’à la fureur ? La réponse peut s’entendre dans la troisième signification, pertinente pour formuler tout à la fois ce qu’il en est de la position e- et l’effet de choc d’un traumatisme.

3. Dans la direction de sens indiquée par « ad-fectus », participe passé de « ad-ficere » (signifiant : pourvoir de, mettre dans tel état, affaiblir), il est question d’une action exercée sur ce qui en fait l’objet, auquel une impression est ainsi causée, en particulier sur sa sensibilité. Affecter prend le sens d’altérer, d’attaquer, d’atteindre, d’impressionner, d’émouvoir et de toucher, voire même de provoquer des modifications, de quelque manière que ce soit, chez celui qui subit cette action.

Ce qui est propre à l’affect, ce en quoi il diffère par exemple de l’émotion, c’est qu’il implique un affectataire chargé d’une affectation propre. Il concerne un intéressé convoqué ou interpellé au titre de sujet destinataire d’une vocation, sujet chez lequel le mouvement intérieur de l’auto-animation s’apparaît répondre à un appel ou à une destination, un rôle, une mission. Sujet appelé d’ailleurs, par autre que soi, à tenir, comme position personnelle, la deuxième : celle du vocatif. Etre affecté dit la sujétion de ce sujet assujetti à ce dont il est passible et à ce dont il pâtit, en y éprouvant son être même et la puissance de ce qu’il peut. Ce qui est sa condition de départ d’où il peut émerger en devenant l’affectataire chargé de la mission de réserver certaines affectations à ce qui l’affecte ainsi.

L’affect est, selon Freud, l’expression qualitative de la quantité d’énergie de la pulsion, de l’intensité de l’exigence de travail réclamée du psychisme. Ainsi le vecteur P a-t-il été mis, par J. Schotte, en rapport électif avec ce constituant de la pulsion qu’est la poussée elle-même : son poids de charge de mouvance, d’animation visant la décharge liquidative, son degré de pression et de tension dynamiques dont la grandeur peut dépasser la mesure des capacités de ce psychisme à s'acquitter de ces obligations en devoir desquelles la pulsion le met ainsi. Soulignons que le terme freudien « Affektbetrag », que l’on traduit par « quantum d’affect », a une acception économique et signifie le montant à virer, le coût à payer ou la dette dont s’acquitter.

Toutes ces considérations rejoignent le sens premier du mot instance. Celui-ci provient du verbe latin  « instare » qui signifie se tenir sur et serrer de près, presser vivement, poursuivre au point de harceler. Le participe présent employé comme adjectif « instans » signifie présent ou pressant, menaçant, imminent. Le sens premier du substantif français est d’exprimer, en en accentuant l’importance quantitative, l’aspect de pression et d’insistance itérative, voire d’importunité ou d’inopportunité, en tant que cet aspect peut être celui tant d’un soin soucieux, d’une sollicitude que d’une sollicitation ou d’une exigence. Cette exigence a donc quelque chose d’impérieux et de tenace, tel un besoin ou une tension pulsionnels en tant que tendance élémentaire. Besoin qui assiège avec toute l’énergie d’un impératif d’urgence, réclamant à cor et à cri, purement et simplement, satisfaction pleine et entière, sur le champ, dans l’instant même. C’est selon cette acception primordiale du terme que l’on parle de « faire instance » auprès de quelqu’un ou de demander « avec instance », mais également de « céder (ou non) aux instances » de quelqu’un d’autre. A partir de là et par la suite, le mot instance en viendra à exprimer, dans le langage du Droit, le processus d’ester en justice, d’intenter une action pour que satisfaction s’obtienne via quelque détour et différé :  entreprise en vue de faire valoir les exigences en cause et d’obtenir gain de cause, mais en ayant à s’en référer à autre que soi, lequel devra en décider, et dès lors il s’agit de s’y prendre en respectant des procédures prédéterminées, conventionnelles, en suivant les mises en forme prévues et instituées à cet effet. Même en adoptant les « bonnes et dues formes », une telle entreprise peut cependant rester « en instance » : en souffrance tant qu’elle est toujours en cours et donc encore pendante, c’est-à-dire non encore décidée ni résolue, peut-être faute d’avoir déjà rencontré l’agence à laquelle il appartient de pouvoir en traiter légitimement. Et c’est ainsi justement que le terme en vient à nommer, finalement, le corps constitué lui-même auprès duquel instance il y a et qui détient légitimement un pouvoir reconnu de décision dans l’affaire en cause, quant au traitement qu’il convient de lui réserver : donc la juridiction ou le tribunal (pouvant lui-même s’appeler de « première instance ») qui sont les institutions instaurées à cet effet et investies de la puissance voulue, habilitées à juger de la recevabilité des plaintes (plutôt que de les débouter, les refouler) et du sort à leur réserver dans leur prise en compte. C’est dans ce sens que Freud, dès sa « Traumdeutung », parlera de l’instance de la censure ainsi que, plus tard, des instances du système de la personnalité (elle-même toujours en instance) dont celle du surmoi dont le domaine de compétence concerne électivement le vecteur P.

 

Affect violent, violence de tout affect

Il est couramment question de la violence des affects. Ce qui ne signifie pas nécessairement  que ceux-ci soient, pour autant, de l’ordre de la violence. Dire qu’il y a une violence intrinsèque à tout affect, de quelque qualité qu’il soit (érotique ou thanatique, amoureux ou haineux, soucieux ou agressif, honteux ou orgueilleux, bienveillant ou malveillant, violateur ou pacifiste, profanateur ou respectueux, cordial ou hostile, empathique ou égoïste, etc...) – ce en quoi, d’ailleurs, il constitue, par essence, un potentiel susceptible de devenir traumatogène – c’est dire sa puissance d’ excéder et de surprendre, d’un surcroît d’excitation, les possibilités de l’affectataire : celle de l’appareil psychique et du moi quant à le maîtriser, le dominer, l’assimiler, le métaboliser, lui réserver un destin gérable. Cette violence dit sa puissance de débordement, de déchaînement, de déliaison, de déstructuration, d’émancipation vis-à-vis des institutions et des systèmes de symbolisation et de représentation.

Une telle violence de l’affect peut se formuler par cette expression bien connue « voir rouge » et ne plus voir que rouge. Celle-ci trouve parfois à se réaliser littéralement au Rorschach dès qu’intervient, pour la première fois dans les données, de la couleur appartenant à la gamme chromatique, à savoir lors de la deuxième planche qui présente de l’encre rouge, contrastant fortement avec le noir et blanc. On parle alors de choc au rouge dont une autre formulation encore serait : « n’y voir que du feu » (aveuglement), « prendre un coup de sang » (attaque, atteinte) ou « se faire du mauvais sang » (angoisse). Comme s’il y avait là un effet de captation et de capture qui captive le sujet, effet exercé par le rouge et dont l’affecté se retrouve captif adhésivement. L’expression « voir rouge » s’emploie volontiers pour exprimer cette expérience de se retrouver, à un certain moment du procès de l’affectation, tellement sous le coup et sous la pression de la tension montante, autant que de la violence de ce qui affecte, au point de ne plus pouvoir faire autrement que de se conduire à l’image du taureau tellement excité par le stimulus rouge qu’il en est rendu furieux : adhérer complètement et céder à son excitation pour foncer tête baissée dans la réaction qui se trouve impulsée, en lui et de sa part, par ce qui l’émeut. L’agir se réduit, sans plus d’alternative possible, à l’abréaction engendrée par l’intensité de cet état affectif auquel l’intéressé assiégé, sous pression, est tout entier sujet assujetti. Quelqu’un qui raconte : « alors là, mon sang n’a fait qu’un tour et j’ai vu rouge » situe souvent quelque chose comme l’instant du basculement, du dépassement d’un  seuil, celui du tolérable, passage au-delà duquel ce quelqu’un n’a plus été, aveuglément, automate sourd à toute voix, que le jouet de ses passions ou fureurs (J. Starobinski, 1974), dans lesquelles il n’était plus que complètement absorbé en s’y vouant totalement. Ainsi a-t-il été, de part en part[16], traversé, transi, agité et agi par ce que ses affects ont fait de lui, tout autant qu’il était intégralement identifié, assimilé à ce que ses affects lui ont fait faire, en l’emportant, corps, âme et biens, dans leur mouvement auquel il ne pouvait plus qu’adhérer de fond en comble. Et il peut s’agir aussi bien de transports de colère que d’élans d’énamoration. L’intensité de ce qui affecte l’emporte sur tout le reste et sur toute autre forme de procès. On peut reconnaître ici l’alternance d’adhésivité glyschroïde, entraînant une forme d’immobilisme quelque peu stuporeux ou déconnecté, et d’éclatement explosif jusqu’à épuisement des forces et liquidation par décharge : alternance si typique de l’épileptoïdie[17] – tout en prenant soin de distinguer cette adhésivité tant de l’adhérence contactuelle, propre à la position d-, que de l’adhésion au sens du consentement proprement éthique. De même, la rage, en tant que maladie, provoque-t-elle, outre la dé-mence (perte du mental), tour à tour des états d’agitation ou de paralysie. On sait, par ailleurs, que l’expression de cette adhésivité (fulminante ou jubilatoire) à l’auto-affectation peut très bien se formuler en empruntant le langage de l’intoxication : ne dit-on pas être « ivre » de sang et de carnage ou d’orgueil et de vanité ? Tout autant que l’on peut se retrouver « ivre » de colère ou de joie, de douleur ou de bonheur, d’épouvante ou d’audace téméraire, etc.

 

Ex-/in-citation

Dans ce qui a été dit jusqu’à présent, que ce soit au sujet de l’affect ou du traumatisme, plusieurs fois est intervenu le terme d’excitation. Remarquons tout d’abord que celui d’incitation aurait convenu tout autant ; par ailleurs, il est quasi-synonyme d’impulsion. A travers les deux préfixes qui diffèrent, on peut entendre le double à partir de la genèse de la mise en mouvement visée, lequel mouvement pousse de l’en-dedans vers son extériorisation, l’effet de l’impression-effraction exogène est de susciter ces poussées actives endogènement. Mais le substantif « citation » s’avère particulièrement significatif et ne dit pas n’importe quelle motion. La racine indo-européenne du verbe « citer » est la même que celle qui a donné, en grec, kinein voulant dire mouvoir, mettre en mouvement, ce que l’on retrouve par exemple dans « kinesthésie ».

« Citer » prend trois sens, une fois de plus particulièrement parlants dans le contexte du vecteur qui nous occupe :

1° sommer de comparaître ;

2° rapporter un texte à l’appui de ce que l’on avance, alléguer : n’est-ce pas le rôle de Moïse, homme de Dieu, rapporteur de la parole de Dieu, lui dont la parole propre est entravée et qui ne parlera que par citation du message divin, tout autant qu’il transmettra des lois que Dieu lui-même a écrites en les inscrivant dans le roc des tables dont Moïse n’est que le transporteur ;

3° désigner qui est digne d’attention, en reconnaissant sa valeur ou ses mérites.

Ainsi pouvons-nous entendre cette citation, commune aux excitations et incitations, telle une sommation à comparaître adressée à qui doit jouer un certain rôle dans un procès – tout comme, disions-nous, l’instance des exigences nécessite que celles-ci prennent les formes d’une procédure en bonne et due forme et que soit institué un corps constitué aux fins d’en traiter. Ainsi est-ce le système du moi, auquel appartient notamment l’instance surmoïque, qui se trouve appelé à s’instaurer, cité à apparaître, tout comme le moi est sommé de comparaître par le sur-moi et devant celui-ci. Aussi, l’acte de se faire disparaître (par suicide par exemple) peut-il également prendre le sens d’une révolte contre pareille citation : opposer une fin de non recevoir à la vocation, se refuser à l’affectation, se soustraire à tout appel par l’Autre. La citation désigne l’affectataire et repère le sujet en tant que chargé de l’affectation.  Ne pourrait-on encore ajouter ceci, en anticipant quelque peu sur ce que je reprendrai très bientôt : dans sa référence à Dieu, ce que brigue Caïn serait quelque citation au tableau d’honneur divin qui consacrerait combien sa valeur personnelle mérite d’être distinguée de celle de son frère Abel, vu la qualité supérieure de l’offrande dont il s’est fendu.

La violence telle que nous l’envisageons ici apparaît également comme une propriété du désir laissé à lui-même et c’est ce que viennent frapper d’interdit les prohibitions fondatrices dont Freud dit qu’elles portent sur « les tentations les plus anciennes et les plus fortes des hommes », susceptibles donc de faire d’eux des criminels, à savoir l’interdit de l’inceste et du meurtre. Si l’inceste s’avère une tentation essentiellement en jeu dans les vecteurs périphériques C et S, avec le passage au vecteur P, c’est essentiellement de la tentation de l’homicide (parricide, fratricide et suicide liés) dont il devient question, tandis que, en position d’autre de référence, le père se substitue à la mère. Mais si nous passons, comme pour l’affect, du désir d’inceste et du désir de meurtre à la violence de tout désir, c’est afin de souligner ce que le désir a de foncièrement « incestueux » et « meurtrier » à la fois. En effet, le désir incestueux concerne un certain mode de réalisation de l’appétence érotique et de l’appétit de plaisir, en même temps qu’un certain mode de jouissance pleine et entière de ce qui donne du plaisir et procure la satisfaction convoitée. Le désir parricide concerne un certain mode de suppression ou d’abolition de ce qui, et de tout qui, interfère dans ce que le désirant souhaite se procurer ou de ce qui entre en contradiction avec ses aspirations ou tentations. D’une part, le désir d’inceste peut s’entendre comme désir de posséder complètement et entièrement l’autre dont je tiens ma jouissance, désir de maîtriser intégralement et souverainement la source de mes satisfactions ou gratifications, d’avoir absolument en mon pouvoir l’assouvissement de mes tendances sans que ne puisse entrer en ligne de compte rien d’autre que cet accomplissement (inceste viendrait de « in-castus » de carere : ne pas être manquant). D’autre part, le désir de meurtre (du père paradigmatiquement) en est l’autre versant en ce qu’il vise à détruire tout (ce) qui peut résister, empêcher ou limiter mon assouvissement intégral. C’est le désir d’éliminer toute adversité en contradiction par rapport à mon comblement, ainsi que tout adversaire à ma satiété. Les deux désirs ont en commun ce désir que mon désir soit tout puissant : qu’il lui suffise d’exister, d’être là pour trouver à se satisfaire tant intégralement que totalitairement, c’est-à-dire incestueusement et destructivement de toute altérité ou altération telle que la réalisation puisse différer du voeu ou de l’idéal dont rêve le désir. La violence de tout désir est de se désirer tout puissant, en quoi il serait donc foncièrement incestueux et meurtrier.

 

Le drame de Caïn

Le temps est venu de réévoquer la figure de Caïn, au risque de la « psychologiser ». Le dépit (où se mêlent déception – peut-être amoureuse ?[18] – d’une non reconnaissance personnelle et blessure narcissique) et le sentiment d’injustice subie, lesquels transforment sa jalousie envers le rival préféré en vengeance fratricide, peuvent se ressaisir tel l’indice d’une méprise, faute que se soit discernée la loi propre à ce vecteur de celle qui régissait le vecteur sexuel. Si la position h- peut se formuler par l’action de donner (J. Kinable, 1995), la réaction e- apparaît comme l’effet d’un don mal accueilli, puisque le cadeau, dont il s’était fendu, essuie une fin de non recevoir et de non agrément : ce don est méprisé par celui à qui le sacrifice en avait été offert. Effet de méprise dans la mesure où, sans doute, la réponse attendue se représentait sous les espèces d’un contre-don, gage de reconnaissance de cette valorisation supérieure à celle de son frère que son offrande plus prestigieuse ou plus précieuse (prix de son travail de la terre) était censée (en avoir ainsi présumé serait-il présomptueux ?) lui valoir : lui gagner ou lui mériter. Comme si Caïn abordait le rapport au Dieu-Père selon cette loi du change et de l’échange propre au vecteur S. Comme si la valeur de la personne pouvait se négocier en un échange marchand où dominent le calcul d’intérêt et l’utilitarisme[19]. Comme s’il pouvait traiter à égalité (celle d’un partenariat) avec l’instance supérieure-dominante du censeur. Comme si était nul et non avenu ce dit « trauma de la différence des générations » laquelle est génératrice d’une hiérarchisation de positions corrélatives mais dissymétriques entre sujets, positions qui, comparativement les unes aux autres, apparaissent articuler des relations de domination et de subordination (ainsi qu’il en va également entre le si bien nommé surmoi et le moi) lesquelles sont facteurs de complexes d’infériorité et de supériorité[20]. Différence telle que l’enfant se doit à ses parents et leur est redevable, tout en se devant à d’autres obligations encore à l’égard des pairs de sa propre génération (être le « gardien de son frère » ?). Notons  au passage que le terme allemand pour dire culpabilité « Schuld » a le double sens de faute, offense et de dette, créance, obligation, alors que la « culpa » latine n’exprime que la faute à imputer.

Le Censeur, à l’origine c’est-à-dire dans l’antiquité romaine, est un magistrat chargé d’établir le cens et qui avait le droit de contrôler les moeurs des citoyens. Censure signifiait alors sa dignité et sa charge. Le cens était le recensement consistant à dénombrer les citoyens (à comptabiliser qui entre en ligne de compte et compte pour un, mais aussi sur qui l’on peut compter) et à évaluer leur fortune afin de répartir l’impôt et de fixer le montant dont chacun était redevable en sa qualité et au titre de citoyen méritant pareille dignité. Il n’est donc nullement question de justice distributive qui accorderait à chacun la part qui lui revient comme son dû (dans l’application d’une loi de partage et d’appartenance). Mais en sens inverse, il s’agit d’une juste appréciation de la dette de chacun : ce qu’il a comme obligation à l’égard de la solidarité ou du bien commun, compte tenu des biens dont il dispose. Au Moyen- Âge, le cens signifie également la redevance que le possesseur d’une terre doit au seigneur du fief. Finalement, dans certains systèmes électoraux, le cens signifie la quotité d’imposition donnant droit à la dignité d’électeur ou d’éligible, ayant donc droit de parole et voix au chapitre dans l’exercice du pouvoir politique. Selon M. Dumézil (cité par E. Benvéniste, 1969 b, p. 145) le sens premier de la racine indo-européenne exprime la fonction qui consiste à « situer (un homme ou un acte ou une opinion etc) à sa juste place hiérarchique, avec toutes les conséquences pratiques de cette situation, et cela par une juste estimation publique, par un éloge ou un blâme solennel ». Et E. Benvéniste (1969 b, p. 148) explicite que : « le censor prononce la situation de chacun et son rang dans la société : c’est là le census, estimation hiérarchisante des conditions et des fortunes ; plus généralement, censeo, c’est “estimer”  toutes choses à leur juste valeur, donc “apprécier”, aux deux sens du mot. Pour le faire, il faut l’autorité requise ».

Caïn ne se révolte-t-il pas contre la place hiérarchique qui lui est réservée au titre d’affectation et d’accréditation : tout à un sentiment d’injustice subie, ne s’insurge-t-il pas contre l’inéquitable appréciation de sa valeur, relativement à celle accordée à son frère ? Ou encore : s’est-il senti trahi dans la confiance placée en la justice distributive ou en la justesse de jugement du censeur ? La trahison est le contraire de la fidélité. C’est une figure de l’abandon : abandonner quelqu’un à qui l’on doit fidélité ou cesser cette fidélité due à quelqu’un du fait de lui être lié (ob-ligare) par une parole donnée, par une foi jurée ou par une  solidarité entre alliés. On peut trahir sa promesse à l’égard d’un autre, on peut trahir la confiance de l’autre en soi. Trahison dont J. Genet faisait l’éloge en même temps que celle du mensonge.

Ainsi voyons-nous progressivement émerger, au seuil de passage et de rupture entre vecteurs S et P ainsi que l’illustre la figure de Caïn, quels enjeux viennent se nouer en un même drame critique, propre à ce vecteur des affects. Esquissons-en une articulation, plutôt sous forme d’indications ou de propositions pour de futurs développements. Ces enjeux interdépendants, j’en retiendrai (provisoirement ?) quatre que je formulerais ainsi : la question de la valeur personnelle, celle du crédit de la parole, celle de la garantie de fiabilité et celle de la mort dont ont peut être l’auteur.

La reconnaissance, par autre que soi, de la valeur personnelle du sujet en tant que sujet.

Il ne s’agit plus ici de cette valeur inconditionnelle dont on bénéficie du fait même de l’amour maternel/parental mais dont on est privé en cas d’abandonnisme (J. Kinable, 1993). Ce qui est en cause, c’est la valeur du sujet en tant qu’être de parole (n’invoque-t-on pas une « parole d’honneur » ?), valeur consacrée par le fait d’être présumé (ou censé) digne de confiance, méritant le crédit que les autres lui portent dans la mesure où il est reconnu en tant qu’ « homme de parole » c’est-à-dire capable de tenir au futur des engagements, bien que ceux-ci limitent désormais sa liberté de par ces obligations à assurer et à assumer (plutôt que les renier) auxquelles lie l’engagement pris. Celui-ci transcende les mobiles, motifs, raisons, intérêts, utilités... du moment présent où il se prend[21].

La confiance et la fidélité interpersonnelles entre pairs, frères ou solidaires.

C’est la question du crédit à s’accorder mutuellement, malgré la hantise de la trahison et le doute sur la bonne foi ou sur la capacité à tenir dans la durée à venir. Les travaux d’E. Benvéniste ont montré que la foi dont se créditer entre humains passe par celle misée sur les dieux. Etymologiquement, indique-t-il, croire signifie se fier en, « poser en quelqu’un la * KRED (d’où résulte la confiance) » – la racine * KRED signifiant quelque chose comme une « force magique » (1969 a, p. 172). S’il y a l’idée d’une offrande, « c’est pour retrouver le bénéfice de ce qu’on a engagé qu’on accomplit cette dévotion » (1969 a, p. 177). Et Benveniste de poser : « *KRED serait une sorte de “gage” , d’ “enjeu”  ; quelque chose de matériel mais qui engage aussi le sentiment personnel, une notion investie d’une force magique appartenant à tout homme et qu’on place en un être supérieur. Il n’y a pas d’espoir de mieux définir ce terme mais nous pouvons au moins restituer le contexte où est née cette relation qui s'établit d’abord entre les hommes et les dieux, pour se réaliser ensuite entre les hommes » (1969 a, p. 179). Même tension donc entre logique marchande et ce qui lui échappe ou la transcende.

La référence à une instance supérieure au titre de garant (des serments, promesses, obligations, engagements... entre pairs qui s’allient).

Le drame de Caïn ne paraît-il pas causé par l’effet traumatogène que ce garant puisse sembler faire défaut ou être en faute, c’est-à-dire tenir cette fonction tout en n’étant lui-même engagé à rien ni par rien[22] : en restant souverainement et absolument libre de sa décision (comme celle d’un non agrément et d’une non accréditation, dont les raisons restent énigmatiques[23]) liberté nullement engagée par les sacrifices qui lui avaient été offerts. Que la garantie puisse venir à manquer, que le garant semble défaillir à l’assurer, du moins selon les attentes, comment faire son deuil d’une telle faillibilité de ce qui devrait être fiable assurément ; en quoi pourrait bien consister la substitution, la métamorphose de ce qui peut être attendu, seule voie de renoncement selon Freud ? Non pas le « tout est permis » d’Aliocha Karamazov, mais bien « plus rien n’est garanti » ! Qui, dès lors, serait encore digne de foi ? Et la trahison, la non fiabilité seraient soupçonnables chez tous... Non plus « qui “mérite” de compter pour un » mais « sur qui pouvoir encore compter ? ».

 La fonction de la mort et du meurtre.

Non pas la mort par passivation absolue de soi, réduit à l’état de totale impuissance, ainsi que certaines épreuves traumatiques (d’accident ou d’agression) viennent en imposer une expérience certaine. Non pas la néantisation d’une poussée à se mourir pour n’être pas né. Non pas le meurtre par adhésivité, ou abandon aveugle et sourd, à la violence destructrice et mortifère d’un pulsionnel déchaîné, voire à la toute puissance du désir. Pas davantage la nécessaire élimination de tout autre pour que le moi puisse en ressortir confirmé narcissiquement en lui-même, ce en quoi A. Vergote (1994) identifie la dimension paranoïde du complexe de Caïn. Mais bien plutôt la mort dont le sujet administre la preuve qu’il a conquis la capacité soit de l’encourir et de la risquer, soit de l’infliger : mort qui porte alors témoignage et devient un gage de la valeur et de la dignité personnelles d’un tel sujet, dans la mesure où il serait capable de tuer ou de se faire tuer.

De nombreux travaux d’anthropologie seraient à reprendre ici pour éclairer une telle thématique. J’en resterai à l’évocation de deux exemples.

D’un côté, D. Le Breton a étudié ce phénomène qu’il appelle « les passions du risque » telles que s’affronter, de soi-même, à la mort et en réchapper, loin de la culpabilité bien connue d’autres rescapés, engendrent le sentiment que son existence prend de la valeur. Il écrit (1991, p. 11) : « un acteur demande à la mort par l’intermédiaire de la prise de risque si son existence a encore un prix. Survivre a valeur de garantie et suscite une intensité d’être provisoire ou durable ». Ou encore, il déclare (1992, p. 55) : « Il y a, chez de nombreux jeunes, la même nécessité intérieure de tester leur relation à la mort pour savoir si vivre a une signification et une valeur ». Tout se passerait-il donc comme si la mort se retrouvait en lieu et place de cette instance transcendantale à laquelle fait appel le procès de la valorisation de soi, faute que le symbolique paraisse encore fondé à en assumer la fonction ?

D’un autre côté, Chr. Geffray (2001) observe, chez certains peuples, combien se montrer capable de sacrifier tout bien, dont celui suprême de sa propre vie, est censé apporter le témoignage de la fiabilité de sa parole, de cette capacité à tenir ses engagements vu la liberté souveraine conquise sur la pure logique de son propre intérêt.

 

 

 

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[1] Cette formule a également inspiré P. Derleyn dans sa contribution au présent volume sous le titre "Dialectique de l'avant et de l'arrière-plan".

[2] C’est ce qu’indique le titre d’un ouvrage de C. Chabert « La psychopathologie à l’épreuve du Rorschach » que l’on pourrait compléter en renversant la proposition : le Rorschach à l’épreuve de la psychopathologie.

[3] Dans la suite du texte, l’usage du pronom « nous » marquera la référence à des recherches menées en concertation par divers membres de cette école.

[4] Une illustration démonstrative de pareille démarche est fournie par l’exposé de M. Ledoux « Constellations sociales, constellations pulsionnelles » repris dans ce même ouvrage.

[5] Un modèle de recherche rencontrant ce problème est proposé par la magistrale étude de Ph. Lekeuche « Un éclairage szondien de la schizophrénie » faisant partie de la présente publication.

[6] Les travaux de J. Roisin s’en font l’écho – cfr. bibliographie.

[7] Cfr., dans la bibliographie, J. Kinable (1990, 1991, 1993, 1995, 2000).

[8] Cfr., dans la bibliographie, H. Maldiney (1991).

[9] On pourrait consulter, à ce propos, D. Anzieu (1966), C. Chabert (1983) ou R. Mucchielli (1968).

[10] Ces propositions de grille d’analyse rencontrent également les principes de lecture élaborés par S. Tisseron (1993, 1995) dans son étude de diverses oeuvres.

[11] Cfr. D. Anzieu (1985, 1994, 1996).

[12] On pourrait reprendre également ici les considérations que A. et G. Haddad (1995) consacrent à l’ « Homo viator ».

[13] Ceci me paraît évoquer également cette si éclairante proposition de M. Badanaï qu’il y aurait lieu de concevoir chacune des tendances pulsionnelles en tant que ressort et contenus (primaire et secondaire) en rapport à une valeur spécifique. Cfr. son texte dans ce présent volume « Scheler et Szondi : pour une mise en “valeur(s)” du système szondien ».

[14] Cfr. H. Maldiney (1994).

[15] Toutes les études étymologiques et lexicologiques de ce texte sont empruntées aux dictionnaires « Le Robert ».

[16] On peut y reconnaître ce même axe vertical que celui du « se fendre ».

[17] H. Maldiney (1994, 2000) en étudie les manifestations dans diverses oeuvres d’art.

[18] Cfr. P. Legendre (1974).

[19] Cfr. A. Caillé (2000).

[20] D’intéressantes analyses des rivalités fraternelles sont proposées par S. Haxhe (2001).

[21] La sincérité du sujet n’est pas nécessairement en cause. Ainsi qu’en témoigne particulièrement bien la « parole de l’alcoolique », l’énoncé du dessein de « ne plus boire » peut correspondre à la formulation d’un voeu dont l’accomplissement coïncide avec sa profération, sans que n’entre en ligne de compte le « fait » que sa réalisation reste à effectuer pour qu’il en advienne ainsi qu’il est prétendu (« prendre ses désirs pour des réalités »). Ce serait se méprendre d’y entendre quelqu’engagement !

[22] La Genèse n’en est pas encore à l’Alliance qui s’inscrira rituellement par un signe dans la chair : c’est par une autre marque que Dieu protégera Caïn de toute vindicte vengeresse entre humains.

[23] Yahvé n’évoque, après le non agrément, que les dispositions dans lesquelles Caïn se retrouve : nous avons vu que celles-ci peuvent être synonymes d’affectation.

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